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Perrine Rouillon

Léna Buignet
18 mai 2010

Perrine Rouillon est née à Tunis en 1951, « numéro quatre » d’une fratrie de huit filles et un garçon. Fille de diplomate, elle a passé son enfance à Ottawa, Paris, Rabat, New York puis Athènes. Après une classe préparatoire littéraire à Paris, elle obtient en 1981 le diplôme de l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques dans la section « Réalisation et prise de vue ». Elle crée en 1970 la Petite Personne, un croquis minimaliste d’à peine plus d’un centimètre de haut, dont les aventures sont publiées dans plusieurs revues françaises. Le dialogue poétique entre ce petit dessin et la narratrice a ensuite donné naissance à sept ouvrages destinés autant aux adultes qu’aux enfants. Le dernier, L’Abécédaire de la Petite Personne, est paru aux éditions du Seuil en janvier 2008.



Propos recueillis par Léna BUIGNET, licence professionnelle métiers de l’édition et du commerce du livre de l’IUT Paris Descartes.


Autoportrait, Perrine Rouillon, 2003. (Photographie : 1970)


- Comme vous, beaucoup d’auteurs et d’illustrateurs français sont nés et ont grandi dans divers pays étrangers. Pensez-vous qu’une enfance nomade favorise le développement de la créativité ?

C’est vrai que ça oblige à recréer son monde à chaque fois, à se trimballer en permanence avec sa bulle. On est toujours à côté de la plaque et finalement créer c’est une manière de se trouver à sa place à côté de la plaque. Ou de créer sa propre plaque.

Mes meilleurs souvenirs d’enfance c’est le Maroc, où on est partis quand j’avais sept ans. Après le Cours Adeline Désir, une école de bonnes sœurs dans le sixième arrondissement de Paris, où j’ai failli me transformer en petite fille modèle (je me souviens être rentrée à la maison en larmes, catastrophée, parce la maîtresse avait dit que j’étais sage comme une image !), le Maroc a été une vraie renaissance. J’étais dans une école communale de quartier, on se battait à chaque récré, c’était la vie. Puis, j’ai passé mon adolescence à New York où j’ai vécu cinq ans. On était dans les années soixante, le moment où « ça » se passait. C’était l’époque où il s’agissait d’ETRE : on ne pensait pas une seconde à notre avenir, ça n’existait pas. On n’avait aucune envie de s’intégrer à la société de consommation qu’on détestait ni de faire quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à ce qu’avaient fait nos parents qui n’avaient rien compris. On ne rêvait pas non plus à un avenir radieux, comme les gauchistes en France. Notre rêve c’était d’être là. « Etre moi, là, sur la page » comme dit la Petite Personne. C’était une utopie très forte. Qui m’a construite.

- Quand et comment est née l’idée de votre personnage, cette Petite Personne que vous désignez comme une « pensée minuscule », un « petit grumeau » ?

La Petite Personne est née d’une spirale. Quand j’écrivais des lettres, je trouvais mon écriture très moche, plate, sans style, sans air, sans vie quoi. Alors je me suis mise à tracer une petite spirale, pour interrompre cette prolifération de mots, une sorte de ponctuation inventée, que j’appelais un « point de retour à moi ».

C’était une manière de mettre un peu de corps, un peu de silence, de faire des trous dans mon écriture pour pouvoir m’y mettre. Et petit à petit, cette spirale est devenue une espèce de bonhomme tout raide, muet, chauve qui se baladait dans les lettres. Puis il a pris du corps, de la souplesse et un jour il s’est appelé la Petite Personne. J’aime bien dire que c’est mon style un style qui se serait roulé en boule, aurait pris son autonomie par rapport à l’écriture.



Naissance de la Petite Personne dans l’écriture,

Perrine Rouillon, 1978.

La Petite Personne est née dans l’écriture et pour moi elle est une écriture. Elle en a les caractéristiques, elle naît du même geste du poignet, de la même encre, elle n’est qu’une ligne sur la page, sans volume, sans à plat, sans visage… Et surtout, comme un mot, on est obligé de l’imaginer. D’imaginer son expression, son mouvement… De la lire, en fait, sinon elle reste un gribouillis, comme un mot qu’on regarderait sans le lire. Quand on écrit le mot escargot (qui n’a pas de cornes, ni de coquille), chacun voit un escargot, son escargot. Là chacun voit sa Petite Personne…

On peut aussi dire, à un niveau peut-être plus psychologique, qu’elle est née contre les idées. A une époque, j’étais jeune, je me levais chaque matin avec une idée géniale, un « scoop » comme dit la Petite Personne : j’avais l’impression d’avoir tout compris, de tenir le sens de la vie. Je me disais : « Il faut absolument que je donne ça au monde ! » ; mais dès que j’essayais d’attraper mon idée, évidemment, elle se volatilisait… et en un rien de temps je passais de la toute puissance au néant. Et le lendemain ça recommençait. Jusqu’à ce qu’à force de passer du Tout au Rien et du Rien au Tout, sur le chemin se dépose un petit quelque chose… une sorte de petit grumeau, insoluble et dans la mégalomanie et dans le néant. Un grumeau, c’est ce qui ne fond pas dans la pâte, c’est ce qui résiste. La Petite Personne m’a aidée à me constituer, contre le pouvoir désintégrateur des idées générales.

- Est-ce un homme, une femme, un enfant, un adulte...?

Pour moi la Petite Personne n’a pas de sexe, ni d’âge, ni de nationalité d’ailleurs. C’est un générique, comme « homme », sauf que c’est féminin, pour une fois. Pour certains c’est un garçon… Même pour certaines : dans un atelier d’écriture que j’ai fait en banlieue parisienne, une fille a écrit un texte dans lequel elle disait : « La petite personne, il est trop dur, je l’aime mais il demande trop d’attention… », un texte très émouvant et juste. Du coup j’ai demandé à la classe de quel sexe était la Petite Personne et toutes les filles m’ont répondu que c’était un garçon « parce qu’elle dit ce qu’elle pense et elle fait ce qu’elle veut. »…(!)

- Précisément, dès 1970, les aventures de la Petite Personne sont publiées dans différentes revues et notamment dans le journal féministe Histoires d’Elles. La Petite Personne est-elle engagée ?

Je n’imagine même pas qu’on puisse ne pas être féministe. Comme ne pas être démocrate ou… Pour moi c’est le minimum vital. Mais engagée, non, on ne peut pas dire. J’étais dans le Mouvement des Femmes, à côté de la plaque comme d’habitude, mais bien là. Histoire d’Elles c’était un journal formidable, fait par des femmes mais pas sur les femmes, sur tout : un journal. C’est Nancy Huston, qui m’a demandé de faire des dessins… Je me souviens du premier, c’était pour la grève des femmes… A l’époque, il était minuscule et tout raide ! Je n’oublierai jamais le moment où elle m’a dit : « Il est vraiment bien ton petit personnage, tu sais », je ne m’y attendais pas du tout, je n’imaginais pas que les gens étaient capables de voir vraiment, même ce qui n’est pas montré, de deviner… de recréer. Ça ne m’a pas rassurée sur moi (bizarrement ce n’était pas là que j’avais le plus de doutes), ça m’a rassuré sur les gens. Si les gens ont ce regard créateur alors c’est gagné ! On n’est pas obligé d’en mettre plein la vue ou de se conformer aux normes : on peut être soi.


La Petite Personne, Perrine Rouillon,

813 Editions, 1994.

- Qu’avez-vous fait ensuite ?

J’ai surtout rien fait, je ne me projetais pas dans l’avenir, je faisais un peu de théâtre, beaucoup de photo, des petits boulots, j’écrivais. J’ai fait de la prise de son aussi. Quand j’étais petite, je voulais être écrivain puis je me suis dit que l’écriture du vingtième siècle était le cinéma. Et j’ai décidé de faire l’IDHEC (l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques). Ça m’a pris un certain temps mais finalement j’y suis entrée in extremis à 27 ans (c’était la limite d’âge) en 1978. On a énormément tourné et travaillé sur les films les uns des autres, mais c’était encore l’époque où on ne voulait pas vraiment apprendre, et on est un peu passés à côté de la réalité professionnelle. Je n’ai pas fait de film après. Un film c’est un projet. Je n’aime pas les projets. Quand je fais un livre, je ne fais jamais de brouillon. Je ne sais pas du tout où je vais, je perds énormément de temps, mais je ne sais pas faire autrement…



Le Kaléïdoscope, Extrait de L’Abécédaire de la Petite Personne, Ed. Le Seuil, 2008.


- Vous avez pourtant développé un grand nombre d’activités autour de la Petite Personne, notamment des lectures et des ateliers d’écriture dans les établissements scolaires...

J’en fais peu. Et c’est pour ça que j’aime toujours beaucoup en faire. Pour les ateliers d’écriture, je donne aux enfants des pages muettes de la Petite Personne dans plusieurs positions et ils écrivent les dialogues entre eux et ce petit personnage dessiné. Ou bien ils créent leur propre personnage en dialoguant avec lui. J’en fais aussi avec des adultes. J’en ai même fait à l’Université de Naplouse, en Palestine ! Pour les lectures, c’est autre chose. J’ai eu envie de sortir de la page. Et puis, comme je dis toujours que la Petite Personne est une écriture, je pense qu’elle doit pouvoir être lue à haute voix, sans dessins. La première fois j’ai cru que ça allait être une catastrophe, mais c’est vraiment bien passé. C’est autre chose, mais c’est aussi fort, le texte devient premier (mais il paraît que j’incarne aussi beaucoup la Petite Personne avec mon corps, je ne me rends pas bien compte…).



Dessin réalisé en atelier d’écriture à partir d‘une page muette de la Petite Personne, 2002.



- La gestion des blancs et des silences confère à vos ouvrages une dimension de poésie et de sincérité. Un critique de Charlie Hebdo dit d’ailleurs de votre personnage : « De loin, ça ressemble à un gribouillage, de près c’est de la schizo-philosophie, drôle. […] La Petite Personne c’est toi quand t’es introspectif, mais c’est aussi l’auteur se roulant en boule sur lui-même. » Que représente la Petite Personne pour vous ?

C’est vrai que cette petite personne est une partie de moi que je ne connaissais pas et que j’ai rencontrée. Avant, je me voyais plutôt du côté de la narratrice, quelqu’un d’un peu raide, distante, sérieuse, réfléchie… Et je me suis aperçue, à la lecture de mon premier livre, que j’étais principalement tendre et comique (despote aussi, mais ça je m’en doutais). Ce qui n’est quand même pas pareil ! Donc la Petite Personne m’a transformée. Elle m’a fait découvrir une autre image de moi. A part l’amour, il n’y a pas dix mille choses qui produisent cet effet là ! Peut-être si j’avais fait une psychanalyse…

En même temps, même si elle est une partie de moi, elle reste un dessin sur une page. C’est comme ça qu’elle échappe à l’imaginaire de la narratrice. Qu’elle l’empêche de projeter sur elle ses propres préoccupations. Car elle ne veut surtout pas être un personnage, « représenter » quelqu’un, quelque chose. Elle veut être. Et ce qu’elle est c’est un dessin. C’est ce qui lui donne son autonomie. En fait elles sont complètement dépendantes l’une de l’autre, mais elles ne le savent pas ou elles ne veulent pas le savoir. Quand la narratrice regrette que la Petite Personne ne chante jamais ses louanges, elle répond « Je ne suis pas croyante ! ».

Ce dialogue entre moi et moi est un peu sur un fil : tant que ce n’est pas vraiment bien c’est carrément nul. Et puis je ne peux pas me permettre d’être trop dure avec la Petite Personne, ça m’atteint moi. On est obligées de faire attention l’une à l’autre. Bref c’est difficile, j’avance très très lentement. Parfois c’est à se taper la tête contre les murs. Il faut croire que j’aime ça. Parce que c’est aussi un bonheur d’être dans un livre. Sur la page je peux être aussi despote, aussi perfectionniste, lente, subtile, désespérée que je veux.



Extrait de Le Diable, Perrine Rouillon, Editions du Seuil, 1999.



- Vos personnages récurrents – La Mort, L’Amoureux, Le Diable – sont-ils des archétypes ?

C’est plutôt du documentaire, en fait. Du documentaire distillé. Pour faire trois pages, il faut dix tonnes d’émotions, d’expériences, d’histoires vécues… Le Diable par exemple, qui est une nouvelle de quatre ou cinq pages, est une distillation d’une histoire d’amour de dix ans, je m’en suis rendu compte après. L’amoureux renvoie à une autre histoire (dans laquelle je suis toujours). La Mort pareil, elle vient d’une histoire que j’ai eu avec elle, et quand la Petite Personne, d’abord attirée par elle, voire carrément amoureuse, réalise que c’est un amour impossible et décide de la virer de sa page, ça renvoie à quelque chose de réel. Et d’ailleurs je suis restée bloquée sur ces quelques pages pendant des mois. Même la photocopine est l’histoire d’une amitié compliquée. Mais tout ça est très inconscient, je ne m’en rends compte qu’après.

- Il émane de vos ouvrages une évidente harmonie entre les dessins et les textes. Etes-vous un écrivain devenu dessinatrice ou une dessinatrice devenue écrivain ?

Je dis que je fais de l’écriture dessinée. Parfois aussi du cinéma sur papier… Mais oui, c’est l’écriture qui est première. Comme je disais, la Petite Personne c’est mon style.

- La littérature jeunesse est aujourd’hui un secteur en pleine effervescence, représentant presque 20% des ventes de livres. Comment accueillez-vous cette récente multiplication d’ouvrages ?

Il y a des livres que j’aime beaucoup, mais je ne connais pas bien la littérature jeunesse en général. Par contre, je suis souvent sidérée par sa misogynie. Et par celle des critiques ou prescripteurs : d’un bon livre dont l’héroïne est une petite fille, on dira « C’est un livre formidable à mettre dans les mains de toutes les petites filles. » alors que si le héros est un petit garçon, on dit « C’est un livre formidable » point. Donc les auteurs-illustrateurs font des livres avec des petits garçons parce que sinon, on sait déjà que la moitié du lectorat sera perdu. Et c’est comme ça que les petites filles n’ont que des modèles masculins à se mettre sous la dent et que les petits garçons n’apprennent jamais à se mettre à la place de l’autre. Mais je me demande si je ne suis pas inconsciemment rentrée dans le système puisque dans Le petit dessin avec une culotte sur la tête, c’est UN petit dessin… Autrement, d’un point de vue plastique, je trouve que parfois il y a trop de matière, trop de peinture, trop de couleurs dans les livres pour la jeunesse.



L’oiseau (inédit), Perrine Rouillon, 1980.



- Précisément, vous êtes à contre-courant de cette tendance avec un style très minimaliste, qui plonge le lecteur dans une atmosphère sobre et intimiste...

Je sais qu’on dit ça de mon trait, mais je ne suis pas entièrement d’accord. Je dirais qu’il est plutôt à mi-chemin entre le minimalisme et l’expressionnisme. La Petite Personne exagère beaucoup ses gestes, façon Gotlib presque, ou Commedia dell’arte. C’est à travers son corps qu’on imagine ses expressions, ses sentiments. Pour trouver la position juste (qui est souvent celle qui échappe et quand on dessine si petit, le moindre accident de la ligne change l’expression toute entière), je remplis parfois des pages entières de dessins jusqu’à ce qu’il y en ait un qui prenne vie, qui me donne envie. Parfois je les regarde à la loupe : il y en a quelques-uns qui tiennent bien, même grossis, dans lesquels je peux plonger longtemps… Par contre je ne veux pas dessiner en grand parce que justement ce serait un dessin, à regarder, et non plus une écriture à lire.



Page publiée dans la revue Vacarme, n°42, hiver 2008.


- Et maintenant ?

Je me suis finalement décidée à faire un blog où je mets des pages de mon livre en cours dans le désordre, celles qui tiennent… C’est une façon de prendre mes distances avec la narration : publiée sur le blog, chaque page devient un dessin, plus seulement un moment d’une histoire. Et puis la Petite Personne est cinégénique : autant je déteste les agrandissements d’elle sur le papier, autant à l’écran je la trouve belle grosse. C’est d’ailleurs à travers le blog que j’ai été contactée par une productrice qui connaissait mes livres et qui a été convaincue par le passage de la page à l’écran de la Petite Personne. Reste à trouver son mouvement, sa parole peut-être, son univers sonore.

Sinon, je travaille sur un livre au crayon. Je dis un livre mais il n’y aura peut-être pas de livre… J’essaie de ne pas penser à qui, quand, où, et surtout pour qui : j’ai retrouvé le plaisir de dessiner que j’avais perdu alors je dessine. Pourquoi au crayon ? En fait, après avoir essayé pendant plus d’un an de renouer le dialogue avec une Petite Personne murée, effondrée sur sa page, la narratrice est partie. Du coup la Petite Personne, qui était dessinée sur une page d’écriture, se retrouve sur une page de dessin (d’où le crayon). Et elle se laisse aller à sa nature de dessin, à sa sensualité, son érotisme. Elle découvre la matière de la page, son grain… sa matière à elle… Ce que fait l’écriture -ou la narratrice- pendant ce temps, je ne sais pas...



Page du livre en cours, avec la mort, l’amoureux et la Petite Personne, Perrine Rouillon, 2010.




Bibliographie

La Petite Personne, Perrine Rouillon, 813 Editions, 1994.
Mona-mie, Perrine Rouillon, Editions du Seuil, 1997.
Le Diable, l’Amoureux et la photocopine, Perrine Rouillon, Editions du Seuil, 1999.
Le petit dessin avec une culotte sur la tête, Perrine Rouillon, Editions du Seuil, 2001. (Prix graphique Octogone 2001, Marmousse d’Or 2001, sélection nationale des ouvrages de poésie pour élémentaire de l’Éducation Nationale.)
La Petite Personne et la Mort (Chanson de Gestes), Perrine Rouillon, Editions du Seuil, 2003.
Tu me dessines et tu me regardes pas, Perrine Rouillon, Editions du Seuil, 2004.
L’Abécédaire de la Petite Personne, Perrine Rouillon, Editions du Seuil, 2008.


Sur internet :


Son Blog : http://www.la-petite-personne.com/

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Perrine Rouillon

française