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Traduire c’est choisir: regard d’une traductrice qui a fait le choix de la traduction littéraire jeunesse

Cette fin d’un été aux accents caniculaires, nous vous proposons une rencontre sérieusement enjouée avec Anne Cohen Beucher, une traductrice littéraire jeunesse – de l’anglais et de l’espagnol vers le français – au parcours sans doute digne d’une histoire que certain·e·s rêveraient d’écrire.

Monique Kountangni
7 septembre 2022
Anne Cohen Beucher
Anne Cohen Beucher, une passeuse d'histoires à travers la traduction (© Pierre Beucher)

Anne Cohen Beucher apparaît d’emblée comme l’une de ces créatures insaisissables: d’une énergie malicieuse et d’un professionnalisme avéré, elle est à la fois humble et affirmée dans son expertise, spontanée et posée dans ses réponses qui laissent filtrer une forme de profondeur. Des paradoxes fort probablement utiles dans ce métier particulier et encore méconnu, à une époque où plus que jamais, les traducteur·rice·s ont un rôle crucial à jouer.


Monique Kountangni: Et si on commençait par une citation, quelle serait celle qui te parle?
Anne Cohen Beucher: Il s’agit d’une phrase attribuée à Helen Keller: «La vie est une aventure audacieuse ou elle n’est rien». J’ai pour cette citation une affection toute particulière, car il s’agit de l’épigraphe du premier roman jeunesse que j’ai traduit, que l’on trouve dans Cette fille est différente de J. J. Johnson paru chez Alice Jeunesse. Forcément, elle résonne d’une manière unique pour moi. Et elle est magnifique, encore plus quand on connaît le parcours hors norme de son autrice.

Cette fille est différente
«Cette fille est différente» (2014) et «La vie est un film» (2022) : le premier roman jeunesse traduit par Anne Cohen Beucher et sa traduction la plus récente (© Alice Jeunesse)

Justement, en parlant de parcours, il paraît que tous les chemins mènent à Rome. Qu’est-ce qui t’a menée à la traduction de la littérature jeunesse? Est-ce qu’il y a, d’après toi, un profil type de traducteur·rice de littérature jeunesse?
Comme tu le dis si bien, tous les chemins mènent à Rome, mais ils font parfois quelques détours plus ou moins longs avant d’y arriver! Personnellement, j’ai eu d’autres vies (dans la banque et l’assurance) avant d’y parvenir. J’ai commencé à traduire fin 2012, à l’issue d’une reconversion de 5 ans, une fois obtenu le Master de traduction de l’ULB (N.D.L.R. Université Libre de Bruxelles-Belgique). Mais c’était quelque chose qui me travaillait depuis très longtemps. J’ai toujours été passionnée par la littérature de jeunesse et ça me démangeait de traduire depuis que j’avais découvert Luis Sepúlveda, en particulier son Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler que, des années plus tard, je rêvais en secret de retraduire pour mes enfants… Je dirais que c’est à cause (ou grâce) à Luis Sepúlveda que je suis devenue traductrice jeunesse.

Dans cette idée de l’importance de la représentativité, autrement dit «voir pour s’inspirer», comment décrirais-tu ton métier à de jeunes lecteur·rice·s?
Je me vois comme une passeuse d’histoires, un lien entre le monde, la culture, les récits d’un auteur ou d’une autrice et les lecteurs et lectrices francophones qui vont avoir le plaisir de découvrir le texte. Ça demande de l’humilité, pour ne jamais oublier que l’on sert plusieurs personnes: l’auteur ou l’autrice et son histoire et celui ou celle qui va la lire dans sa langue maternelle, en l’occurrence le français. Sinon, je dirais que c’est un travail plutôt solitaire, car on passe la plupart du temps derrière un écran. Mais, paradoxalement, on n’est pas si seul·e, car on est entouré·e de mots, d’une histoire, de personnages qui habitent en nous pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois.
Nous faisons aussi partie de la grande chaîne du livre, dans laquelle nous intervenons bien en amont, avant la fabrication et la diffusion. Nous en sommes un maillon essentiel, même s’il reste très méconnu et peu mis en avant. En effet, sans traduction, pas de littérature étrangère! Par exemple, pour les livres de J. K. Rowling que vous lisez en français, l’histoire est d’elle, mais aucun des mots ne sont les siens: ce sont ceux de Jean-François Ménard ou de Clémentine Beauvais!

Traduire de la littérature jeunesse, est-ce pour toi une manière de te reconnecter à une part enfantine oubliée ou une manière de l’affirmer pour, quelque part, t’en affranchir?
J’ai toujours adoré la littérature de jeunesse du monde entier. Pouvoir y replonger en tant que traductrice est assez magique, on peut s’immerger dans un monde, une culture, une imagination autres. On se reconnecte à sa part enfantine que l’on a tendance à oublier ou à réprimer en grandissant, c’est vrai. Pour moi, c’est aussi un moyen de m’évader, d’apprendre, encore et toujours – car ça stimule la curiosité – et de vivre des milliers de vies. Mais plus encore qu’en littérature adulte, en jeunesse, il est impossible de tricher. Soit l’histoire est bonne, soit ça ne passera pas. Pas de faux semblants, ni d’effet de mode ou de snobisme. Les lecteur·rice·s jeunesse sont intraitables en la matière.

Faut-il se placer à hauteur d’enfant pour (bien) traduire la littérature jeunesse? Si oui, qu’est-ce que cela pourrait vouloir dire concrètement?
Je reste toujours très circonspecte avec cette idée de se «mettre à hauteur d’enfant», je crois qu’on leur doit une littérature de qualité avant tout. Il ne s’agit pas de niveler ce qui n’a pas à l’être. On leur raconte des histoires aussi belles – voire plus – qu’en adulte, qui nécessitent parfois des adaptations culturelles leur permettant de s’immerger facilement, mais dans lesquelles on se doit de rester fidèle à l’esprit de l’original.
N’oublions pas que c’est par ces histoires que les enfants entrent en littérature, c’est avec ces récits qu’elles et ils se construisent, et deviennent des lecteur·rice·s. Je suis convaincue que nous avons plus que jamais besoin d’une littérature jeunesse – francophone et étrangère – de qualité, bien écrite, bien traduite, d’histoires (sous toutes leurs formes, romans, poésie, nouvelles, BD, contes, théâtre) de tous horizons… qui fassent rêver nos enfants, et qui les ouvrent sur le monde, leur transmettent des valeurs fortes, un esprit critique, pour en faire des jeunes générations curieuses et éclairées. Et humblement, à mon niveau, j’espère y contribuer un peu par les histoires que je donne à lire en traduction.

Anne Cohen Beucher
Anne Cohen Beucher affectionne tout particulièrement les livres qui «ouvrent [les enfants] sur le monde» et «leur transmettent des valeurs fortes». Deux exemples de livres tournés vers la diversité: «C'est plus l'heure de jouer» qui met en scène une famille homoparentale et «On n'est pas des anges» sur la trisomie 21 (© Association faîtière Familles arc-en-ciel, © Alice Jeunesse)

Il paraît que traduire c’est choisir. Qu’est-ce que cela t’évoque?
C’est une maxime bien connue des traducteurs et traductrices: «traduire, c’est trahir». C’est notre lot quotidien. Renoncer. Car l’équivalence absolue n’existe pas d’une langue à l’autre. Et heureusement, sinon nous serions tous et toutes semblables!
Toute langue est le fruit d’une vision du monde, d’une culture, d’une histoire millénaire… Les mots ne se rejoignent, ne se chevauchent d’une langue à l’autre que partiellement, d’où le choix, le renoncement, l’impression parfois de trahir la pensée de l’auteur·rice d’origine.
Mais c’est aussi tellement gratifiant de sentir qu’on a trouvé le mot juste dans notre langue maternelle, et qu’à défaut de la lettre, on a réussi à rendre l’esprit de l’auteur ou l’autrice dans notre traduction.
Quand j’interviens parfois en classe, pour montrer aux élèves le fait que chaque langue révèle sa propre vision du monde, je prends un ou deux exemples très simples d’expressions idiomatiques.
Par exemple, pour exprimer le fait qu’il pleut très fort ou «à verse», en français de Belgique on utilisera le verbe dracher que j’aime beaucoup; alors qu’en France, une expression idiomatique classique pourra être «il pleut des cordes». Chez les Anglais·e·s, il pleuvra «des chiens et des chats», tandis que ce sera «des cruches» pour les Espagnol e·s, etc. Quand on visualise ces expressions, ça devient un exercice très amusant et révélateur.

Si tu avais une baguette magique, quel type de projet souhaiterais-tu traduire?
Alors, Luis Sepúlveda, bien sûr! Harry Potter, ensuite. Quelle traduction magique a réalisée Jean-François Ménard! Et puis, Alice au pays des merveilles. Il y a beaucoup de traductions en français, mais celle d’Emmanuèle Sandron pour Alice Jeunesse est extraordinaire! Il y a encore beaucoup d’histoires que je découvre dans leur version originale au fil de mes lectures que j’aimerais partager en français. À bon entendeur [rires]!

Anne Cohen Beucher
À défaut d'avoir pu traduire Luis Sepúlveda ou J. K. Rowling, Anne Cohen Beucher s'est occupée de nombreux autres textes intéressants comme «Un son a disparu», «Quand tu lèves les yeux» ou «Le trésor de Barracuda» (© Alice Jeunesse, © Seuil Jeunesse, © L'École des loisirs)

En tant que traductrice de littérature jeunesse, comment abordes-tu l’arrivée prochaine de la rentrée littéraire jeunesse? Est-ce finalement une sorte de messe rituelle qui pourrait provoquer une forme de lassitude, la messe étant dite à l’avance?
Je ne me sens pas particulièrement concernée en tant que traductrice. C’est plus le rôle de l’éditeur·rice, qui joue gros à cette période. Quand mes traductions sortent, cela fait en général déjà bien longtemps que j’ai traduit ces textes et qu’ils ne m’appartiennent plus… Parfois, je ne sais pas à quelle date ils sont finalement programmés, car ils sont décalés et j’ai la surprise de les découvrir en même temps que les lecteurs et lectrices en librairie. Donc, je ne compte pas trop sur cet évènement. Sauf si l’éditeur·rice a prévu à l’avance une communication et des actions marketing et me demande de m’impliquer. Ce qui n’est pas fréquent, car sur un salon ou pour des rencontres, on préférera toujours avoir l’auteur ou l’autrice du livre plutôt que son traducteur ou sa traductrice.
En revanche, j’ai toujours grand plaisir à découvrir ce qui sort à cette période en tant que lectrice et passionnée de littérature jeunesse. Il y a en général toujours beaucoup de diversité. Espérons que ce sera toujours le cas dans les années à venir.