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Elena Balzamo

1 janvier 2006

Elena Balzamo, spécialiste des littératures russe et scandinaves, traductrice, essayiste et critique
littéraire, enseigne à l'Ecole pratique des Hautes Etudes à la Sorbonne. Auteur de nombreux
livres sur la Scandinavie et la Russie ( Recueils et anthologies, essais et ouvrages dirigés), Elena
Balzamo est aussi chercheuse dans le domaine du folklore scandinave. Elle a choisi de revenir
sur trois auteurs et oeuvres marquantes de la littérature de jeunesse d'expression suédoise en
Finlande. Découverte ou redécouverte de Topelius, de Tove Jansson et du Kalevala !


Ricochet : Nous connaissons finalement assez peu la littérature de jeunesse finlandaise. Quelle est sa spécificité ?

- Elena Balzamo :
Parler de la spécificité de la littérature de jeunesse en Finlande, c’est d’abord parler
du bilinguisme qui la caractérise et évoquer l’histoire de ce pays. Jusqu’en 1809, la Finlande est une
province suédoise avant de devenir une province russe. Si la grande majorité de la population parlait le
finnois, la langue de l’écrit était le suédois, et jusqu'au 19-ème siècle la littérature en Finlande s’écrivait
en suédois et faisait partie intégrante de la littérature suédoise, c’est-à-dire que c’était le même public,
la même orientation, les mêmes sujets.

Quand la Finlande s’est retrouvée sous la tutelle russe, il a eu un problème au niveau identitaire qu'a
bien résumé un écrivain finlandais par cette formule : "Nous ne pouvons plus être suédois, nous ne
voulons pas être russes, alors soyons finnois". Petit à petit, une littérature en finnois voit le jour. La fin
du 19-ème siècle a été marquée par un tournant important : des oeuvres en finnois se créent, le
suédois commence à reculer. Tout le 20ème siècle va voir se développer la littérature en finnois,
accessible à tout le monde, du fait que la majorité des suédophones était bilingue. Par ailleurs, des
traductions se faisaient dans les deux sens. Il y a donc une sorte d’unité, pas de barrières linguistiques
à l’intérieur du pays. Vu de l’extérieur, la situation est différente : le finnois, qui n’appartient pas au
groupe des langues scandinaves, fait une bande à part dans la communauté nordique. Le suédois, au contraire, est une langue que tout monde comprend sans problème, une sorte de lingua franca.

C’est donc ce mouvement de va-et-vient entre ces deux langues qui caractérise et fait l’ambiguïté de la littérature de jeunesse suédois. On ne s’étonne donc pas que le plus grand écrivain pour enfants au 19 ème siècle soit suédophone.

- Ricochet : Vous voulez parler de Zacharia Topelius, j’imagine… Pourriez-vous nous présenter cet auteur majeur de Finlande qui a vécu de 1818 à 1898 ?

- Elena Balzamo :
Topelius, journaliste, professeur d’histoire à l’université de Helsinki, a été le fondateur de la littérature de jeunesse en Finlande. Il a d’ailleurs marqué des générations de lecteurs et a dominé la littérature de jeunesse jusqu’à Astrid Lindgren, c’est-à-dire jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale. Cet auteur finlandais d’expression suédophone était un contemporain et un émule de Hans Christian Andersen (1805-1875 ) et il a été très influencé par l’oeuvre de l'auteur danois. Au
cours de sa longue carrière, Topelius, a écrit des récits d’aventure, des manuels (il fut un modèle et un maître à penser pour Selma Lagerlöf et son " extraordinaire voyage de Nils Holgerson"), et toutes sortes de contes…

Pendant 30 ans (de 1960 jusqu'à sa mort), Topelius a publié à intervalles réguliers ses " Lectures pour enfants ", mélange de récits, de contes, de poèmes et de pièces de théâtre. Ils sont regroupés en huit volumes que les enfants suédois et finlandais attendaient avec impatience !

- Ricochet : Comment pourrait-on caractériser son oeuvre ? Quelle est sa modernité ?

- Elena Balzamo :
Topelius écrit de la littérature didactique (bien plus qu'Andersen dont l'oeuvre est plus ambiguë : chez lui il y a le plus souvent un double destinataire, l’enfant et l’adulte). Topelius s'intéresse à l'univers de l'enfant et on peut déceler dans son oeuvre une vraie empathie et une pénétration psychologique étonnante. Les enfants apparaissent comme personnages principaux
dans ses histoires, il fait entendre leurs réactions, il décrit par le menu leurs rapports à leurs parents, leur entourage etc…. Bien sûr, ces histoires ne sont pas exemptes d'une petite moralité à la fin, mais cela n’empêchait pas les enfants de s'identifier aux personnages de ses histoires. Autre caractéristique : il ne décrit pas seulement les enfants de la couche aisée de la bourgeoisie, il
élargit sa palette à toutes les couches sociales. C'est un univers très dense et merveilleusement construit. Il a aussi cultivé le genre du conte d'objets animés qui met en scène des personnages tels que des fleurs, des phénomènes naturels, des outils, des jouets, dont un narrateur omniscient raconte l'histoire. Pour ce genre, il s'est inspiré des contes d'Andersen et ses univers teintés de magie
où tout parle et s'anime.

L'oeuvre de Topelius servit de modèle pour la littérature finlandaise jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Lorsque les auteurs comme Tove Jansson (et Astrid Lindgren en Suède) prennent le relais, les écrits de Topelius sont encore lus et appréciés par le public des deux pays.

- Ricochet : De son vivant Topelius a-t-il connu le succès ?

- Elena Balzamo :
Oui, il était très célèbre et même très riche, grâce à la vente de ses livres ! Tout le monde lisait Topelius à l'époque, car les petits lecteurs pouvaient facilement se reconnaître dans ses personnages et dans le milieu qu'il décrivait. Lu et admiré de son vivant, il a continué à être réédité jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Topelius est ce qu’on pourrait appeler le premier auteur scandinave au sens moderne, dans la mesure où il avait un éditeur exclusif, Albert Bonnier, en Suède,
qui publiait tout ce qu’il écrivait. Il a également été vite reconnu à l'étranger. De nombreuses traductions ont été faites à la fin du 19ème siècle, notamment en français. Mais après la seconde guerre mondiale, il est tombé dans l’oubli.

- Ricochet : Venons-en à Tove Jansson et ses Moumines. Cette figure importante de la littérature de jeunesse est elle aussi une auteur finlandaise d'expression suédophone ? Se situe-t-elle dans la continuité de Topelius …

- Elena Balzamo :
Comme je vous l’ai dit, Topelius a servi de modèle pendant près d’un siècle et " le conte à la Topelius" a dominé pendant toute cette période la littérature suédophone. Il y a eu beaucoup d’épigones de Topelius et d’Andersen. Dans les années 20 et 30 du 20e siècle, on peut parler de production quasi-industrielle au point que les gens ont commencé à s’en lasser. Tove
Jansson publie son premier tome de la série, Les petits Trolls et le grand déluge en 1945. Elle semble être aux antipodes de Topelius : tout un siècle les sépare et pourtant…pas tellement. On peut même dire qu’il y a un fil ininterrompu entre ces deux auteurs. Elle apparaît en même temps que le changement de vision de l’enfant et la nouvelle pédagogie venue des États-Unis qui font leur entrée en Suède. Il y a un changement radical de l’idée qu’on se fait de l’enfant considéré désormais comme un être autonome, un individu à part entier, et pas comme un petit adulte en devenir. C’est sur cette conception que se développe l’œuvre de Tove Jansson comme celle d’Astrid Lindgren. Un détail intéressant : Tove Jansson écrit en suédois et pourtant à son époque cela ne se justifie plus, car la littérature en finnois déjà existe depuis longtemps. Son choix s’explique probablement par le fait que
le modèle et la tradition suédois lui paraissaient « plus riches ».

- Ricochet : Quelle est la modernité de cette oeuvre ? Quel souffle nouveau apporte-t-elle à la littérature de jeunesse ?

Elena Balzamo :
On trouve chez elle une synthèse entre le texte et l’image. Ce qui a changé par rapport à ses prédécesseurs, c’est que la langue a moins d’importance, puisque l’image est là. Cela changera d'ailleurs avec les années, et elle reviendra à la prose plus « classique ». Tove Jansson renouvelle donc l'esthétique du livre pour enfants. Elle est peintre de formation, elle provient d’une famille d’artistes: son père est sculpteur. C’est une créatrice d’un monde particulier qui se remarque par sa composante visuelle. Les Moumines est une famille constituée de deux parents et d’un fils unique : le Moumine troll.

Mais on y trouve aussi des voisins, des cousins, des amis et toutes sortes de connaissances. Il n’y a pas à proprement parler de personnages secondaires. Tous sont importants et jouent un rôle. Elle propose toute une palette de types sociaux et humains. On découvre des gens bohèmes, d’autres qui incarnent l’ordre, d’autres très doués d'un point de vue relationnel. Tous les personnages ont une fonction particulière dans le texte et sont reconnaissables visuellement. Tove Jansson a créé un univers parallèle au quotidien des enfants. Elle décrit les conflits, les rapports aux parents, tout en ajoutant à ces traits de la magie qui les rend attirant. Les trolls vivent ce que les enfants de cette époque vivent et ces derniers peuvent s’y identifier. Ils pouvaient ainsi lire un récit sur leur propre vie, mais en plus fascinant, plus fantastique. Et cette très forte identification entre le lecteur et les Moumines est, à mon avis, ce qui a fait son succès non seulement auprès des enfants mais aussi des parents. Elle a réussi à enchanter la vie quotidienne. En outre, son oeuvre survient au lendemain de la guerre à un moment où, après tant d’expériences traumatisantes, les gens cherchaient un certain apaisement.

- Ricochet : D'où s'est inspirée l'auteur pour créer cette attachante famille de trolls ?

- Elena Balzamo :
Le personnage de Moumine troll s'inspire directement de la tradition populaire. Sur l’origine du nom Moumine, les interprétations sont multiples et il existe des avis différents sur la question. Je pense que les noms ont dû apparaître plus ou moins spontanément, et c’est avant tout l’image elle-même qui comptait. Presque tous ces personnages ont des racines folkloriques et peuvent tous être rattachés à l’univers des contes populaires. Il y a toute une harmonique du folklore que l’on peut rattacher au monde enchanté des Moumines, mais qui reste discret. Cet arrière-fond de représentations populaires, qu'elle reprend à son compte, s’avère très présent dans son oeuvre. C’est ce qui fait le charme de ses récits, à la fois imprégnés de cet arrière-fond populaire et très moderne. Les détails quotidiens – la lampe électrique, le dictionnaire, le sac à main de la maman – forment un joli contraste avec l’univers du conte traditionnel. Et les Moumines eux-mêmes sont l’anti-thèse de l’image des trolls du conte populaire.

- Ricochet : Quels sont les attributs et les traits des trolls dans le folklore scandinave ?

- Elena Balzamo :
Les trolls dans la tradition scandinave sont issus des croyances populaires très anciennes et ils ont connu une longue évolution selon le contexte où ils apparaissent. Dans les contes populaires, ce sont des êtres surnaturels, émanation de la nature hostile, personnification des forces menaçantes et de l’irrationalité de cette nature. Dans l’imagerie populaire, les trolls sont des personnages avec une grosse tête, des petits yeux et de très longues mains. Ils sont des êtres maladroits et souvent agressifs.

Tove Jansson a repris chaque trait en le transformant en son contraire. Son troll a un nez sensible et délicat, muni de petits yeux vivants, de mains atrophiées. Il ne se caractérise pas par une force physique, mais par une délicatesse et un certain raffinement. Les Moumines sont donc tout le contraire de ces êtres sauvages !


- Ricochet : Les histoires des Moumines sont aujourd'hui publiées dans une trentaine de langues et dans une quarantaine de pays. Cette oeuvre est adaptée au théâtre, à l'opéra, en film, à la radio et à la télévision. Il existe même une série d'animation sur la TV japonaise et en Finlande un parc Moumines et un musée. On peut dire que sa série a eu du succès. Comment l'a-t-elle vécu ?

Elena Balzamo :
Tove Jansson était et continue à être extrêmement célèbre. La paisible Vallée des Moumines était devenue une sorte de Disneyland. Au départ l’auteur contrôlait sa création, mais petit à petit quand tout cela a pris de l'ampleur -quand on s’est mis à faire des séries télévisées, à vendre des tee-shirts, etc. - elle a lâché prise, elle n'en pouvait plus. Cette commercialisation
excessive l’a peut-être même poussée à arrêter la série.

- Ricochet : La Finlande est un pays marqué par les traditions populaires de l'art de conter les choses. Quels sont les contes fondateurs ou marquant en Finlande ?

Elena Balzamo :
En Finlande, une autre source d’inspiration de la littérature de jeunesse a été le Kalevala, qui en soi n’est pas du tout une oeuvre destinée aux enfants. Il s’agit d'une grande épopée populaire finlandaise, composée de légendes et de mythes populaires, de chansons et de contes. Ici encore c’est un finlandais d’expression suédoise Elias Lönnrot (1802-1884) qui a réalisé ce travail de collecte qui fait partie de la grande entreprise de revalorisation du folklore finnois. Cette oeuvre du 19 ème siècle fut très importante comme source d’inspiration pour ceux qui ont écrit par la suite en finnois. Adaptée dans un second temps pour les enfants, oeuvre elle a connu un grand succès dans les couches où le finnois était la langue maternelle.


- Ricochet : Quelles lectures conseilleriez-vous à quelqu'un de totalement novice ?

Elena Balzamo :
Mes conseils de lecture vont vous paraître d'une grande banalité ! Tout d'abord, je suis pour la résurrection des contes de Topelius qui a injustement été mise de côté, lorsque sont apparus les oeuvres d’Astrid Lindgren et celles de Tove Jansson. On a beaucoup critiqué sa pédagogie dépassée et ses opinions jugées réactionnaires, pourtant son oeuvre a de grandes qualités. Ces contes n’ont rien perdu de leur charme. Il reste à mon sens un auteur à lire et à relire tout autant qu’à traduire et à retraduire.

L’oeuvre de Tove Jansson est aussi à recommander. Il semblerait que la France reste un des pays où on résiste le plus à son imprégnation alors que partout ailleurs ses trolls font partie des classiques. Il existe d’excellentes traductions françaises de son oeuvre. Enfin, le Kavaleva vaut aussi le détour, dans une version adaptée au jeune public, bien entendu.


Quelques liens pour prolonger la découverte




- Sites consacrés à l'oeuvre de Tove Jansson :
http://tovejansson.free.fr/

Site en français où l'on trouvera une biographie, une bibliographie, un article et surtout de nombreux liens sur les Moumines.

http://www.schildts.fi/mumin/tove_eng.html

Courte présentation en anglais de l'artiste.

- Le Musée de la Vallée des Moumines à Tampere en Finlande
http://www.tampere.fi/muumi/english/index.htm

Le musée de la Vallée des Moumines expose une importante collection d'oeuvres originales de Tove Jansson, des figures et des scènes en miniature …



- Sites consacrés à Astrid Lindgren :
http://www.astridlindgren.se/

Site officiel sur l'oeuvre d'Astrid Lindgren, en anglais, suédois et allemand

- http://www.alma.se/

Site sur le prix Astrid Lindgren institué par la maison d'édition Raben & Sjorgren à l'occasion des 60 ans d'Astrid Lindgren. Le prix fut remis pour la première fois en 2003

Auteurs et illustrateurs en lien avec l'interview