De la part du diable

A seize ans, il est temps pour Dorothe, fille d’une famille aisée, de se marier. Son nouvel époux, beaucoup plus âgé qu’elle, fait toutefois montre de prévenance et soutient sa jeune femme dans le dépaysement que lui procure leur installation au nord de la Norvège, où il va exercer en tant que magistrat. Elen a seize ans également, et vit depuis toujours là où Dorothe arrive. Fille d’une femme célibataire aux nombreux enfants, elle en a hérité la forte personnalité et le don de soigner les gens. Rien ne prédisposait Dorothe et Elen à se rencontrer. Et pourtant, parce que le nouveau roi de ce petit comté a décidé de chasser les sorcières, et parce que les événements s’enchaînent inéluctablement et sans espoir, les deux jeunes filles seront amenées à se côtoyer pendant quelques jours, avant que l’une d’elle ne s’en aille…

Aina Basso a solidement documenté son sujet, reconstituant une époque austère, difficile, dans ses détails les plus triviaux. Chacune de leur côté (elles prennent la parole alternativement), Dorothe et Elen nous donnent à voir leur quotidien : broder à petits points et commander aux domestiques, ou bien détacher la tourbe pour se chauffer et faire cuire quelques légumes avec des poissons. Et puis, il y a la religion omniprésente, et même omnipotente lorsqu’elle est incarnée par les hommes. Dorothe, pieuse sans excès, se révélera pourtant pleine de préjugés, intolérante, tandis qu’Elen, souvent rageuse, pratique finalement une magie blanche plus douce envers les hommes.

Derrière ce fond historique qui peut aussi faire écho avec une actualité dramatique, l’auteure a réussi un beau roman d’apprentissage, ou plutôt de deux apprentissages. Pour Dorothe, habituée à se soumettre comme elle l’admet, le passage de l’enfance à l’âge adulte sera relativement simple. L’attente d’un enfant fait d’ailleurs basculer la jeune épouse dans un monde où la rêverie n’a plus sa place. Pour Elen, éduquée pour vivre libre envers et contre tout, l’issue ne sera pas la même. Et pourtant, elle ne semble pas avoir de regrets sur son passé, ni de vengeance à hurler. Qui est la plus heureuse ? La question demeure, servie par une écriture intense au présent, par des monologues intérieurs qui traduisent à la perfection les émotions de ces toutes jeunes filles.

Après ce magnifique livre, vous aurez sans doute envie de (re)lire Le Journal d’une sorcière de Celia Rees (Seuil jeunesse, 2002) ou bien Conversion de Katherine Howe (Albin Michel jeunesse, 2015). La thématique est forcément pleine de suspense pour des romans adolescents, mais on ne peut s’empêcher de penser que les « sorcières » surgissent toujours au moment où les sociétés ne vont pas bien…