Interview avec Sylvie Deshors à l'occasion de la parution de sa trilogie Nils & Zéna chez Sarbacane, une excellente série policière moderne et au rythme enlevé.
Gaëlle Farre : Parlez-nous un peu de vous : de votre parcours, mais aussi de votre rapport à la lecture et à l'écriture.
Sylvie Deshors : Depuis que j'ai appris à lire, j'ai passé beaucoup de temps dans les livres. A l'époque de l'école primaire, l'écriture et la lecture formaient un tout et j'allais de l'une à l'autre. Enfant, je lisais ce qui me tombait sous la main, ce qu'on me prêtait : bandes dessinées, romans, livres d'aventure, poésie ou théâtre. Jules Verne, Jack London m'ont fait rêver, voyager et vibrer juste avant Victor Hugo, Shakespeare. Quant à savoir ce que je ferais plus tard, j'étais bien trop curieuse pour figer mon avenir sur un seul projet.
Je lisais, écrivais, dessinais, j'inventais des histoires dans ma tête et en même temps je cherchais à comprendre comment fonctionnait le monde...
Adolescente, j'ai découvert Albert Camus et Simone de Beauvoir, Nazim Hikmet, Samuel Beckett et bien d'autres, qui m'ont aidée dans mes engagements et mes choix. A la même époque, j'étais ouvreuse dans le cinéma de mon quartier. J'avais treize ans et je trouvais fabuleux de voir autant de films au moment de leur sortie ! Ce bonheur d'assister à des projections en salle ne m'a pas quittée.
Ce projet est né des personnages et du plaisir d'inventer une série. J'ai eu l'envie de cette fille libre et de son corbeau, d'une cabane construite dans un quartier où habitats et milieux sociaux se mélangent comme on en trouve à la périphérie des agglomérations. Tels que je les imaginais, ces deux amis devaient vivre et agir pleinement, dans leur siècle, le XXIe siècle. Nils est geek et fait du breakdance. Zéna est farouchement indépendante. Ils sont à la recherche d'aventures et leur générosité les pousse à agir si bien qu'ils enquêtent sans chercher le soutien des adultes ni craindre le danger. Je ne m'inspire jamais d'êtres que je connais pour créer mes personnages. Ceux-ci naissent de ce que je suis ainsi que des rencontres, des films et des lectures qui m'ont formée.
J'ai tout d'abord présenté à Tibo Bérard – éditeur chez Sarbacane – une « bible » avec le descriptif des personnages (Nils, Zéna, Kraï le corbeau) et des lieux, ainsi que l'ébauche du premier tome de la série, écrite et conçue sur un mode polar. J'ai ensuite passé près d'une année à terminer le premier volume puis à écrire les volumes deux et trois. Chaque tome comporte une intrigue et son suspens propres, mais une intrigue générale chapeaute l'ensemble.
La réponse de Tibo a été très enthousiaste. Le récit policier, son rythme et les personnages : tout lui plaisait mais il ne savait pas où publier ces textes. Si bien qu'il a décidé de créer une nouvelle collection, Pépix Noir, définie en trois mots : action, mystère et enquête ; une nouvelle collection inaugurée par ma trilogie... une belle aventure !
Nous étions d'accord pour des illustrations en noir et blanc. Apolline Delporte – l'illustratrice de la série – que je n'ai pas encore rencontrée, a choisi un découpage proche du manga, qui correspond bien au rythme rapide et aux multiples actions de chaque tome.
La série Nils & Zéna s'adresse aux lecteurs dès 10 ans. Une bonne partie de vos romans précédemment écrits s'adressent à des ados plus âgés. Ressentez-vous un plaisir différent dans l'écriture lorsque vous vous adressez à des pré-ados ou à de jeunes adultes ?
Si l'on regarde les différents éditeurs avec lesquels je travaille, je publie pour un large public : depuis le moment où le lecteur est capable de lire seul un roman jusqu'aux romans jeunes adultes.
Certains de mes personnages ont six, douze, quatorze, dix-neuf ou cinquante ans... J'apprécie particulièrement la littérature jeunesse car elle m'offre la possibilité de créer des personnages d'âges très variés, et donc de diversifier psychologie et langage. Un enfant de six ans ne parle pas comme un inspecteur de quarante ans ou une ado de dix-sept ans, ce qui me permet de jouer avec la langue et le rythme. De même, j'invente des personnages des deux genres par respect de la mixité ou pour bousculer certaines idées reçues sur les filles et les garçons. Chaque livre que j'écris me donne du plaisir mais pour chacun je peux ressentir un moment de doute ou de désarroi avant de mettre le mot Fin.
Nils & Zéna est votre première série. Quel est votre ressenti, aimez-vous cela ? Auriez-vous envie de tenter l'expérience à nouveau ?
Nils & Zéna n'est pas tout à fait ma première série. J'ai en effet publié aux éditions du Rouergue une série de romans noirs qui met en scène une jeune étudiante : Agathe. Trois volumes ont été publiés :
Mon amour kalachnikov en 2008,
Fuite en mineur en 2010, et
L'inconnue des Andes en 2011.
J'ai toujours apprécié de lire des feuilletons, ou de retrouver un héros dans une série de bandes dessinées. De nos jours, les séries créées pour la télévision ou internet peuvent être de grande qualité. En fait, j'ai l'impression que les séries sont partout et qu'elles touchent tous les publics. En tout cas, faire évoluer les personnages sur plusieurs volumes m'apporte un vrai plaisir. Il faut les façonner davantage, les approfondir ou se laisser emporter par eux, les renouveler... C'est un jeu riche et toujours différent. Alors oui, je recommencerai, c'est certain.
Respecter la liberté du lecteur est fondamental.
Des sujets de société sont abordés subtilement au fil des aventures de Nils & Zéna. Dans le premier, la contrebande ; dans le deuxième les péjugés et les SDF. Avez-vous une volonté de faire passer des messages à travers vos histoires et personnages ?
Je n'ai pas la volonté de faire passer des messages. J'attache de l'importance par contre à l'écriture des émotions et du corps.
Le fait d'écrire des fictions se déroulant dans le monde réel n'a pas un but pédagogique mais plutôt de partage. Ainsi, le fonctionnement de la société, le rapport entre l'individu et le groupe, la responsabilité de chaque être humain et la conscience des différences mais aussi les rencontres, le fait de devoir s'en aller pour se construire, de lutter pour devenir ce que l'on veut être, de rester en mouvement, d'aimer, de douter : tous ces éléments se réunissent et forment un fleuve puissant et vivant qui draine mes textes.
J'écris et compose mes personnages avec ce que je suis, ce que je pense et ressens dans ce monde du XXIe siècle que j'ai en partage avec mes contemporains. Or, je ne peux m'empêcher, depuis toujours, d'analyser notre société, de la critiquer, de m'engager si cela est nécessaire. Lors des rencontres avec les lecteurs, je mesure combien nous sommes nombreux à nous impliquer. Les plus jeunes sont curieux de découvrir, les ados se cherchent ou se forgent des convictions... de passionnants débats s'engagent alors.
Surtout, je considère la lecture comme un temps à soi. Un pur moment de plaisir. Chacun est libre de ressentir les émotions des personnages, de s'interroger sur leurs choix ou leurs actions, de se les approprier ou non. Mes fins restent ouvertes pour que celle ou celui qui le souhaite puisse continuer à imaginer...
Respecter la liberté du lecteur, pour moi, est fondamental. L'écriture tout comme le choix d'une langue riche représentent un enjeu certain, il me vient certainement de mon goût pour la poésie mais aussi de la confiance que j'ai dans les lecteurs !
Et pour terminer, quelques conseils de lecture ! Pouvez-vous nous livrer deux à trois lectures qui vous ont marquée récemment et que vous nous conseilleriez ?
Une BD jeunesse :
Totem, de Nicolas Wouters et Mikael Ross aux éditions Sarbacane.
Un roman que je viens de relire :
Les années de Annie Ernaux chez Gallimard.
En musique : le morceau Treaty, du dernier album de Leonard Cohen, You Want It Darker, et le dernier album de PJ Harvey : The Hope Six Demolition Project.
L'univers d'une cinéaste : Jane Campion.