Littérature infusée de réel: les animaux jouent les héros
Sur les traces de quelques animaux en littérature jeunesse 4
Sur les traces de quelques animaux en littérature jeunesse 4
Caïman domestique, chat voyageur, marmottes de compagnie ou encore éléphants testeurs de pont: nos amies les bêtes n'ont pas fini de nous étonner! Dans ce dernier article de notre dossier thématique consacré aux animaux, nous vous proposons un tour d'horizon d'histoires extraordinaires – mais vraies! – relatées dans des livres pour enfants et adolescent·e·s.
«Mais distinguer la bêtise de l’intelligence, c’est quelquefois un parfait mystère et on doit malgré tout avoir le droit de s’occuper de mystères…»
La Montagne magique, de Thomas Mann
Les animaux intègrent les ouvrages destinés à la jeunesse dès l’aube de l’édition de cette littérature, à partir du XVIIIe et XIXe siècle. Dans les ouvrages scolaires ou récréatifs (contes, abécédaires, récits…), on retrouve fréquemment des figures animales, le plus souvent illustrées. Anthropomorphisées, domestiquées ou sauvages, les bêtes occupent une place très importante, voire prédominante, dès lors que l’on s’adresse aux enfants par le biais du livre, et cette tendance sera plus que confirmée dans les publications du XXe et XXIe siècle.
Dans ce contexte animalesque, l’intérêt est porté dans cet article aux écritures du réel et aux histoires vécues. Un corpus d’ouvrages pour la jeunesse relatant des histoires hors du commun va être mis en lumière et articulé en fonction du lien que les animaux entretiennent au sauvage et à l’humain.
Vont ainsi être référencées des histoires d’animaux domestiqués d’abord, puis des récits vécus mettant en scène des animaux sauvages; qu’ils aient été sauvés par des hommes, qu’ils vivent en captivité ou évoluent en toute liberté, au sein de leur milieu naturel. Nous allons finalement constater que plusieurs ouvrages traitent du destin d’animaux en contexte de guerre, au contact de la barbarie humaine, lorsque les hommes sont devenus à leur tour bien sauvages.
Animaux domestiques: ces histoires qui ont du chien
Le premier contact de l’enfant avec le monde animal s’établit généralement par l’intermédiaire de nos compagnons domestiques. Ces derniers sont d’ailleurs abondamment représentés dans les livres jeunesse[1]. Lorsqu’ils n’incarnent pas des personnages anthropomorphes, les animaux de compagnie sont le plus souvent mis en scène dans des contextes familiers et prennent part à des fictions liées à la vie quotidienne. Bien sûr, il existe des exceptions, et c’est sur celles-ci que nous allons nous attarder dans cette section, en explorant trois récits tout aussi extraordinaires que véridiques qui mettent en scène le meilleur ami de l’homme!
Écrit par Pamela S. Turner et illustré par Yan Nascimbene, Hachiko: l’incroyable histoire d’un chien fidèle (nobi nobi!, 2017) revient sur le destin de l’animal domestique le plus célèbre du Japon. Si l’album présente des faits réels et avérés, la narration, quant à elle, est prise en charge par le jeune Kentaro, un personnage inventé de toutes pièces, comme le précise la postface de l’ouvrage, mais qui instaure une proximité avec les lecteurs et les lectrices.
Un après-midi de printemps, Kentaro se rend à la gare Shibuya afin d’accueillir son père à la sortie du train. Ses yeux se posent sur un chien solitaire qui patiente près d’un stand de journaux. «Il avait une fourrure épaisse couleur crème, des petites oreilles pointues, et une grosse queue touffue recourbée au-dessus de son dos», décrit le garçon. S’agit-il d’un animal abandonné? Le précieux harnais en cuir qu’il porte autour du cou semble indiquer le contraire… Une intuition confirmée quelques minutes plus tard, lorsque son maître, le Docteur Ueno, le rejoint. «Voici Hachiko», annonce-t-il, «il m’accompagne jusqu’à la gare chaque matin et attend mon retour chaque après-midi». Entre Hachiko et Kentaro, qui se rend à la gare presque quotidiennement et offre des restes de son déjeuner à l’animal, se développe une complicité profonde et durable.
À la mort du Docteur Ueno, Hachiko est emmené par la famille du vieil homme à plusieurs kilomètres de distance. Mais il s’échappe et retrouve le chemin de la gare de Shibuya où, chaque jour pendant près de dix ans, il guettera le retour de son maître. Petit à petit, les Tokyoïtes s’intéressent à Hachiko, le caressent, le nourrissent. Son dévouement intrigue et impressionne, on vient bientôt des quatre coins du pays pour le voir; une statue est même construite en son honneur. Aujourd’hui, elle sert de repère et de point de rencontre aux voyageurs et rappelle à quel point les relations entre les animaux et les êtres humains peuvent être fortes et empreintes de respect.
Il émane de cet album une grande douceur, notamment grâce aux délicates aquarelles de Yan Nasimbene qui accompagnent à merveille le texte et, même si le propos est assez triste, on ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire admiratif devant la touchante fidélité d’Hachiko!
Passons de la fidélité à la bravoure avec Barry: l’extraordinaire histoire d’un chien sauveteur de Barbara Cratzius et Ursula Blancke (Bohem Press, 2011). Barry est sans aucun doute le chien le plus connu de Suisse. Il a vécu entre 1800 et 1814 (comme on l’apprend dans la préface de l’ouvrage) et a sauvé la vie d’une quarantaine de personnes. C’est notamment grâce à lui que la race des saint-bernards est devenue le symbole du secourisme de montagne. L’album retrace le destin exceptionnel de ce héros des Alpes, de sa naissance à sa mort, et replace les faits dans leur contexte. À l’époque, ce sont les religieux de l’hospice du Grand-Saint-Bernard qui endossent le rôle de secouristes. Ne disposant pas des moyens techniques actuels, l’aide d’animaux forts, courageux et perspicaces leur est très précieuse. Montrant très tôt d’étonnantes aptitudes, Barry est élevé et entraîné par l’un des chanoines: il lui montre «chaque chemin et chaque sentier de la montagne» et lui apprend à flairer l’odeur d’un être humain pris sous une avalanche. Bientôt, le saint-bernard accomplit avec succès ses premières missions: il semble avoir un don pour déceler les dangers et guider les personnes égarées. Son plus grand exploit? Avoir retrouvé, réchauffé et transporté seul un jeune garçon prisonnier d’une tempête de neige. L’image très forte de l’enfant sur le dos de l’animal est d’ailleurs celle qui a été choisie en guise de première de couverture.
Mélangeant des réalités avérées et des anecdotes qui tiennent davantage de la légende, cet album ne doit pas être lu comme un documentaire, mais plutôt comme un hommage au meilleur ami de l’homme, dont le courage peut parfois faire des miracles. Souffrant de quelques lourdeurs (la faute à une traduction malhabile?), le texte retiendra moins l’attention que les illustrations qui nous plongent au cœur d’une montagne aussi grandiose que périlleuse.
Après l’Asie et l’Europe, place à l’Amérique du Sud avec Le rêve de Mia de Michael Foreman (Gallimard Jeunesse, 2007). Mia, la jeune héroïne de ce récit, vit dans un petit village du Chili situé «entre la grande ville et les montagnes enneigées». En réalité, il s’agit plutôt d’un bidonville construit sur une terre aride et peuplé d’habitations de bric et de broc. Pour gagner sa vie, le papa de Mia se rend tous les jours en ville et y vend de la ferraille. Un soir, il revient avec le plus beau des cadeaux pour sa fille: un jeune chien abandonné qu’il a décidé d’adopter. Poco (le chiot) et Mia deviennent les meilleurs amis du monde. Lorsque, en plein hiver, Poco disparaît, la jeune fille se lance à sa recherche, accompagnée de son fidèle cheval Pancho. Au sommet de la montagne, nulle trace de son compagnon... Mais un merveilleux cadeau de la nature l’attend: de magnifiques fleurs blanches. L’enfant emporte quelques racines qu’elle sème près de chez elle. Avec le temps, les fleurs se multiplient, si bien que «le printemps suivant, elles avaient envahi tout le village et recouvert les décharges d’un manteau aussi blanc que la neige des montagnes». Désormais, Mia se rend au marché avec son père et, ensemble, ils vendent les «fleurs à Poco», baptisées ainsi en hommage à l'ami disparu.
Cette histoire vraie (comme le souligne déjà la première de couverture) est tirée de la rencontre entre l’auteur et une famille chilienne lors d’un séjour en Amérique du Sud. D’ailleurs, l’album prend par moments l’allure d’un carnet de voyage, renforçant ainsi le caractère vraisemblable du récit (même s’il est difficile de dire ce qui tient vraiment du témoignage et ce qui a été romancé). En parallèle à la narration principale (au passé composé et à l’imparfait) et aux illustrations abouties, Michael Foreman ajoute en effet des croquis accompagnés de remarques au présent dans une typographie imitant l’écriture manuscrite. Un jeu narratif qui donne encore davantage de relief à cet ouvrage porteur d’espoir qui met en avant une belle relation entre un enfant et un animal.
Animaux sauvages sauvés
Si le chien reste l’animal de compagnie par excellence, la littérature jeunesse montre que, dans certains cas, des bêtes d’ordinaire considérées comme particulièrement dangereuses ou farouches peuvent parfaitement vivre en harmonie avec l’être humain au quotidien. Les livres que nous allons présenter dans cette section mettent en scène respectivement un caïman et deux marmottes qui, après avoir été secourus par des hommes, ne les ont plus jamais quittés. Deux histoires vraies qui risquent bien de vous émouvoir… et si vous versez quelques larmes, gageons qu’elles ne seront pas de crocodile!
Le caïman de María Eugenia Manrique et Ramón París (La Martinière Jeunesse, 2020) est un magnifique album à l’italienne. La trame se déroule à San Fernando de Apure au Venezuela, «une ville sur les rives d’un large fleuve où vivent de nombreux caïmans». La population adulte, décimée par le braconnage, laisse derrière elle de nombreux bébés orphelins. Un jour, l’un d’eux est recueilli par Faoro, joaillier et horloger de la ville: «Je l’emporterai à la maison et le protégerai», dit-il. Promesse tenue: Negro (ainsi est baptisé le petit reptile) grandit aux côtés du jeune homme, qui lui aménage un bassin d’eau douce dans le patio de sa maison et l’amène même sur son lieu de travail. Cet incroyable duo fait peu à peu parler de lui et les curieux se pressent à la boutique pour le voir. Chez Faoro, il y a toujours des enfants pour jouer avec l’animal, qui semble apprécier la compagnie des gens! Lorsque Faoro tombe amoureux de sa séduisante voisine Angela, il redoute la réaction de son compagnon à écailles. Le caïman accepte sans broncher cette nouvelle présence et tous trois mènent une existence paisible. À la mort de Faoro, Angela et Negro surmonteront leur douleur ensemble.
Si cette histoire sent tant le vécu, c’est parce que l’autrice, dans son enfance, a bien connu Negro. Elle faisait partie des petites filles qui passaient des heures à s’amuser avec l’animal, comme on l’apprend à la toute fin de l’ouvrage. Originaire de Caracas, l’illustrateur avait, lui aussi, entendu parler du fameux caïman quand il était petit. Jouant avec le plein et le vide (certains éléments restent blancs), ses images rendent un bel hommage à la végétation luxuriante du Venezuela et mettent magnifiquement en scène Negro, qui prend toujours plus de place dans les doubles-pages au fur et à mesure qu’il grandit. Au fil du récit, en plus du reptile, d’autres animaux vont apparaître dans l’illustration: des perroquets, une tortue, des porcs-épics, un iguane et même un tatou: il faut dire que Faoro aimait les animaux et que sa maison en était remplie. Un récit aux saveurs exotiques qui raconte une amitié improbable et pourtant véridique!
Moins exotique, mais tout aussi sympathique, l’album Mes bébés marmottes du Suisse Peter Bergmann (L’École des loisirs, 2000) est consacré à l’histoire vraie d’Alice Hauswirth qui a élevé deux mignons marmottons.
Un été, Alice se voit confier deux petites boules de poils: des bébés marmottes pris au piège dans une fosse à fumier, que le berger Jacob a secourus. Elle en prend soin, les nourrit et les cajole. Les rongeurs, qui se sont très vite habitués à la compagnie des humains, se montrent curieux et facétieux: ils explorent avec avidité leur habitat et ses alentours. L’hiver venu, les «brigands», comme les surnomme affectueusement Alice, décident d’investir un ancien terrier de blaireau pour hiberner. Au retour des beaux jours, les petits protégés reviennent habiter avec Alice et son mari; ces derniers estiment alors qu’il est temps de les relâcher dans la nature. Mais les marmottes ne l’entendent pas de cette oreille et, malgré plusieurs tentatives, elles finissent toujours par chercher la proximité avec les hommes, en rendant visite tantôt à un berger, tantôt aux habitants des villages avoisinants ou encore aux touristes qui visitent la région. Pour éviter qu’on ne les abatte (à l’époque des faits, la rage sévit et on se méfie des animaux sauvages qui s’aventurent trop près des lieux habités), les animaux sont confiés à un zoo. Alice s’en sépare avec tristesse mais gardera toujours ses petits compagnons dans son cœur.
Avec ses belles illustrations (les pleines pages en couleur sont particulièrement réalistes), ce livre non seulement nous offre un récit plein de douceur, mais permet aussi de faire découvrir aux jeunes lecteurs et lectrices la vie des marmottes à travers les saisons: au printemps et en été, elles sont très actives et mangent énormément pour faire des réserves, à l’automne elles préparent leur terrier, en hiver elles hibernent et ne se réveillent que très brièvement toutes les deux à trois semaines. Une lecture aussi instructive que divertissante!
Animaux sauvages en captivité
Les relations de l’homme avec les animaux sauvages sont souvent teintées de violence, de lutte et de domination. Dès l’Antiquité, les animaux sauvages sont capturés et enfermés. Les posséder et s’en servir (rituels religieux, combats, spectacles…) est un symbole de puissance et également souvent une source de profit. Les zoos[2], les ménageries, les cirques ont traditionnellement détenus des animaux féroces en leur enceinte et les ont aussi mis en scène pour satisfaire publics et curiosités.
Trois albums vont illustrer cette typologie de relation. Les premiers sont Kako le terrible d’Emmanuelle Polack et Barroux (La Joie de Lire, 2013) et La retraite de Nénette de Claire Lebourg (L’École des loisirs, 2017), qui se déroulent tous deux au Jardin des Plantes de Paris. Deuxième zoo du monde après celui de Vienne en terme d’ancienneté (1794), ses missions traditionnelles furent pendant longtemps l’acquisition de connaissances, l’éducation du public et l’acclimatation des animaux (capturés dans leur milieu naturel). Cette institution zoologique se veut aujourd’hui plus protectrice de la nature qu’exploiteuse et s’est reconvertie dans la préservation de la biodiversité en permettant notamment la reproduction et la conservation d’espèces menacées. Le dernier album, 21 éléphants sur le pont de Brooklyn d’April Jones Prince et François Roca (Albin Michel Jeunesse, 2006), s’intéressera quant à lui aux éléphants du cirque Barnum dans un numéro très spécial.
À l’heure où se joue le drame de Kako, en juillet 1903, les animaux sauvages étaient encore piégés dans leur environnement, avant d’être transportés et enfermés dans un enclos, à l’intérieur duquel pénétrait leur gardien pour les nourrir et les soigner (sauf dans le cas des fauves, des grands prédateurs). Cette exposition directe entraînera, à Paris, la mort de deux gardiens d’hippopotames amphibies, entre 1901 et 1903. Cet ouvrage raconte l’un de ces épisodes tragiques. Le gardien Séraphin recueille Kako tout bébé, à son arrivée au zoo. Il le soigne, le nourrit et l’accompagne des années durant, pour finalement se faire croquer par l’animal. L’autrice imagine ici que le pachyderme a passé une mauvaise nuit, effrayé et dérangé par les feux du 14 juillet. Le lendemain, sous les yeux du public, Séraphin se fait bousculer et finalement broyer par un Kako de mauvaise humeur. Si ce livre prend quelques distances et libertés avec l’Histoire (noms, dates, anecdotes...), il lui reste cependant fidèle et lui rend hommage par divers moyens. Graphiquement au bord du réel, Barroux illustre systématiquement le corps de Kako avec des photos d’archives de l’hippopotame: cet ingénieux procédé graphique tisse un lien intéressant avec la réalité. De plus, pour mieux cerner cet évènement historique, le livre est préfacé par le directeur du Jardin des Plantes et la dernière double-page offre une photo de l’édition du Petit Journal au lendemain du drame. Ces éléments ancrent véritablement l’ouvrage dans sa véracité historique et permettent certainement au jeune public de mieux appréhender la férocité de l’histoire et des bêtes restées sauvages tout en étant voisines.
Dans l’album illustré La retraite de Nénette, Claire Lebourg présente Nénette, l’orang-outan de Bornéo, star du Jardin des Plantes. Encore en vie, cette primate d’environ 52 ans a passé presque la totalité de sa vie à Paris et fait partie des spécimens les plus âgés de son espèce. C’est donc un joli clin d’œil qu’adresse Claire Lebourg en lui rêvant sa retraite: en semi-liberté d’abord (dans un meublé de la capitale) et en lui faisant finalement rejoindre son île, les siens et sa totale liberté dans sa forêt d’origine. C’est seulement dans ces conditions qu’elle pourra rompre définitivement avec son mal-être. Partant d’une situation réelle, l’autrice-illlustratrice s’en distance et imagine, en couleurs, le destin de cette doyenne. Elle croque avec humour les travers de notre société et de notre rapport à l’animal. En saupoudrant la réalité d’idéal, Claire Lebourg délivre aussi un message de respect et invite l’enfant à une salutaire réflexion.
Le dernier livre de cette section va conter un moment de l’histoire new-yorkaise lié à l’édification et l’inauguration du pont de Brooklyn en 1883. Pour convaincre la population locale encore incrédule quant à la solidité de ce pont suspendu, le propriétaire du «plus grand chapiteau du monde», le cirque américain Barnum. propose de faire défiler ses 21 éléphants sur l’édifice, et d’en éprouver ainsi la stabilité. Cette parade en forme de défi est un évènement qui offre à Phineas Taylor Barnum une publicité bienvenue et une visibilité à son institution. Cet album raconte bien le gigantisme de l’Amérique, tout y est immense – presque démesuré – et cela se perçoit bien. Les illustrations font la part belle à l’architecture, aux espaces et, bien sûr, aux éléphants, représentés et valorisés sous de nombreux angles. L’ambiance de l’époque est aussi bien traduite par l’illustration qui rend tangible cette réalité éloignée, à la fois dans l’espace et le temps, grâce notamment à un minutieux travail autour des couleurs. Cet évènement hors du commun avait été bien documenté et, hormis le fait que le directeur du cirque parade à la tête de la colonne d’éléphants (décision de l’auteur, qui n’avait pas l’information), le livre s’attache à rester proche du réel.
Animaux sauvages sur leur territoire
Lorsque les humains rencontrent des animaux sauvages et libres en milieu naturel, cela peut donner lieu à des récits surprenants. Les œuvres de fiction ont déjà exploré cette configuration et l’on trouve en jeunesse des récits importants: Le livre de la jungle de Rudyard Kipling (1894) ou Croc-Blanc de Jack London (1906).
Côté histoires vécues, on peut évoquer dans cette rubrique Le dernier roi des loups: l'histoire vraie de Lobo le loup et d'Ernest Seton le chasseur de William Grill (Sarbacane, 2019) et Donne-moi des ailes, roman (XO Éditions, 2019) mais aussi film de Nicolas Vanier (2019) et bande dessinée adaptée du film par Steven Lejeune (Glénat et XO Éditions, 2019).
Le dernier roi des loups est un album original qui raconte la traque d’un loup de légende, Lobo, par un jeune naturaliste, Ernest Seton. Ce dernier est tout autant amoureux, s’il se peut, de la nature que de la chasse, et lorsqu’il débarque en 1893 de son Canada au Nouveau-Mexique, il est alléché par la prime hors du commun promise à celui qui tuera ce loup. Muni d’une force extraordinaire, on attribue à cet animal des pouvoirs surnaturels et sa chasse représente un défi inédit pour les hommes de cette époque. En effet, saison après saison, Lobo et sa meute déjouent tous les pièges et ruses des chasseurs, et persistent – faute de proies sauvages décimées – à s’attaquer au bétail. Sur fond de changements environnementaux survenus à travers le continent nord-américain au XIXe siècle, lorsque l’homme blanc implanta son mode de vie, le duel entre Seton et Lobo s’inscrit au-delà du simple combat. Il aura en effet des influences et conséquences encore concrètes de nos jours. Cette histoire est très proche de la véracité historique car Seton était aussi auteur et illustrateur. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels l’histoire de Lobo (Lobo the King of Currumpaw) qui inspira directement ce livre et qui est aussi à l’origine du film de Disney, La légende de Lobo (1962). The«
Donne-moi des ailes, le roman, le film et la bande dessinée, sont tous inspirés de la vie de Christian Moullec et de ses vols en ULM avec les oies sauvages. Ce météorologue français passionné par les oiseaux et la cause animale est parvenu, en 1996, à guider des oies avec son engin volant et leur a permis de tracer un nouvel itinéraire migratoire, leur évitant ainsi de passer par des zones de chasse. Ce fut un espoir formidable pour cette espèce menacée d’extinction. Christian Moullec a depuis continué à sillonner le ciel avec son ULM et à servir la cause ornithologique à de nombreuses reprises. Une rencontre avec Nicolas Vanier, aventurier amoureux de la nature, décidera ce dernier à écrire un roman basé sur cet incroyable exploit, puis ce sera le scénario d’un film adapté du livre, auquel Christian Moullec contribuera directement. Enfin, le film sera adapté en bande dessinée chez Glénat et XO Éditions. Ces trois œuvres de fiction sont ainsi également basées sur la vie de cet homme. Le prénom du héros est maintenu mais des éléments fictifs sont rajoutés au cœur du récit: une relation conflictuelle avec un fils adolescent et une ex-femme ont été inventées. Là encore, fiction et réalité ont été savamment mêlées pour satisfaire les différentes parties prenantes au projet, et dans l’intention d’offrir au public un divertissement bien construit. Pour le film, l’aventure en ULM est reconstituée de bout en bout, sans aucune image de synthèse pour incruster les oies. Le tournage intègre également un adolescent qui incarne un rôle tout à fait fictif. La réussite du projet est totale. Selon Vanier: «L'émerveillement peut provoquer l'émotion. Et de l'émotion peut découler l'envie de faire quelque chose». Ce film familial, tel un plaidoyer pour la planète, rêve donc de faire bouger un peu les choses pour les animaux.
Hommes sauvages
Dans cette dernière section, nous allons envisager ce qu’il advient des animaux domestiques ou sauvages lorsque la société des hommes qui les entoure sombre dans le chaos, la violence et la guerre. Quatre ouvrages jeunesse vont illustrer cette thématique. En écho à la triste actualité de cette dernière décennie, deux de ces éditions récentes relatent le conflit syrien.
D’abord le très beau roman jeunesse, La lionne, le vieil homme et la petite fille, de Nathalie et Yves-Marie Clément, illustré par Madeleine Pereira (Éditions du Pourquoi pas, 2019). Il s’agit d’un roman choral inspiré d’une histoire vraie, mettant en scène les trois rôles-titres, Labiwa, Hamid et Maya, qui voient la guerre s’abattre sur leur ville du Moyen-Orient et tout ravager. Le zoo laissé à l’abandon va devenir le territoire commun de ces trois protagonistes fragiles et démunis face à la violence. La jeune lionne Labiwa, à peine capturée dans sa savane africaine, dépérit dans la cage de l’institution désertée qui est soumise, comme tous les quartiers environnants, à la destruction. Hamid, vieillard fragile, n’a pas souhaité suivre les siens dans l’exil et survit avec peu dans sa maison encerclée; une fois son puits asséché, il se rendra au zoo afin de s'approvisionner grâce aux citernes encore pleines. Maya, petite fille dont le père vient d’être réclamé au front, défie les interdits et s’aventure aussi avec son bidon bleu à la recherche d’eau. Mais elle entre vite en errance dans cette ville minée et, choquée par les explosions, amnésique, elle trouvera dans le zoo un repère et un refuge essentiel. Les routes et les émotions de ces trois protagonistes vont se croiser et offrir à chacun un refuge affectif et des raisons d’y croire. La fin du récit est racontée en images et les aquarelles se substituent aux mots pour expliquer l’issue de cette histoire. Cette œuvre est directement inspirée de l’histoire vraie de l’ONG Quatre Pattes, qui réussit en 2017 à sauver 13 animaux du zoo d’Alep, dont des lions qui avaient jusque-là survécu grâce aux bons soins des habitants.
Hommage aux habitants d’Alep, encore. Dans L’homme aux chats d’Alep, d’Irene Latham et Karim Shamsi-Basha, illustré par Yuko Shimizu (Le Genévrier, 2022) est dressé le portrait de Mohammad Alaa Aljaleel. Ce livre lui rend hommage et retrace l’action de cet homme syrien, ancien ambulancier de formation, qui choisit, lorsque la guerre atteint Alep en 2012, de continuer son travail de sauveteur et de quotidiennement porter secours aux victimes des bombardements. Effaré par le nombre toujours croissant de chats errants dans les rues suite à l’exil des citadins, il s’engage à les nourrir et, grâce au soutien international que les réseaux sociaux lui permettent d’obtenir, il pourra transformer un bâtiment en refuge et étendre son action aux autres animaux. Il s’occupera également de nombreux enfants puisqu’il créera un orphelinat. Il a, depuis, avec ses hôtes, été contraint de déménager plusieurs fois et s’est désormais installé dans la campagne d’Alep, pout plus de sécurité. Ce livre raconte ainsi l’amour de cet homme pour cette ville et ses habitants. Cet album a été finaliste pour la fameuse Médaille Caldecott, un prix américain qui récompense chaque année «l'artiste qui a créé l’album pour enfants le plus remarquable». Les auteurs ont eu des contacts réguliers avec Aljaleel lors de sa rédaction, et les informations contenues au fil des pages sont souhaitées très fidèles à la réalité. La volonté d’écrire un livre pour enfants était celle de ce héros contemporain et les auteurs ont été heureux de servir son histoire. Au-delà de cette œuvre, une belle amitié est ainsi née. L’illustratrice, elle, s’est beaucoup documentée sur cette région et, à l’exception des traits précis des personnages principaux, elle a dessiné en faisant des «mix» de plusieurs individus observés dans des documents photographiques. Le résultat est ainsi à ce niveau mi-réel, mi-inventé. L’ouvrage fournit aussi beaucoup d’informations sur la situation qui a servi de base au récit.
Restons au Moyen-Orient, mais en Irak cette fois, pour découvrir L’extraordinaire voyage du chat de Mossoul raconté par lui-même d’Élise Fontenaille et Sandrine Thommen (Gallimard Jeunesse, 2018). Habibi («chéri» en arabe) le chat narrateur nous raconte sa vie de «chat le plus heureux du monde» auprès de Samarkand, sa maîtresse, et de ses quatre filles (le père est mort trois ans plus tôt). Il raconte son royaume, son si beau jardin, dans la ville de Mossoul. Mais sa vie de rêve est irrémédiablement perturbée par l’arrivée des «hommes en noir» (Daech) et lorsque sa famille prend la route de l’exil, il fait partie du voyage. Commence alors une incroyable épopée. Et même si notre héros perd sa famille sur une île grecque, il pourra, grâce aux réseaux sociaux, toute une chaîne de solidarité et pas mal de chance, la retrouver en Norvège! Ces retrouvailles ont d’ailleurs été filmées par le journal The Guardian.
En réalité, ce magnifique chat blanc angora s’appelle Kunkush. Élise Fontenaille en a entendu parler lors d'un séjour en Irak et cela lui a donné l’idée d’un livre. «J'ai tout de suite pensé à en faire un album, afin de parler autrement des migrants aux enfants (et à leurs parents), d'une façon plus légère et joyeuse, moins tragique, que celle dont on a l'habitude», explique-t-elle à la fin du livre. En donnant la parole au chat l’autrice induit une distance avec la vérité historique: le récit est raconté à hauteur d’enfants, les noms ne sont pas les mêmes, mais globalement tout y est narré précisément.
Les chevaux de la liberté, d’Alison Lester (NordSud, 2010), raconte un épisode du sauvetage des étalons Lipizzan de l‘école espagnole d’équitation de Vienne pendant la Seconde Guerre mondiale. L’héroïne de cette histoire est Nina, dont la mère, une célèbre écuyère, est morte quand elle avait trois ans. Son père, grâce au vieil ami Karl, devient alors le palefrenier de l’Académie royale d’art équestre. Nina grandit donc au milieu des magnifiques chevaux blancs Lapizzan, la plus ancienne race de chevaux d’élevage d’Europe. Mais parmi tous ces nobles animaux, c’est avec la vieille jument de fiacre Louna que Nina tisse un lien particulier. Une nuit, la guerre oblige l’enfant, son père et Karl à fuir, avec quatre étalons, pour tous se sauver. C’est sur Louna, la vieille jument de fiacre non prévue au voyage, que Nina va pour la première fois cavaler. À travers la ville et les plaines, avec dans sa besace sa précieuse figurine de cheval brodée par sa mère, Nina va rejoindre les montagnes sous les yeux attentifs de son père et de Karl. C’est sur Louna encore, bête à bout de force, qui sauvera plusieurs fois la vie à toute cette équipée, que Nina va traverser les forêts, les cols enneigés, les jours et les nuits de voyage, avec pour objectif la maison de ses grands-parents, refuge salutaire et si désiré.
Mêlant élégamment illustrations et photographies, ce singulier album raconte l’exil, le lien si subtil que l’homme sait nouer avec les chevaux, le courage et la solidarité. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les chevaux Lippizan furent presque décimés et il s’en est fallu de peu que cette race s’éteigne. L’académie d’art équestre en question, bien décrite au début du livre, est la plus ancienne école d’équitation au monde, qui y élève exclusivement cette race de chevaux blancs, croisement à l’origine de chevaux andalous et arabes, élevée et renforcée dans les montagnes slovènes. C'est ce contexte tout particulier et très précieux du monde équestre que valorise cet album. L’histoire exacte est peu référencée, il n’y a pas de précisions documentaires intégrées à l’ouvrage, comme souvent dans le cas d'histoires vécues. C’est la quatrième de couverture qui annonce la base d’histoire vraie. Dans ces pages, Vienne devient un village, et beaucoup d’éléments peuvent être considérés comme fictifs.
Animaux de collection et collections d’animaux
Les livres que nous avons présentés dans les paragraphes ci-dessus sont des titres «isolés» issus d’une variété de maisons d’édition. Certains éditeurs, toutefois, ont choisi d’exploiter le filon des «histoires extraordinaires et vraies d’animaux» en y consacrant une collection ou une série.
Coéditée par Nathan et le Muséum national d'Histoire naturelle, la série «L’histoire vraie de» est signée Fred Bernard et Julie Faulques. Chaque album emmène les jeunes lecteur·rice·s à la découverte d’un animal célèbre, comme Siam l’éléphant (qui a été une star du cirque Knie avant de rejoindre le zoo de Vincennes), Zarafa la girafe (qui a fait un long voyage de deux ans pour être offerte au roi français Charles X) ou encore de Pamir (un cheval de Przewalski qui a été élevé en captivité avant un retour progressif à la vie sauvage). De bons petits albums documentaires pour «réfléchir sur les rapports – loin d’être toujours louables – que les hommes entretiennent avec [le règne animal]».[3]
Pour les lecteurs et lectrices un peu plus chevronné·e·s, les éditions La cabane bleue proposent la collection «Mon humain et moi» qui «met en lumière les relations entre un animal et son être humain célèbre». Deux titres sont parus: Charles et moi (sur l’amitié entre Darwin et Aglaé, son poulpe de compagnie) et Wolfgang et moi (sur l’amitié entre Mozart et Lorenz l’étourneau).
Quant aux préadolescent·e·s, ils pourront se régaler avec les savoureux romans de Thomas Gerbeaux et Pauline Kerleroux (La Joie de Lire) inspirés de faits réels: L'incroyable histoire du mouton qui sauva une école, L’incroyable histoire du homard qui sauva sa carapace et L’incroyable histoire du coq qui ne voulait pas fermer son bec
Le mot de la fin
«La littérature du réel, genre hybride, échappe à toute définition tant ses contours se redessinent sans cesse. C'est une littérature active, à la lisière de la réalité et de la fiction, à la frontière entre la création et l'essai. Ce sont des écrits à hauteur d'homme, sans surplomb, recourant, pour décrypter le réel, à des techniques de l'écriture littéraire.»[4]
Nous ne pouvons que donner raison à cette citation! Certes, tous les livres analysés dans cet article parlent d’animaux en s’appuyant sur des faits réels, mais chacun le fait à sa manière. Albums avec des narrateurs animaux, livre imitant un carnet de voyage, roman adapté en film et en bande dessinée…: notre corpus montre la pluralité des configurations possibles pour transmettre aux plus jeunes ces histoires vraies. Des récits miroir qui tantôt interrogent notre rapport vivant, tantôt mettent en scène des exemples inspirants d’hommes ou de femmes et d’animaux qui parviennent à se côtoyer en bonne intelligence et même à s’entraider. Car c’est cela aussi le pouvoir de la littérature jeunesse: offrir aux jeunes générations des histoires qui les aideront à bâtir un monde plus juste et respectueux de la nature et de l’environnement.
Bibliographie
21 Éléphants sur le pont de Brooklyn, d’April Jones Prince et François Roca, Albin Michel Jeunesse, 2006
Barry: l’extraordinaire histoire d’un chien sauveteur de Barbara Cratzius et Ursula Blancke, Bohem Press, 2011 (réédition)
Charles et moi, d’Emmanuelle Grundmann et Giulia Vetri, La cabane bleue, 2019
Donne-moi des ailes, de Nicolas Vanier, XO Éditions, 2019
Hachiko: l’incroyable histoire d’un chien fidèle, de Pamela S. Turner et Yan Nascimbena, nobi nobi!, 2017
Kako le terrible, d’Emmanuelle Polack et Barroux, La Joie de Lire, 2013
L’extraordinaire voyage du chat de Mossoul raconté par lui-même, d’Élise Fontenaille et Sandrine Thommen, Gallimard Jeunesse, 2018
L'histoire vraie de Pamir le cheval de Przewalski, de Fred Bernard et Julie Faulques, Nathan et Muséum national d’Histoire naturelle, 2014
L'histoire vraie de Siam l'éléphant, de Fred Bernard et Julie Faulques, Nathan et Muséum national d’Histoire naturelle, 2015
L'histoire vraie de Zarafa la girafe, de Fred Bernard et Julie Faulques, Nathan et Muséum national d’Histoire naturelle, 2016
L’homme aux chats d’Alep, d’Irene Latham, Karim Shamsi-Basha et Yuko Shimizu, Le Genévrier, 2022
L’incroyable histoire du coq qui ne voulait pas fermer son bec, de Thomas Gerbeaux et Pauline Kerleroux, La Joie de Lire, 2021
L’incroyable histoire du homard qui sauva sa carapace, de Thomas Gerbeaux et Pauline Kerleroux, La Joie de Lire, 2020
L'incroyable histoire du mouton qui sauva une école, de Thomas Gerbeaux et Pauline Kerleroux, La Joie de Lire, 2018
La lionne, le vieil homme et la petite fille, de Nathalie Clément, Yves-Marie Clément et Madeleine Pereira, Éditions du Pourquoi pas, 2019
La retraite de Nénette, de Claire Lebourg, L’École des loisirs, 2017
Le caïman, de María Eugenia Manrique et Ramón París, La Martinière Jeunesse, 2020
Le dernier roi des loups: l'histoire vraie de Lobo le loup et d'Ernest Seton le chasseur, de William Grill, Sarbacane, 2019
Le rêve de Mia, de Michael Foreman, Gallimard Jeunesse, 2007
Les chevaux de la liberté, d’Alison Lester, NordSud, 2010
Mes bébés marmottes, de Peter Bergmann, L’École des loisirs, 2000
Wolfgang et moi, d’Emmanuelle Grundmann et Olivia Sautreuil, La cabane bleue, 2021
[1] Voir les bibliographies thématiques proposées par Ricochet Les auteurs jeunesse donnent leur langue au chat... et Des livres jeunesse qui ont du chien.
[2] Voir l’article de Laura Vogel «Où serais-tu mieux qu’ici?»: le zoo en question dans quelques albums jeunesse.
[3] Voir la chronique d’Hélène Dargagnon sur Ricochet: https://www.ricochet-jeunes.org/livres/lhistoire-vraie-de-siam-lelephant.
[4] Extrait de l'édito de la revue Feuilleton, n°18, automne 2016.
Image de vignette: Les chevaux de la liberté (@NordSud)