Anne Crahay ou le jeu sérieux
Couleur, papier, ciseaux! Dans l’atelier d’Anne Crahay, il y a de la joie! Elle aime dire qu’elle joue très sérieusement quand elle travaille. Le plaisir des mots est important, comme ils claquent à voix haute, et ce qu’ils racontent dans les creux et les silences. Elle aime les papiers, comme ils accrochent la mine ou diffusent les pigments.
Couleur, papier, ciseaux! Dans l’atelier d’Anne Crahay, il y a de la joie! Elle aime dire qu’elle joue très sérieusement quand elle travaille. Le plaisir des mots est important, comme ils claquent à voix haute, et ce qu’ils racontent dans les creux et les silences. Elle aime les papiers, comme ils accrochent la mine ou diffusent les pigments.
Cette interview a initialement été publiée dans la revue belge Lectures.Cultures (n°34, septembre-octobre 2023). Nous reproduisons ici le texte de l'interview avec l'aimable autorisation de son auteure, Isabelle Decuyper et de Lectures.Cultures. Les images proviennent des maisons d'édition CotCotCot, Didier Jeunesse, et Albin Michel Jeunesse.
Petite bio
En 1980, j’ai 7 ans, la région de Spa-Verviers est un vivier d’auteurs-illustrateurs: le merveilleux Raymond Macherot, Didier Comès, René Hausman, Marie-José Sacré, Guy Counhaye, le peintre Willy Antoine, les sculpteurs Jacques Dubois, André Wilkin... et Jean Lequeu qui deviendra par la suite un ami très cher. Enfant, je traîne dans les vernissages avec ma mère, dans les ateliers. J’écoute parler couleur, j’apprends à regarder un tableau dans le reflet d’un miroir pour juger de sa composition et je découvre qu’il existe des adultes qui rient, se déguisent, dessinent, peignent et jouent très sérieusement. En 1980, j’ai 7 ans et je veux grandir comme eux.
Cheminement
J’étudie la communication visuelle et graphique à l’ESA Saint-Luc Liège, une formation que je qualifierais de «couteau suisse». Le graphiste n’est ni photographe ni dessinateur ou typographe, c’est une sorte d’imposteur, un bandit qui bidouille, pie, découpe, colle, expérimente. Je suis heureuse d’avoir choisi cette voie, elle m’a donné une attention particulière à la typographie, un goût pour les beaux objets d’édition et la peur de pas grand-chose.
À l’issue de mes études, je fais un service civil qui s’est quelque peu éternisé: trois années entre l’Italie, la France et le Mexique. L’occasion sans doute de ne pas grandir trop vite. J’avais l’intuition qu’il me fallait vivre des choses pour avoir des histoires à raconter. Je travaillais mes narrations en autodidacte et c’était assez médiocre !
De retour en Belgique, j’ai travaillé dans l’atelier de production Camera-etc. Une structure où j’ai beaucoup appris, il s’agissait de réaliser des films d’animation avec des enfants.
Aujourd’hui, je donne un cours d’atelier illustration et un cours de dessin aux futurs illustrateurs de l’ESA Saint-Luc Liège.
Le métier d'illustratrice
Il me semble que c’est l’histoire qui guide mes choix graphiques. J’essaie d’ouvrir ma palette de jeux, je cherche la fragilité d’un trait, je développe un jeu de formes ou de teintes comme un comédien se met au service des mots. Et j’aime tout jouer: les narrations épurées pour les bébés, les contes à revisiter ou les projets plus personnels comme Le sourire de Suzie (CotCotCot éditions).
La collaboration avec Odile Flament et la maison d’édition CotCotCot m’a ouvert un nouveau territoire de travail, plus intime. Un espace de recherches plus calme où il n’y a ni thème ni contrainte de jeu. Cela me permet de travailler des narrations et des images plus libres, plus personnelles. C’est comme un petit bout de jardin sauvage dans lequel j’observe pousser des histoires et des images. Tout cela m’échappe un peu, c’est assez mystérieux, j’adore !
Les derniers albums parus
Je citerais Mes p’tits doigts chez CotCotCot éditions, L’ours et le pinson et Pourquoi tu pleux?, parus chez Didier Jeunesse. Ces trois ouvrages ont bénéficié d’une bourse de la Fédération Wallonie-Bruxelles. J’ajouterais aussi Je suis un arbre chez Albin Michel, avec la regrettée Sylvaine Jaoui qui vient de nous quitter.
Mes p’tits doigts
Suite à la création de l’identité visuelle du Babibar à Liège, j’ai eu l’opportunité d’assister à une formation du réseau Bébé Signe Belgique. Moments suspendus... la danse des petits doigts, la complicité, l’intensité des regards, la joie immense d’être compris, alors que les mots ne sont pas encore là. Une expérience très émouvante et l’envie de m’associer à ce moment précieux en proposant une narration tout en jeux de doigts.
J’ai donc imaginé une main, comme le gant noir que l’on retrouve dans le théâtre d’objet. Une main, des petits doigts et une chenille pour raconter les premiers mots. Une comptine qui explore la langue des signes avec des gestes adaptés à la motricité des tout-petits.
Des illustrations tout en collages qui ont été photographiées afin de rendre le plus fidèlement possible la sensation relief des originaux.
C’est un projet qui semble très simple, mais il a été longuement testé et éprouvé ! Je remercie les enfants, enseignants maternels, lecteurs bénévoles et bibliothécaires qui se sont prêtés au jeu au détour d’un atelier pour tester mes images et vérifier la bonne compréhension du signe.
L’ours et le pinson
J’ai découvert Les trois tamis de Socrate, un texte au propos universel, trouvant un écho à toutes les époques, tous les milieux et toutes les générations. Pour porter cette histoire, j’ai imaginé un duo que tout oppose, dans la tradition du clown: un petit oiseau bavard s’agite autour d’un ours immense, calme et bienveillant. Le premier a une grande nouvelle, une rumeur soufflée à la cime des arbres. Avant de l’écouter, Ours aimerait savoir si cette incroyable nouvelle traversera la passoire à thé. L’histoire de Petit Pinson est-elle aussi vraie que l’eau est brûlante, aussi douce que le miel qui adoucit l’amertume du pissenlit, aussi utile que cette tasse, dans laquelle Ours boit la tisane jaune d’or?
Une histoire pour aborder le thème de la rumeur, apprivoiser le silence et la parole juste. Nous sommes tous «pinson» à nos heures et c’est beau d’en discuter avec les enfants. Pour ce projet, j’ai voulu un univers rassurant, une tanière où se blottir, un ours ancré comme rocher sur lequel on peut se reposer. Il y a de mon papa dans cet ours. Les illustrations sont réalisées en papiers découpés, certains éléments, comme l’ours, sont peints à l’acrylique sur rhodoïds. Ce support m’a permis de donner de la profondeur au pelage et de la transparence à certains éléments de décors.
Je suis un arbre
Je suis un arbre, c’est un dialogue tout simple entre un enfant à naître et une graine. Une histoire comme un miroir, qui nous relie au vivant. Sylvaine Jaoui m’a fait un cadeau magnifique en me confiant ses mots. Les illustrations sont travaillées à la peinture à l’œuf parce que j’aime mettre du sens dans mes choix graphiques. Dans le cadre de son édition espagnole, cet album a été sélectionné dans la liste des meilleurs albums 2023 par la Banco del Libro (Venezuela).
Comment travaillez-vous?
Comme tout le monde, j’ai des petits carnets dans lesquels je note des choses. Je les perds, je les retrouve, parfois une idée s’accroche, insiste. Alors, je la garde dans un coin de ma tête et, quand je prends le train, je la mets en chantier. Les longs trajets en Thalys sont propices à l’écriture. Si je pouvais voyager en première classe avec un wagon pour moi toute seule, je ferais peut-être des romans.
Les images quant à elles nécessitent d’être à l’atelier, pour chaque nouveau livre, un grand rangement, cela clarifie mes idées et prend en général deux ou trois jours. Moi, j’aime écouter des histoires quand je dessine, jamais de musique ! Mais des narrations, cela peut être Le grand atelier ou Affaires sensibles (France Inter), des podcasts en tous genres, mais mon plaisir coupable, ce sont les séries ultraviolentes d’espionnage au Moyen Orient ! J’ai été accro à Fauda et Téhéran. Le contraste entre l’univers des images d’un album destiné aux tout petits lecteurs et la bande-son de l’atelier est parfois saisissant.
Des projets à venir?
En octobre paraîtra chez Didier Jeunesse Dans mon igloo. À la plume et à la voix (car ce texte est une chanson) ma complice Natalie Tual, autrice et comédienne. Mon premier grand imagier est prévu pour septembre 2024 aux éditions Albin Michel. Et Dans le jardin sauvage de CotCotCot, comme une envie d’enchevêtrer les mots de Caroline Lamarche à mes images. Cela parlera d’eau, de rives et de vivre sur le bord. Tout cela est en friche… qui sait où nous mènera le courant.
Informations: [email protected]
*Attachée principale, Service Littérature de jeunesse, Service général des Lettres et du Livre
