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BD et romans graphiques: la création suisse à l’honneur

Ces dernières années ont vu la parution d’un nombre croissant de bandes dessinées et romans graphiques de créateurs et créatrices suisses. Petit tour d’horizon d’une sélection de coups de cœur des chroniqueurs de Ricochet.

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Ricochet
12 octobre 2022

1. Jean-Blaise: le chat qui se prenait pour un oiseau, d’Emilie Boré et Vincent (Di Silvestro), La Joie de Lire, 2022
Dès 5 ans

En apparence, Jean-Blaise a tout d’un chat: de grands yeux verts, un petit nez rose, de longues moustaches, une barbichette noire et des chaussettes blanches. Mais au fond de lui, il se sent plutôt comme un oiseau. Il secoue ses pattes à la manière des canards, grimpe en haut des arbres, se prend pour un pinson chanteur, s’élance même, convaincu de pouvoir voler… avant de s’écraser lamentablement dans un massif de tulipes perroquet. Alors, Jean-Blaise, désespérant de voir aboutir un jour ses rêves, s’en va piteusement errer à travers les rues, lui autrefois adulé et désormais vilipendé, rejeté de tous comme un vulgaire «sac à puces». Il ne devra son salut qu’à la main tendue d’un psy au grand cœur du pays de Comonveut qui finit par l’adopter.

La question de l’identité est abordée ici sur le mode de l’humour et de la fantaisie. Alors que Jean-Blaise devrait comme n’importe quel chat faire peur aux oiseaux, il ne se sent bien précisément qu’au milieu des volatiles, singeant tous leurs faits et gestes, mais sans succès à l’évidence. Pour Jean-Blaise, la seule façon de s’en sortir sera donc d’apprendre à s’accepter soi-même – mi-chat mi-oiseau – en s’affranchissant des injonctions sociales et avec l’aide du bon docteur.

Les dessins explosifs et jubilatoires de Vincent – de son vrai nom Vincent Di Silvestro, dessinateur de presse et auteur de bandes dessinées – rythment efficacement cet album BD, avec un chat aux postures et mimiques hilarantes. Émilie Boré (Contes saugrenus pour endormir les parents, éditions Stentor, 2014 et Serge le loup blanc, éditions Clochette, 2015) apporte quant à elle sa plume alerte dans des textes courts, drôles et percutants. Ce chat pas comme les autres, au destin contrarié, parle nécessairement à tous les lecteurs qui ont eu un jour à assumer leurs différences. Et les enfants y trouveront à coup sûr matière à réflexion au moment où se construit leur personnalité. (AD)

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Couverture et images intérieures de «Jean-Blaise: le chat qui se prenait pour un oiseau» (©La Joie de Lire)

2. Bonjour / Bonsoir, de Vamille, La Joie de Lire, 2019
Dès 7 ans

De quoi est faite la vie quotidienne d’un citadin solitaire? Un café, un journal, un travail, des pas, beaucoup, beaucoup de pas, quelques mots échangés avec quelques passants rencontrés. On peut ainsi résumer le propos de cet album Bonjour / Bonsoir qui se compose de deux histoires tête-bêche, juxtaposées. Deux histoires, deux héros? Pas vraiment, ils ressemblent à tout le monde ces messieurs. On suit le personnage de Bonjour de son lever à son trajet en ville. Il aime les gâteaux, les fruits et le cinéma. Au jardin botanique, assis près d’une dame, il échange sans doute quelques mots mais on les ignorera. Un instant, on pense (on espère?) qu’il adressera la parole à la jeune femme qui regarde la circulation mais non, il s’éloigne et lorsqu’il s’installe au cinéma bien loin d’un autre spectateur, on comprend qu’il est seul, jusqu’à demain pour une journée identique, seule variation permise en croisant une voisine qui sort son chien.

Dans Bonsoir, nous accompagnons le personnage de son bureau à son domicile. A cette heure tardive, dans la ville désertée, il s’installe dans un restaurant où même les autres clients ne le sortent pas de son mutisme. «Bonjour», disait le premier, «Bonsoir», dit le second. Abrité sous un auvent pendant l’averse, la présence d’une jeune femme ne le rend pas plus loquace; ni cette seconde, assise dans l’escalier et dont on se demande ce qu’elle attend…

Le point commun entre ces deux personnages énigmatiques? La page centrale: leurs cheminements s’impriment sur le plan de la ville qu’on découvrait par fragments au fil des pages. Qui les a ainsi suivis? En rouge, point de départ et point d’arrivée, la maison de M. Bonjour et son itinéraire, le jardin, la boulangerie, le cinéma. En bleu celui de M. Bonsoir, de son lieu de travail à la maison. On remarque qu’ils auraient pu se croiser autour de la boulangerie mais leurs horaires ne coïncident pas!

Le fin trait gris des personnages et le paysage architectural austère expriment un sentiment d’étrangeté que ne démentent pas les lieux familiers et sympathiques, boulangerie, restaurant, cinéma, contrebalancés par le cimetière que traverse M. Bonsoir. L’économie des moyens, la simplicité extrême impressionnent et sans aller jusqu’au malaise kafkaïen, la solitude pèse en dépit (ou à cause) des salutations échangées. Un album rigoureux et stimulant pour les lecteurs intéressés par les écritures graphiques. (DB)

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«Bonjour / Bonsoir» (©La Joie de Lire)

3. Notre frère, de Marion Canevascini, Antipodes, 2020
Dès 9 ans

Un grand frère se met à dire des choses étranges, à voir des gens effrayants qui lui donnent des ordres, chuchotant des mots qu’il est seul à entendre. Les sœurs tentent de donner un sens à ce chamboulement profond qu’est l’atteinte psychique, d’autant plus difficile à appréhender qu’il n’y a pas de blessure visible. Bousculées par les inquiétudes et les espoirs, elles tentent de trouver leur place d’enfant dans une existence souvent accaparée par la souffrance de leur frère, mais dans laquelle le rêve et la joie parviennent heureusement encore à s’immiscer. 

En choisissant de décrire le point de vue des enfants épargnés par la maladie mais touchés au cœur par le vécu de leur frère, l’artiste Marion Canevascini livre un récit ancré dans le quotidien de la fratrie où l’arrivée de poules côtoie le départ pour l’hôpital. Le bouleversement de la famille se décrit comme la fatigue lue dans les yeux de la mère: à demi-mots, davantage ressenti qu’analysé. Au travers d’esquisses au trait hachuré, l’auteure-illustratrice capture des instants de vie à la manière de photographies noir-blanc: les sœurs qui s’apprêtent à aller à l’école, un jeu de marelle, un vol d’abeilles, un vieux nounours. Confrontant le banal au douloureux, le tableau est poignant. 

Sensible, Notre frère s’avère un point de départ aisément abordable pour partager autour des émotions dissonantes que traverse la fratrie d’un enfant malade: l’incompréhension envers la maladie elle-même, la peur quant à l’issue de cette dernière et l’angoisse de la mort, le vécu de l’absence (non seulement de l’enfant hospitalisé mais aussi des parents accaparés par la situation), tout comme l’amour fraternel et l’empathie, mais également ce qui est plus difficilement exprimé, comme le soulagement ainsi que le goût de la liberté teintés de culpabilité lors de moments loin de la maladie. 

Une émouvante réussite. (NT)

4. Elise, de Fabian Menor, La Joie de Lire, 2020
Dès 11 ans

L’aînée d’une fratrie de trois enfants, Élise, s’approche de l’école, tenant son cartable dans une main et tirant sa petite sœur de l’autre. La cloche sonne; les élèves se mettent rapidement en rang afin de montrer la propreté de leurs mains à l’institutrice avant d’entrer dans le bâtiment. La leçon commence, tous les enfants du village se retrouvent ensemble dans une classe unique. Alors que les élèves s’appliquent à reproduire un bouquet de fleurs, Élise s’aperçoit qu’elle n’a pas de crayon vert et demande à son voisin de lui prêter le sien. Ces paroles prononcées dans une classe autrement silencieuse seront de trop: la fillette doit se tenir à genoux dans un coin et porter deux encyclopédies au-dessus de sa tête en signe de punition. Un besoin urgent d’aller aux toilettes se fait sentir, qu’Élise demande à pouvoir soulager; autoritaire et convaincue de son bon droit d’enseignante, l’institutrice refuse. L’humiliation n’en deviendra que plus vive lorsqu’Élise ne parviendra plus à se retenir et se souillera devant toute la classe.

Auteur-illustrateur suisse, Fabian Menor présente dans cette sublime bande-dessinée un aperçu bouleversant de l’enfance de sa grand-mère, qui a grandi dans un petit village français dans les années 1950. La vie scolaire exigeait alors une obéissance exemplaire, faute de quoi les punitions corporelles et les humiliations se distribuaient avec une facilité troublante. Élise fera douloureusement les frais de la maltraitance tyrannique de son enseignante, Mme Jousseau. Consciente de l’injustice de la situation, elle osera en parler à son père alors qu’elle revient de l’école avec une blessure au front, le résultat d’une gifle. Le père viendra confronter cette dernière, mais elle niera farouchement, prenant à témoin les autres enfants qui demeureront silencieux par peur des représailles.

À une époque où la parole de l’enfant pèse si peu face à celle de l’adulte, Élise ne sera pas entendue. Des coups pleuvront encore jusqu’à ce que l’inspecteur académique, de passage dans la classe, remarque la balafre d’Élise, qui témoignera une nouvelle fois de la cruauté de Mme Jousseau. Sous l’impulsion du frère d’Élise, d’autres camarades de classe se lèveront pour soutenir la jeune fille et faire enfin éclater la vérité.

Avec un sujet aussi tragique, on pourrait aisément s’attendre à une œuvre pesante, mais il n’en est rien. Évitant une vision trop manichéenne du bien contre le mal, Fabian Menor manie les contrastes afin d’offrir à ses personnages une complexité nuancée, le choix du noir-blanc se limitant donc à l’illustration de l’album, par ailleurs magnifiquement réussie. Proche des animaux, généreuse envers les enfants plus fragiles mais résistante face à la hargne de son enseignante, Élise, mélange de douceur et de courage, illumine les pages sombres du récit. Une contradiction que l’on retrouve plus subtilement dans le portrait de Mme Jousseau qui, malgré un sadisme apparent, fera preuve d’un soin patient envers son potager florissant et relèvera les compétences scolaires d’Élise, au grand étonnement de celle-ci. L’humain s’avère toujours plus complexe qu’il n’y paraît.

Mise en lumière de la résilience et du courage de l’enfance, émouvant hommage envers la force de caractère d’une jeune fille, quel coup de cœur pour cette bande dessinée au grand talent. (NT)

5. Réfugiés: trois histoires de réfugiés, de Melisa Ozkul, Jonas De Clerck, Robin Phildius et Joe Sacco, La Joie de Lire, 2022
Dès 12 ans

Les réfugiés, qui sont-ils? Chacun a son histoire, son passé et sa lutte présente. Grâce à ce recueil de trois récits, le réfugié devient unique: il est un individu avec sa propre histoire. D'abord, Melisa Ozkul fait découvrir l'histoire de Lela qui doit quitter son pays pour aider son mari. Les règles administratives lui font obstacle et son quotidien est difficile. Ensuite, Robin Phildius narre le récit difficile de Sri qui se retrouve coincé dans des situations périlleuses et inquiétantes. Enfin, Jonas de Clerck présente l'histoire d'Ali, pleine de hasards complexes qui aboutissent à un présent encore incertain.

Chaque récit est si spécifique que l'ensemble montre parfaitement bien comment il n'est pas possible de parler «des» réfugiés sans envisager la pluralité des situations. Les choix graphiques – toutes les histoires sont en noir et blanc mais avec des styles différents – montrent à chaque fois la rudesse des situations tout en laissant passer les émotions. Voilà une lecture bien nécessaire pour faire découvrir à tous ce qui se cache derrière les qualitatifs trop souvent généraux et flous de «réfugiés» ou de «migrants» qui désignent, avant tout, des vies humaines. (DM)

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«Notre frère» (©Antipodes), «Elise» (©La Joie de Lire), «Réfugiés: trois histoires de réfugiés» (©La Joie de Lire)

6. Le siècle d'Emma: une famille suisse dans les turbulences du XXe siècle, d’Éric Burnand et Fanny Vaucher, Antipodes, 2019
Dès 12 ans

Saga familiale et historique, plongée dans le XXe siècle, Le siècle d’Emma nous propose de suivre l’héroïne Emma ainsi que sa famille au cœur de l’histoire helvétique. En 1918, alors que la Suisse se voit touchée par la grippe espagnole (qui fera 25 000 morts dans le pays), au sein de la Confédération, la colère gronde. Employés et syndicats s’unissent dans un mouvement de grève afin d’obtenir davantage de droits et de sécurité. A Granges, la grève fera malheureusement trois victimes lorsque les soldats vaudois, appelés pour maintenir l’ordre, tirent sur la foule des grévistes et spectateurs. Parmi les morts se trouve le fiancé d’Emma: une perte qui éveillera la conscience socialiste de la protagoniste, qui militera notamment pour le droit de vote des femmes. Retraçant les événements majeurs à travers les générations jusqu’à la votation pour une Suisse sans armée en 1989, Eric Burnand y apporte aussi un éclairage humain et familial.

Mêlant personnages fictifs et réels, comme le général Guisan et Jacqueline Wavre, l’auteur traite de la Deuxième Guerre mondiale, l’immigration italienne des années 50 au sein d’une Suisse moraliste, l’évolution du mouvement féministe qui mènera au droit de vote des femmes au niveau fédéral en 1971, le mouvement anti-nucléaire ainsi que le scandale des fiches: un aperçu socio-historique résumé qui permet d’appréhender des moments-clés qui ont secoué le XXe siècle helvétique.

Passionnant, doté de personnages auxquels on se lie d’emblée, le contenu du Siècle d’Emma est riche et bien pensé. Les illustrations réalisées à l’aquarelle par Fanny Vaucher donnent vie aux événements décrits, justifiant le choix réellement heureux de la bande dessinée, qui a le mérite de rendre l’ouvrage accessible aux lecteurs plus jeunes. Par sa valeur pédagogique, il mérite une belle place au sein des bibliothèques scolaires… mais également chez vous. Un grand coup de cœur! (NT)

7. Polly, de Fabrice Melquiot et Isabelle Pralong, La Joie de Lire, 2021
Dès 13 ans

Polly est «entre chien et loup», il-elle est «guille et farçon», «sans identité fixe». Polly est né·e intersexe.

Cette bande dessinée nous présente le portrait de cet être humain, né dans la zone de flou entre «les deux» genres conventionnels, et son expérience si particulière de la vie. Le ton y est presque factuel, nous montrant la confusion des sages-femmes et des parents à la naissance de l’enfant, et les expériences de Polly lorsqu’il-elle grandit. La figure du médecin est particulièrement frappante, bien que (malheureusement) classique dans ses propos et actions. Immédiatement, les parents de Polly font face à la rhétorique de l’enfant incomplet, raté, et qu’il faut réparer. C’est impensable d’exister dans un entre-deux, Polly sera donc un garçon, explique le docteur. Ainsi, après de nombreuses opérations, Polly est un garçon, c’est ce qu’on lui dit, c’est ce qu’il accepte… jusqu’au jour où il-elle ne l’accepte plus.

Polly est intersexe. Il-elle est «entre chien et loup», «guille et farçon», «sans identité fixe». C’est là le récit d’un enfermement et d’une – d’un début de – libération, libération qui ne peut exister que parce que l’on se rend compte qu’on a été enfermé. Cependant, malgré la libération personnelle, l’acceptation de cette identité plurielle par les autres n’est pas facile dans notre société faite de petites cases, où chaque chose a sa place et où chacun doit être soit l’un, soit l’autre.

Les illustrations sont réalisées à l’encre dans des tons bleu-vert, avec quelques éclats de jaune et de rouge, et représentent bien la fluidité propre au sujet. L’histoire est très touchante, et des jeux sur la langue apportent un intérêt littéraire supplémentaire à cette BD déjà très riche de par son thème.

Il s’agit là d’un ouvrage important, qui donne la parole à une catégorie de personnes qu’on entend encore peu souvent. Pourtant, les personnes intersexes représentent 1,7% de la population mondiale (soit autant que les personnes rousses) d’après Amnesty International. La BD nous expose un point de vue, une expérience qui est bien différente de la nôtre – ou pas! – et nous permet de questionner la binarité des genres et les autres petites cases qui régissent encore notre monde. À méditer. (AZ)

8. Tu ne finiras jamais dans une assiette, ma chère, de Meryl Schmalz, La Joie de Lire, 2022
Dès 13 ans

La fête de l’été déploie ses stands dans la rue principale. Une voix dans le microphone annonce la tombola: le grand prix sera un cochon. La jeune Meryl en sera l’heureuse gagnante. L’arrivée de la truie, baptisée Nourrin, et la place que celle-ci prendra dans le cœur de Meryl, bouleversera la vie de la fillette, qui ne verra plus le monde de la même façon.

Dans son récit autobiographique, l’autrice-illustratrice nous livre les souvenirs de cette amitié insolite, le respect que Meryl développe à l’égard de Nourrin ainsi que les questionnements que leur lien soulève, notamment sur son rapport aux animaux et son éducation au sein d’une ferme dans laquelle les bêtes sont présentes avant tout pour être consommées.

Page après page, l’autrice-illustratrice illustre le livre au gré de moments pris sur le vif à la manière d’un album photo: une chambre, une ruelle, un paysage champêtre, Meryl assise aux côtés de Nourrin. D’une belle simplicité, l’histoire évoque quelque peu le classique Le petit monde de Charlotte d’E. B. White, mais Meryl Schmalz a su y instaurer une brièveté qui amène le lecteur directement au cœur de la relation à l’animal. L’autrice n’avance aucune piste concrète, mais en racontant son expérience, elle offre la possibilité d’entamer la réflexion pour soi-même: une lecture fort intéressante. (NT)

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«Le siècle d'Emma: une famille suisse dans les turbulences du XXe siècle» (©Antipodes), «Polly» (©La Joie de Lire), «Tu ne finiras jamais dans une assiette, ma chère» (©La Joie de Lire)

9. Celeste: l'enfant du placard, de Pierdomenico Bortune et Cecilia Bozzoli, Antipodes, 2022
Dès 13 ans

Celeste habite dans la ville de Neuchâtel. Mais la vieille dame n’a pas toujours vécu en Suisse. Alors que sa jeune voisine Léane doit réaliser une interview pour ses études, Celeste accepte de lui parler des circonstances très particulières de son arrivée dans le pays, cachée aux yeux de tous. Il faut savoir que dans les années 1960-70, en Suisse, le regroupement familial était interdit aux saisonniers. Chaque année, le papa de Celeste, immigré italien travaillant sur les chantiers, revenait donc pour trois mois auprès de sa femme et de sa fille dans les Pouilles. Le jour où la maman décède se pose alors la question de ce que va devenir la petite Celeste…

Cette bande dessinée est à la fois touchante et instructive, sans avoir la lourdeur de propos trop didactiques. Elle nous permet de découvrir les difficultés liées à la séparation contrainte des familles immigrées. À cette période, la Suisse voulait bien de la main d’œuvre étrangère mais ne souhaitait surtout pas assumer le coût social de l’intégration et prendre le risque de «perdre» l’identité et la culture suisses au contact des étrangers.

L’histoire mêle intelligemment deux temps de narration, celui de la rencontre entre Celeste et Léane et de leurs entretiens et celui de l’enfance de Celeste. Son récit est touchant car la femme âgée qu’elle est devenue parle encore des émotions ressenties dans sa vie, que ce soit lors de son enfermement (Celeste devait se faire la plus discrète possible afin que les autorités ne remarquent pas sa présence), de son entrée à l’école ou de la rencontre avec celui qui deviendra son mari

À première vue, les dessins de Cecilia Bozzoli pourraient sembler monochromes. Mais, en y regardant de plus près, on distingue deux nuances: le noir et blanc ancre le récit en décembre 2020 et le sépia nous plonge dans le passé de Celeste. Ce va-et-vient se fait naturellement et rend la lecture plaisante.

Une belle découverte! (VL)

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Couverture et image intérieure de «Celeste: l'enfant du placard» (©Antipodes)

10. Je suis grosse, de Marina.K, Antipodes, 2020
Dès 13 ans

Entre les habits toujours trop petits, les régimes sans sucre, les médecins inhumains et la copine qui offre une balance..., la vie de Marina ressemble à un champ de bataille. C'est avec son corps que la jeune femme livre une guerre sans merci pour arriver à un poids autorisé à ses yeux, ou plutôt idéal au regard de notre société normée. L'origine de ses kilos en trop? Haute comme trois pommes, Marina a vu son père mourir d'un cancer. La nourriture devient alors un refuge et un cercle vicieux, dont aujourd'hui encore elle reste prisonnière. Dans ce roman graphique, la jeune auteure use de l'autodérision comme arme pour faire face aux difficultés (moqueries, grossisme, condescendance...) auxquelles se heurtent au quotidien les personnes en surpoids. Marina.K signe ici une première bande dessinée en noir et blanc, au trait volontairement naïf. Une réussite! (EP)

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Couverture et images intérieures de «Je suis grosse» (©Antipodes)

11. Derborence: un roman graphique, de Charles Ferdinand Ramuz et Fabian Ménor, Helvetiq, 2022
Dès 14 ans

Tout jeune auteur, Fabian Menor affirme dans cette nouvelle œuvre, Derborence, le style qu’il a développé dans son premier roman graphique remarqué, Élise, l’histoire d’une enfant qui se rebelle contre les mauvais traitements qu’elle subit de la part d’une institutrice abusive. L’artiste explore l’expressionnisme avec un trait noir et dense qui restitue la dureté d’une époque et d’un milieu naturel rude, où l’enfance connaît des petits bonheurs, se réchauffant le cœur en caressant éperdument un chien affectueux.

Dans cette adaptation brillante du roman éponyme de Charles Ferdinand Ramuz, Fabian Menor rassemble l’essentiel du récit et le recompose autour du couple d’Antoine et Thérèse, jeunes mariés très épris que l’obligation saisonnière de mener les bêtes à l’alpage va séparer. Quelques vignettes sur leurs premières journées d’amour, dans des tons verts et crémeux, viennent éclairer la palette encore sombre de Fabian Menor. Mais l’auteur fait très rapidement résonner entre elles les couleurs du drame, d’un brun rougeâtre à un noir fumé, pour évoquer ces villages de montagne où les hommes, silhouettes anguleuses façonnées par l’âpreté quotidienne, vivent en petites communautés avec leurs bêtes, dans la proximité d’une immensité splendide et inquiétante. Soudés par la rigueur, hantés par l’incompréhension de phénomènes naturels qui les dépassent, ils vont vivre, en une nuit mystérieuse et tragique, l’effondrement du glacier qui les domine, comme si les diables des montagnes se déchaînaient tout à coup contre la vie, contre l’amour.

Thérèse vient de comprendre qu’elle est enceinte lorsqu’elle apprend qu’Antoine a disparu. Lorsqu’après des semaines il finit par revenir, hagard, la jeune femme est désemparée et ne trouve pas l’occasion de lui annoncer la bonne nouvelle. Las, il repart avant le jour pour aller chercher son vieux compagnon Séraphin, disparu lui aussi lors de cette terrible nuit. Thérèse s’élance à sa suite, faisant fi des mises en garde.

Fabian Menor signe là une interprétation du drame très intense avec son trait vigoureux, sans concession, certainement réaliste, d’où il émane une grande pureté de cœur, et beaucoup de sensibilité. (VC)

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Couverture et images intérieures de «Derborence: un roman graphique» (©Helvetiq)

12. Ce que nous sommes, de Zep, Rue de Sèvres, 2022
Dès 14 ans

C’est la troisième fois que Zep apporte son talent au domaine criant d’urgence de l’écologie. Après The end (2018) sur l’intelligence des arbres et Paris 2119 (2019) qui voyait l’envahissement technologique de la capitale, Ce que nous sommes va beaucoup plus loin dans l’univers virtuel. Suffisamment riche, l’homme augmenté dispose d’un second cerveau numérique, stocké dans un «data brain center».

Mais les bugs et les piratages existent, et Constant, trente ans, en est victime. Il perd la mémoire et se retrouve hors de son enclave protégée, dans une nature hostile où la misère criante n’exclut pas la solidarité. La solide Hazel va le rebaptiser Melville et l’aider à reprendre pied. Grâce à elle, il va se poser les bonnes questions, qui ne sont même plus du domaine de la connaissance mais de la simple place de l’homme dans la nature.

Avec un dessin réaliste et des couleurs tranchées – bleu dans l’univers virtuel, rouge dans celui de la réalité –, Zep offre une intrigue très aboutie qui résume nos dérives et nos interrogations. L’homme a complètement quitté la nature, et n’a plus d’autre solution que d’essayer d’y retrouver une place… à la façon des survivalistes pour commencer.

Le plus marquant est sans doute que l’essai de création d’un cerveau synthétique existe vraiment: il s’agit du projet Blue Brain à propos duquel Zep s’est documenté avant de se lancer dans cette bande dessinée. Une fiction profonde, superbe, qui brasse nombre de nos maux de société déjà actuels et à venir tout en gardant l'espoir dans l'amour.

«L’évolution de l’homme s’est arrêtée il y a 5000 ans. A partir de là, nous avons cessé de nous adapter. Nous avons bâti notre propre écosystème. Nous vivons plus longtemps. Mais ce n’est pas grâce à l’évolution de l’espèce… c’est uniquement dû à la médecine. Une évolution artificielle.» (p. 83) (SP)

13. Wonderland, de Tom Tirabosco, Atrabile, 2015
Dès 14 ans

Cette BD autobiographique retrace une tranche de vie de Tom Tirabosco, de la rencontre de ses parents à Rome dans les années 1960 à son adolescence. Récit libérateur pour l'auteur, puisqu'il fait une plongée introspective remarquable – fruit d'une longue maturation –, passant en revue les moments-clés de son existence, laquelle se partage entre deux axes principaux: les crises parentales et la relation conflictuelle qu'il entretenait avec Michel, son frère handicapé physique. L'enfant avale des couleuvres, notamment avec son père colérique et soucieux d'éduquer ses fils pour en faire des hommes, pas des «lopettes». Heureusement, sa mère nuancée et aimante limite les dégâts. Pour supporter ses dissensions familiales, Tom s'évade en lisant des ouvrages sur la vie sauvage des animaux (notamment avec les planches de Zdenek Burian), les BD d'Hergé et en regardant des films de Disney. Un récit courageux, sensible et nuancé où les démons servent aussi à la construction. (EP)

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«Ce que nous sommes» (©Rue de Sèvres) et «Wonderland» (©Atrabile)

14. 1979, d’Hélène Becquelin, Antipodes, 2020
Dès 14 ans

1979 débute par la projection du film musical Hair, à laquelle assiste l’adolescente Hélène Becquelin, entourée de ses camarades de classe et de leur professeur. Le film terminé, alors que les élèves ravies entourent l’enseignant avec ferveur, Hélène préfère s’éclipser, frustrée du choix cinématographique et peu désireuse de s’éterniser auprès de personnes avec lesquelles elle se sent en décalage; une dissonance ressentie également auprès de sa famille, qui s’inquiète de la voir s’isoler. La découverte du mouvement punk, notamment du groupe The Clash, se révélera salvatrice pour la future autrice-illustratrice, son sentiment de différence et son esprit contestataire enfin réverbérés dans les riffs de guitare aux accords bruts. Accompagnée de sa conscience, illustrée sous la forme d’une ombre noire, Hélène entame alors sa transformation, délaissant ses pantalons évasés et une coiffure à la Mireille Mathieu pour embrasser l’esthétique punk à la coupe courte et aux pantalons étroits, se démarquant non sans plaisir de ses camarades choquées par son appartenance affichée à un mouvement à la mauvaise réputation.

Lettre d’amour au punk, 1979 témoigne plus largement du pouvoir de connexion de la musique, d’autant plus primordial à l’adolescence, une période marquée par la distanciation familiale et la quête d’une individualité et d’une appartenance propres, en phase avec ses valeurs et ses aspirations profondes. Une période d’affirmation de soi qu’Hélène Becquelin dépeint avec humour grâce au dialogue instauré avec sa conscience. Maitrisant autant le verbe que le trait de crayon, elle livre un album autobiographique aux sonorités féministes et rebelles d’une grande authenticité.

Pour tout lecteur ouvert à une immersion auditive de cette année déterminante, l’autrice-illustratrice propose d’écouter une liste de lecture sur le site dédié à la bande-dessinée. Un bonus qui mérite de s’y attarder si l’on souhaite saisir l’énergie si innovatrice qu’a été le punk sur la scène musicale. (NT)

15. Hedwig ou la pensée-louve: mémoires d'outre-Sarine, de Véronique Emmenegger et Wanda Dufner, Antipodes, 2021
Dès 14 ans

Au décès de son père, Véronique Emmenegger retrouve une alliance et une photo, points de départ d’un retour à son enfance. L’auteure fouille dans sa mémoire pour raconter ses souvenirs de vacances chez sa grand-mère à Lucerne dans les années 1970. Au fil des chapitres, elle réorganise l’architecture de son passé en dévoilant les pièces d’une maison austère et sombre que seul le passage du train à proximité fait vibrer.

La romancière offre un portrait en creux de sa Grossmutti, une vieille dame énigmatique, intrigante et peu expansive, qui ne parle pas sa langue et ne lui adresse jamais la parole. Au mutisme de sa grand-mère, l’auteure apporte des mots. À la froideur de la relation, elle apporte de la couleur. Bravant l’interdit de la machine à coudre dans la salle à manger, elle tente de raccommoder son histoire si particulière avec sa grand-mère. Loin de toute amertume, la petite fille retient des moments solaires comme le rituel des Krimi à la télévision, la manie de la vieille dame pour la confection d’étranges pieuvres psychédéliques en laine ou l’application portée à la préparation des Knöpflis le dimanche. Véronique Emmenegger décrit avec humour et fantaisie les moments de solitude passés chez sa grand-mère, moments propices à l’évasion dans un monde imaginaire drôle et cocasse.

Le livre écrit en trois langues (français, allemand et dialecte lucernois) transpose le lecteur francophone dans l’univers de la petite fille, et le confronte à la barrière de la langue: lui aussi est susceptible de ne comprendre que les quelques mots en allemand éparpillés dans le texte en français.

Le roman est magnifiquement illustré par la dessinatrice Wanda Dufner; ses images chatoyantes et colorées apportent une dimension chromatique à l’univers fantasmagorique de la petite fille.

Le livre permet de s’interroger sur le sens du lien intergénérationnel. Peut-il y avoir transmission sans communication verbale, au-delà des mots? (MNL)

16. Ursa, de Manu Causse et Adrienne Barman, Sarbacane, 2022
Dès 15 ans

L’héroïne n’a connu qu’une vie douloureuse, maltraitée dans son enfance, femme adulte battue. Elle quitte tout jusqu’à une cabane dans la forêt, afin de tenter de se reconstruire. Las, un homme dans un bar la drogue et la viole, elle est enceinte… Tenant d’abord son enfant à naître en horreur, elle finit par l’apprivoiser et attendre son arrivée avec une certaine douceur protectrice. Puis le violeur découvre la grossesse: une nuit d’horreur précipite la jeune femme dans une spirale judiciaire qui la dépasse totalement. Il faudra du temps, beaucoup de temps, avant qu’elle ne revienne à la vie, qu’elle apprenne à aimer sa fille. Mais y a-t-il un apaisement possible pour les âmes tourmentées?

Il y a d’abord la parole, économe pour ne pas dire lapidaire, précise et tranchante, de l’héroïne qui s’adresse directement à son enfant, sa fille qui naîtra au dernier tiers de l’ouvrage. C’est une histoire pudique, qui fait mal, qui touche le cœur autant que les entrailles du lecteur. Mais l’image la transporte encore plus loin, noir et blanc juste entrecoupé de taches de lumière artificielle. C’est elle qui fait le récit et les rebondissements, qui suggère les actions, permettant au texte de se focaliser sur les émotions. Les cadrages parfaits, les va-et-vient finement dosés entre la femme ourse, l’homme loup, tout concourt à un effet maximal sur le lecteur. Une réussite au propos malheureusement tragique. (SP)

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«1979» (©Antipodes), «Hedwig ou la pensée-louve: mémoires d'outre-Sarine» (©Antipodes) et «Ursa» (©Sarbacane)

17. Alicia: prima ballerina assoluta, de Eileen Hofer et Mayalen Goust, Rue de Sèvres, 2021
Dès 16 ans

Trois destins de femmes se croisent entre 1959 et 2011 dans cette magnifique bande dessinée. Alicia, danseuse hors du commun: «Elle s'est préparée à danser Gisèle dans les ténèbres. Et puis elle est progressivement devenue aveugle». Ce qui ne l’a pas empêchée de passer un demi-siècle sur les pointes, de devenir prima ballerina assoluta et de fonder, en 1948, le Ballet national de Cuba. Amanda, sorte de double d'Alicia contemporain, qui caresse le rêve de devenir danseuse étoile. Et enfin Manuela, mère célibataire devenue danseuse de cabaret pour assurer sa survie.

Entre les planches et la politique, Alicia suit le mouvement en choisissant de devenir l’emblème et l’instrument de propagande de la révolution castriste. Dans les rues de la Havane, c’est le règne de la débrouillardise pour tirer son épingle du jeu.

Signée Eileen Hofer (à la plume) et Mayalen Goust (aux pinceaux), cette bande dessinée oscille entre fiction et documentaire. Elle vend du rêve mais aussi une réalité crue, celle des heures de barre, des blessures, des compromis et des désillusions pour arriver sur la plus haute marche du podium, celle de danseuse étoile. (EP)

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Couverture et images intérieures de «Alicia: prima ballerina assoluta» (©Rue de Sèvres)

Deux romans graphiques lauréats du Prix suisse du livre jeunesse 

Lauréat de l'édition 2020: 3 papas, de Nando von Arb, MISMA, 2020 (dès 15 ans)

Le graphiste et illustrateur zurichois Nando von Arb signe avec 3 papas une histoire autobiographique sensible et drôle sur les relations familiales, avec un visuel expressif et percutant.

L'avis du jury: «Nando von Arb a trouvé un langage et une forme uniques. Avec légèreté et plaisir de l’expérimentation, il associe un ton narratif serein à des dialogues directs et crus. Des dessins rudes en noir et blanc alternent de façon ludique avec une variété de couleurs en style pop art. La réflexion sur l’art ne traverse pas seulement la vie du protagoniste, mais se retrouve également dans la matérialité de ce livre-œuvre d’art, somptueusement élaboré».

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Couverture et images intérieures de «3 papas» (©MISMA)

Lauréat de l'édition 2021: La couleur des choses, de Martin Panchaud, Çà et Là, 2022 (dès 14 ans)

Ce roman graphique raconte le drame familial d’un jeune adolescent anglais dans un style graphique innovant: les personnages sont représentés par des cercle de couleur dans une vue plongeante sans perspective et alternent avec des infographies, des panoramas et des extraits de cartes.

L'avis du jury: «Avec La couleur des choses, Martin Panchaud a créé une œuvre d’art complexe et très originale qui bouscule avec insolence et fraîcheur les habitudes de lecture d’images et de textes. Avec ses images enjouées et son rythme narratif typique des nouveaux médias, ce roman graphique peut intéresser en particulier les adolescents».

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Couverture et images intérieures de «La couleur des choses» (©Çà et Là)

Les rédactrices: Danielle Bertrand (DB), Véronique Cavallasca (VC), Ariane Duclert (AD), Marie-Noëlle Letellier (MNL), Valérie Liger (VL), Déborah Mirabel (DM), Emmanuelle Pelot (EP), Sophie Pilaire (SP), Nicole Tharin (NT), Annaëlle Zollinger (AZ)


Image de vignette: Elise (©La Joie de Lire)