Anne Crahay: «J’aime créer des livres qui font du bien.»
Naviguant allègrement d’un style et d’un genre à l’autre, Anne Crahay compte déjà près de trente albums à son actif. Lors du dernier Salon du livre de Genève, Ricochet est allé à la rencontre de la créatrice belge qui, pour l’occasion, avait «accroché son plus beau sourire à ses oreilles».
Naviguant allègrement d’un style et d’un genre à l’autre, Anne Crahay compte déjà près de trente albums à son actif. Lors du dernier Salon du livre de Genève, Ricochet est allé à la rencontre de la créatrice belge qui, pour l’occasion, avait «accroché son plus beau sourire à ses oreilles».
Valérie Meylan: Anne Crahay, pouvez-vous vous présenter?
Anne Crahay: Je m’appelle Anne Crahay, j’ai décidé d’être illustratrice à l’âge de 8 ans. Je trouvais ce métier formidable, car j’avais dans l’idée que l’on pouvait travailler en pyjama, ce qui par la suite s’est avéré exact. J’ai étudié le graphisme à l’Ecole supérieure des arts (ESA) Saint-Luc de Liège (Belgique) où j’enseigne actuellement l’illustration et le dessin. Après mes études, je me sentais trop petite pour travailler, j’ai alors un peu voyagé. Puis, à 28 ans, il m’a semblé qu’il était grand temps d’entrer dans le monde adulte. J’ai fait du cinéma d’animation, puis du graphisme. Mon premier album jeunesse est sorti en 2007.
Dans votre bibliographie, qui compte près de trente titres, on remarque un grand nombre de parutions simultanées au cours des dernières années; comment travaillez-vous?
Il est vrai que depuis quelques années il y a pas mal de parutions simultanées. La raison en est toute simple: je travaille tout le temps [rires]. Je souffre d’une sorte de boulimie de travail, mon rapport au temps est assez douloureux.
Un album c’est comme un jeu. Il y a parfois un thème, parfois un blanco avec des flaps dont il faut s’emparer, et je m’amuse d’une contrainte. Nous sommes alors dans la commande et j’adore cela.
Les mauvaises langues pourraient dire que je m’éparpille avec tous ces albums très différents, que mon travail manque de cohérence. Mais moi, j’envisage ce métier comme une comédienne: les images et les mots au service de la narration. C’est comme une rencontre, je ressens cela très fort. C’est donc l’histoire qui guide mes choix graphiques. Et j’aime tout jouer, les «tout carton» qui font rire les bébés et les albums plus philosophiques comme Le sourire de Suzie.
C’est exactement ce qui m’a frappé dans votre travail: la multitude de styles différents que vous mettez en œuvre et je me suis dit que cela fait preuve d’un incroyable manque d’ego…
Ah oui!? Détrompez-vous! [rires]. Je peux être fière comme un pou quand il me semble avoir réussi une image!
Mais ce qui a de la valeur, c’est créer des livres qui font du lien. J’aime ce tout petit moment, si particulier de la journée, ces quelques minutes de l’histoire du soir. J’aime si les mots déposent de petits cailloux sur nos chemins de vie. J’aime s’ils sortent de la page, se transforment en jeux de doigts, en comptine a cappella… et tout à coup, on est présent l’un à l’autre, la force du lien est palpable. J’aime créer des livres qui font du bien.
Quant au style, je déteste ce mot. Je le trouve malhonnête, comme de la poudre aux yeux, quelque chose qui relève d’une banale séduction. J’essaie pour ma part d’installer mon travail là où l’image et les mots se répondent avec justesse.
Pour en revenir à votre travail: pouvez-vous nous dire comment tout a commencé?
En 2007, Michel de Grand Ry, fondateur des éditions Alice jeunesse, nous a donné notre chance avec Dans le bidon de maman dont Florian Rudzinski avait écrit le texte. Ensuite, les propositions se sont enchaînées, des albums, des ouvrages collectifs avec les éditions La maison est en carton.
Vous faites assez souvent des collaborations avec d’autres auteurs…
Effectivement, John PAN! et moi avons développé, à quatre mains, une série de tout carton avec les éditions de L’Elan vert. Ce projet est né d’une collaboration avec l’architecte belge Yves Delincé qui nous avait confié la signalétique d’une crèche. Son bâtiment était sublime, à hauteur d’enfant, nous étions enthousiastes! Une fois le projet terminé, nous l’avons transposé dans des albums pour les tout-petits. Cela a marqué une nouvelle orientation dans mon travail qui est devenu plus graphique.
Ensuite Cécile Alix et la conteuse France Quatromme sont devenues de fidèles compagnes de route. J’aime la musique de leur écriture, la saveur de leurs mots dans la lecture à voix haute.
Aujourd’hui, me voici devenue auteure à mon tour, confiant mes comptines à Amandine Laprun (dont j’adore les images) pour la collection Mes soucis s’en vont en chanson chez Albin Michel Jeunesse. C’est très enrichissant d’observer comment Amandine s’empare de mon récit et le met en scène d’une manière si différente de la mienne. Nous formons, avec notre éditrice Camille Vasseur, un trio qui fonctionne bien. J’apprends beaucoup de notre collaboration.
Il vous arrive aussi d’être seule aux commandes comme pour votre dernier ouvrage Le sourire de Suzie qui est très particulier dans votre œuvre. Il semble qu’il vous ait pris beaucoup de temps: vos images ont été sélectionnées à la Foire de Bologne en 2010 mais le livre vient tout juste de paraître.
Le sourire de Suzie, c’est autre chose. C’est un ovni. Sans doute le projet le plus personnel que j’ai publié.
Lors d’un échange avec Carl Norac – notre poète national belge –, j’ai cru bon de faire un petit trait d’esprit, j’ai terminé par ces mots: «Je me réjouis de te croiser, j’accroche déjà mon plus beau sourire à mes oreilles». Carl m’a répondu: «Mais quelle belle idée pour un album!». C’était comme une main tendue. Alors j’ai regardé ce petit bout de phrase et je l’ai laissé s’installer en moi. Puis sont venues quelques images très libres qui ont été sélectionnées à la Foire de Bologne. Puis quelques puissantes discussions avec Christian Dodémont, psychomotricien relationnel, qui a posé un regard très juste sur le texte. Puis une bourse découverte de la Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique.
Nous étions alors en 2010 et Suzie semblait être née sous une bonne étoile. Mais personne pour la publier… Je l’ai installée dans un tiroir et huit années ont passé.
Par on ne sait quelle magie du web, Odile Flament – des éditions CotCotCot – a croisé la trogne sans bouche de Suzie. Il s’est passé quelque chose entre ces deux-là.
Nous nous sommes mises au travail à la fin de l’été 2018, c’était joyeux. J’avais délaissé les écrans et ma tablette graphique, l’atelier était rempli de petits papiers découpés qui s’assemblaient. On ne pouvait plus ouvrir les fenêtres sous peine de les voir s’envoler partout. Le vent était devenu mon ennemi.
C’est en effet un livre lent et intimiste. Avec une économie de moyens, vous faites passer des messages qui dépassent largement la littérature jeunesse: un livre tout public dans le meilleur sens du terme. Il y a en outre une maîtrise de la langue magnifique.
J’ai travaillé l’écriture en creux. Je souhaitais que l’essentiel s’exprime entre les lignes, au détour d’une simple virgule. Le texte s’adresse aux enfants, mais aussi à l’Enfant qui survit en chaque adulte, au plus près du fragile.
J’aimerais saluer ici le choix courageux de mon éditrice. Le sourire de Suzie est un album attachant (je crois) mais compliqué: les illustrations sont difficiles à reproduire avec les variations de blancs et l’épaisseur du collage; le livre n’a pas de public précis; et vous l’avez dit, le récit est lent et intime. Bref, il fallait l’aimer cette histoire!
Pourrait-on dire que cet album marque le début d’une nouvelle orientation dans votre travail, d’un changement de public?
Il y a un côté grisant dans l’enchaînement des projets, une sorte d’intensité palpitante qui me fait sentir vivante. Mais Le sourire de Suzie a ouvert un nouveau territoire de travail, un espace de recherche plus calme où il n’y a ni thème, ni contrainte de jeu. C’est comme un retour en soi. Ce n’est ni mieux ni moins bien, c’est un équilibre à tenter.
Suivez-vous la courbe de croissance de vos enfants pour aborder les différents thèmes?
Mon travail se nourrit de sensations encore vives liées à mon enfance et de l’observation attendrie de ma fille. Je la trouve merveilleuse et inspirante. Cependant, j’ai toujours deux ans de retard entre ce qui se vit à la maison et la sortie d’un album!
La collection sur la relaxation développée chez Albin Michel Jeunesse en est le parfait exemple. Les quatre ouvrages parus (Bonjour, le calme; Bonjour, sommeil; Bonjour, bonheur; Bonjour colère) sont nés de notre rencontre avec Marianne Saive, thérapeute Brain gym exceptionnelle, qui a accompagné ma fille pendant plusieurs mois. Ce travail sur la confiance, la présence à soi et la bienveillance devait être partagé, c’était pour moi une évidence.
Pouvez-vous encore nous parler de vos projets?
Alors, en vrac et dans un ordre incertain:
Les deux prochains albums de la collection Mes soucis s’en vont en chanson sont en chantier et sortiront à l’automne 2019. Nous y aborderons l’arrivée d’un petit frère et la difficulté de partager. J’y ai mis un zeste d’impertinence, il me semble que le résultat sera assez drôle.
Je prépare actuellement un abécédaire pour les éditions de L’Elan vert et collaborerai très prochainement avec Sylvaine Jaoui. Il s’agira d’un dialogue poétique entre un arbre et un enfant aux éditions Albin Michel Jeunesse. Et puis mille autres petites idées qui sautillent dans mes carnets… Je n’aurai jamais assez d’une vie!