Accueillir et être accueilli. La lecture comme un partage
Les ados et la lecture 2
Les ados et la lecture 2
Michèle Petit est anthropologue au LADYSS (Centre National de la Recherche Scientifique/Université de Paris I). Ses recherches portent sur la lecture, la relation aux livres et aux bibliothèques. Elle intervient régulièrement auprès de bibliothécaires, d’enseignants et de personnes qui travaillent à promouvoir la lecture. Son dernier ouvrage, Lire le monde. Expériences de transmission culturelle aujourd’hui (2014), «est un plaidoyer pour que la littérature, orale et écrite, et l’art sous toutes ses formes, aient une place dans la vie de chaque jour, en particulier dans celle des enfants et des adolescents»[1].
Camille Schaer : Dans votre livre Eloge de la lecture[2], vous formulez une très belle phrase : «Un livre, c’est une hospitalité qui est offerte». Pourriez-vous l’expliquer ?
Michèle Petit : Quand j’ai commencé à écouter des gens de différents milieux, jeunes et moins jeunes, qui évoquaient leurs expériences de lectures, et particulièrement leurs souvenirs d’enfance et d’adolescence, j’ai vite été étonnée par la fréquence avec laquelle ils disaient que des textes les avaient accueillis et leur avaient littéralement donné lieu : «Les livres, c’était une terre d’asile», «Les livres c’était mon chez moi, ils étaient toujours là pour m’accueillir», «La lecture, c’est mon pays»... C’est quelque chose que j’ai retrouvé dans les souvenirs de lecture d’écrivains. Par exemple, dans son dernier livre, Gérard Macé écrit : «La littérature aura été ma chambre à part, mon refuge, mon ‘cabinet particulier’, dont les murs de papier étaient ouverts sur le monde.»[3]
C’est comme cela que j’en suis venue à penser que les livres, et particulièrement les textes littéraires, sont un espace où habiter, où élaborer une place dans le monde, autant qu’un univers doté de significations. Bien des bibliothécaires, enseignants ou psychologues le savent et c’est pourquoi ils proposent souvent des livres à des enfants et des adultes chassés de chez eux par une guerre ou une catastrophe naturelle.
Comment le «lointain», comme vous le nommez, peut-il nous conduire au-dedans de nous, vers l’élaboration de notre intériorité ?
Là encore, c’est ce que décrivent les lecteurs : c’est quand ils ouvraient sur d’autres mondes, sur des terres ou des mers lointaines, que des livres ont été ces «chambres à part» où élaborer leur subjectivité. L’agrandissement de l’espace extérieur a permis un agrandissement de l’espace intérieur. Tout se passe comme si la découverte, par la lecture, d’un ailleurs en rupture avec le cadre habituel, ordinaire, éveillait l’intériorité, permettait de façonner un habitacle à soi et de faire retour dans le monde que l’on dit réel en s’y sentant un peu plus à même de tracer son propre chemin.
Du reste, Montaigne disait déjà : «Nous pensons toujours ailleurs».
Dans votre dernier ouvrage, Lire le monde[4], vous écrivez que la littérature «[met] en mouvement la pensée». Est-ce là le propre des textes littéraires ? Et que signifie cette expression ?
Par littérature, je n’entendais pas seulement les romans, bien entendu. Il peut s’agir de mythes, légendes, contes, poésies, théâtre, journaux intimes, bandes dessinées, mangas, albums… et même d’essais s’ils sont « écrits », s’ils ont fait l’objet d’un travail sur la langue. Tous peuvent fournir, dans certaines conditions, un support remarquable pour relancer une rêverie, susciter des associations, des liens, faire revenir des souvenirs, déclencher une activité de symbolisation, de construction de sens – et éventuellement inciter à des conversations qui, à leur tour, relanceront la pensée. On le constate notamment dans des ateliers où la littérature et l’art jouent un rôle clé et qui sont proposés à ceux qui ont pourtant grandi au plus loin des livres : des adolescents démobilisés de conflits armés, ou des personnes déplacées, des enfants victimes de violences familiales, etc. Une histoire, ou même une simple phrase, peuvent leur offrir un écho de ce qu’ils ont vécu de façon indicible et réanimer une activité psychique qui était comme arrêtée sur des images terribles. Elles redonnent aussi une force, un désir de vivre, une vitalité.
Cela tient au fait que les écrivains sont des professionnels de l’observation qui, en proximité avec l’inconscient et ses mécanismes (la condensation, le déplacement…), dépoussièrent la langue de ses clichés pour dire l’expérience humaine. Nombre des œuvres qu’ils ont écrites sont nées d’une perte, de la transfiguration d’un chagrin dont ils se sont ainsi dégagés. En résonance au travail, psychique et littéraire, de l’écrivain, les mots lus confèrent quelquefois de l’intelligibilité et même de la joie. Les lecteurs comprennent, non pas par le raisonnement, mais par une sorte de décryptage inconscient, que d’autres ont vécu les mêmes frayeurs ou les mêmes désirs. Plus encore quand leur est proposé, non pas un décalque de leur histoire, mais une transposition, une métaphore.
Dans une société où l’on se trouve confronté à des univers culturels très différents, dans quelle mesure la lecture peut-elle favoriser la construction d’une identité plurielle et plurilingue, ainsi que la conciliation de différentes cultures et langues ?
J’ai en tête ce que m’avait dit un jeune homme dans une bibliothèque de l’Est de la France : «C’est difficile de penser devant quand on n’a rien derrière. Il y a un patrimoine qui n’a pas été transmis ou qu’on n’a pas intégré, parce que peut-être qu’on nous a dit qu’il était incompatible avec le patrimoine d’ici, mais je crois que rien n’est incompatible. Tout ce qu’on apprend est compatible.» Toutefois, la lecture n’y suffit pas. A cet égard, ne répétons pas avec les réfugiés ce qu’en France, nous avons raté avec bien des immigrés à qui l’on a signifié qu’ils devaient laisser langues, cultures, mémoires, au vestiaire, comme si c’était le prix à payer pour «s’intégrer». Les exilés qui arrivent aujourd’hui en Europe viennent de pays où une belle tradition orale, poétique, parlait au cœur comme à l’esprit et équipait les enfants pour affronter les adversités. Elle les inscrivait dans des lieux et dans la succession des générations, tout en ouvrant des ailleurs mythologiques qui nous sont si nécessaires. Cette tradition, déjà mise à mal par la diffusion mondialisée de produits standardisés, l’a été également par les guerres. C’est pourquoi il faut multiplier les lieux où échanger avec ces personnes, où elles puissent faire revivre leurs contes, leurs épopées, leurs chants. Créer des forums où accueillir leurs paroles, dans les écoles, les bibliothèques et ailleurs. Non pas pour les assigner à la case départ, à je ne sais quelle identité communautaire, mais au contraire pour partager et donner à chacun le désir de s’approprier aussi d’autres cultures.
Que répondez-vous aux personnes qui soutiennent que l’enseignement de l’art et des sciences humaines est un luxe qui n’est pas assez rentable, ne prépare pas aux réalités de la vie et ne permet pas de former des personnes «employables» ?
Je leur réponds en citant Drew Faust, la Présidente de Harvard – l’université qui arrive en tête du classement mondial de Shanghai. Elle s’inquiète beaucoup de la chute du pourcentage d’étudiants choisissant les «arts libéraux» et les sciences comme discipline majeure et rappelle : «Les êtres humains ont besoin de sens, de compréhension, de perspective tout autant que de travail. La question ne devrait pas être de savoir si nous pouvons nous permettre de croire à ces objectifs par les temps qui courent, mais si nous pouvons nous permettre de ne pas le faire.» [5]
Je leur rappelle aussi que cela fait plus de 40 000 ans que les humains créent des œuvres d'art et qu’ils l’ont fait bien avant d’inventer l’agriculture. Ce n’est pas un luxe, c’est une dimension humaine fondamentale. Très tôt, les humains ont eu besoin d’accomplir des rites complexes pour scander les grands temps de l’existence, communiquer avec un autre monde, interposer de l’art entre les mystères de la vie et de la mort et eux. Mais aussi pour célébrer les gestes quotidiens : depuis des millénaires, on orne les récipients où l’on garde la nourriture, on décore les murs de sa maison, on peint ou on scarifie son visage ou son corps. Et l’on raconte des histoires. Plus ou moins complexes et fréquentes selon les contextes culturels. Certains peuples sont plus danseurs, plus conteurs, plus peintres, mais il y a toujours une poétique, l'utilitaire ne nous suffit jamais.
Les jeunes d’aujourd’hui lisent-ils encore ? Comment leur transmettre le goût de la lecture ?
On pourrait s’étonner que beaucoup lisent encore, compte tenu des multiples sollicitations qui leur sont faites ! Et que beaucoup y trouvent du plaisir malgré tous ces discours à la gloire de la lecture qui ont transformé cette activité en une corvée à laquelle il faudrait se soumettre pour satisfaire les adultes.
Les enfants et les adolescents ne lisent pas parce que cela va éventuellement leur apprendre du vocabulaire ou des constructions syntaxiques, ou pour devenir de bons citoyens. Quand ils ouvrent un livre, ils le font parce qu’ils sont curieux, parce qu’ils sont en quête de ces lointains dont nous parlions, ou de secrets, d’échos de ce qu’ils ressentent en eux de façon indicible. Et avant cela, parce que quelqu’un a rendu l’appropriation des livres désirable : en partageant avec eux des moments de lecture oralisée, tendres et légers ; ou en ayant souvent le nez plongé dans des livres, et les enfants se demandaient ce qui était si fascinant dans ces pages ; ou en se promenant et en leur racontant de belles histoires pour leur présenter le monde.
Arrêtons de voir la lecture comme un investissement pour des lendemains plus rentables. Pensons-la plutôt comme l’occasion de vivre des moments de pur présent où s’accorder au monde, et aux autres, avec un peu de poésie et d’intelligence. Et cessons d’être obsédés avec l’idée qu’il faudrait que tous les enfants deviennent des lecteurs. On ne chante pas aux jeunes enfants pour qu’ils jouent tous d’un instrument quand ils seront grands.
Est-il important qu’il existe une collaboration entre les «passeurs» (bibliothécaires, enseignants, etc.) et la famille des jeunes lecteurs ?
C’est très important quand la culture écrite est perçue comme le privilège des « autres », des dominants. S’en approprier peut alors être vécu par les enfants comme une trahison des parents. Il faut donc accueillir ces parents qui sont riches de toute une histoire, toute une culture, et de leur créativité, leur regard. Lancer des ponts, des passerelles, entre cultures, entre oral et écrit, écrit et visuel.
Depuis cinq ans, les librairies connaissent un regain d’activité en Suisse romande. En effet, vingt nouvelles petites enseignes ont vu le jour grâce à des initiatives de passionnés. Selon vous, le livre, ainsi que les lieux d’échanges comme les librairies ou les bibliothèques ont-ils de beaux jours devant eux ?
Je n’ai aucun talent divinatoire, mais peut-être. Déjà, nous sommes assurés de vivre durablement des temps chaotiques. Or, dans de tels contextes, beaucoup de gens se tournent vers des livres pour tenter de construire du sens, substituer un peu d’ordre au chaos, transformer les chagrins ou les inquiétudes en idées et en beauté. Par ailleurs, nombreux sont ceux qui sont las d’être réduits à l’état de variables économiques plus ou moins bien ajustées à un univers productiviste et consumériste. Ils se tournent vers d’autres dimensions et redécouvrent que nous sommes des animaux poétiques, créatifs. Ils retrouvent aussi le bonheur de converser, de partager, autour de biens culturels.
Bibliothèques et librairies sont actuellement en pleine transformation, un peu partout. Ce sont des lieux en retrait par rapport au vacarme ambiant, mais leurs murs de papier sont ouverts sur le monde, pour parler comme Macé. Ces derniers temps, j’en ai visité certaines où s’inventent vraiment, au quotidien, de nouvelles façons de vivre ensemble. Chacun peut y donner libre cours à sa pensée, à sa créativité. S’y construisent des relations entre les humains, et entre ceux-ci et le monde qui les entoure, un peu apaisées. Et en ces temps de grande brutalité, c’est tout à fait remarquable.
Interview réalisée par Camille Schaer, doctorante et assistante au Centre de recherche en langues et littératures européennes comparées (CLE), Université de Lausanne.
[1] Michèle Petit, Lire le monde. Expériences de transmission culturelle aujourd’hui, Paris, Editions Belin, 2014, quatrième de couverture.
[2] Michèle Petit, Eloge de la lecture. La construction de soi, Paris, Editions Belin, coll. «Nouveaux mondes», 2002, p. 31.
[3] Gérard Macé, Des livres mouillés par la mer, Paris, Gallimard, 2016, p. 88.
[4] Michèle Petit, Lire le monde. Expériences de transmission culturelle aujourd’hui, Paris, Editions Belin, 2014, p. 62.
[5] New York Times, 6/9/2009. URL :
http://www.nytimes.com/2009/09/06/books/review/Faust-t.html?pagewanted=2&ref=review