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Gaëtan Dorémus
21 septembre 2010

Le temps de création des auteurs illustrateurs pour la réalisation d'un livre est compté et de plus en plus réduit. Face à ces impératifs de vitesse et à cette cadence, l'auteur illustrateur Gaëtan Dorémus fait l'éloge de la lenteur et milite pour une bibliodiversité bénéfique en vue de préserver une certaine qualité.



Ce qui rend efficient l’économisme, c’est sa vitesse-sa « réactivité ». Rentre dans la danse ou crève ! Adapte-toi à l’air du temps ou tu auras fait ton temps ! Cette injonction de vitesse amnésique tenaille tout le monde, voyons les dégâts de cette idéologie au travers l’exemple du livre illustré.



Une créativité métronomée



Assez caricaturalement, plus la structure éditoriale est grosse, plus les délais risquent d’être comprimés, précis, à « anticiper », plus les « commerciaux » -en rapport direct avec la thune auront les premiers et derniers mots face à « l’éditorial » et imposeront une cadence, un calendrier. Par exemple d’exiger d’un auteur d’albums les résumés-couvertures-deux-double-pages d’un album alors qu’il n’est qu’à l’état de projet vaporeux, pour avoir le temps de « préparer » la sortie... Se presser pour avoir le temps !

Imaginons un fonds de pension, il tire d’un groupe éditorial des dividendes grassouillets, il impose un contre-la-montre permanent à chaque « collaborateur » : l’auteur doit jouer la montre pour négocier son contrat d’édition, et parfois même accepter le paiement au forfait (1). Cette rapidité d’exécution exigée est possible pour certains caractères d’auteurs, pour certains types d’images (je pense au dessin de presse, qui se fait vite et se lit vite), mais ne peut en aucun cas convenir à chacun. Cela nie qu’un auteur, qui même ferait des dessins-jetés-à- la-plume, aura besoin de produire des recherches, des esquisses, et que cela prend du temps, c’est oublier que nous sommes inégaux face à la Vitesse... Un illustrateur qui débute aura besoin de tout son temps pour une image (et un auteur construit son univers sur un temps long et peu quantifiable, en ratant, en essayant) tandis qu’un illustrateur qui produit depuis la nuit des temps dessine peutêtre comme il respire... Dans cette logique du temps compté, le temps de l’auteur d’albums (comme des autres maillons du schproutz éditorial) n’est aux yeux du haut-commanditaire plus qu’un capital-temps à « gérer » au mieux. L’auteur ne choisit pas. Au début d’un travail, il tue le temps en attendant une décision d’un comité de lecture d’un gros éditeur, il attend son quart d’heure de célébrité mondiale d’auteur. Le feu passe au vert et alors il se doit de courir après les aiguilles dans le temps qui lui est imparti ! Et fait un livre moyen. Temps de cochon pour les auteurs-escargots... Pour sortir de cette obsession du chrono, l’illustrateur a pourtant voulu redonner du temps au temps, il a proposé le livre et décidé du tempo -lentissimo- en amont, la nécessité de se savoir exonéré de la contrainte temporelle l’a aidé à trouver l’étincelle créatrice. Mais après : speedissimo !



Il faut bien user de la lenteur, comme nous le dit Pierre Sansot. Il évoque cette « disponibilité de l’individu », qu’il faut « donner au temps toutes ses chances ». Il est vrai que chercher en soi un livre peut s’apparenter à la flânerie dont Pierre Sansot parle : « Flâner, ce n’est pas suspendre le temps mais s’en accommoder sans qu’il nous bouscule. Elle -la flânerie- implique de la disponibilité et en fin de compte que nous ne voulions pas arraisonner le monde. » (2) En effet, un livre doit parfois vivre longtemps dans la tête de l’auteur avant que n’en soit tracé le premier trait (ce qui peut être inversement proportionnel à la durée de vie dudit livre dans les rayonnages des librairies ou dans la tête de certains lecteurs). Le temps choisi, avec ses temps d’arrêt, d’hésitation et ses temps d’activité permet d’aboutir à des projets plus complexes, à des ensembles cohérents (c’est-à-dire que l’auteur en rougit moins parce que, faute de temps, dans les illustrations et les textes à-la-va-vite-de-d’habitude seraient restées des coquilles).

Le Marché du livre n’a pas de mémoire, et l’illustrateur -pour durer dans le temps- aura à se méfier des promesses de gloires filantes à ne pas saisir au risque de se retrouver fort loin de sa galaxie d’origine, ou de devenir un auteur-oligarque (installé par le Marché), cela rend triste et éclipse au passage tous les autres auteurs. Il devra suspecter la météo trop clémente et préférera se donner le temps nécessaire à construire ce qui peut faire office d’oeuvre, en méprisant les messieurs Météo des média ou des GSS (Grande Surface Spécialisée, type FNAC) et GSA (Grande Surface Alimentaire, type Leclerc -premier « libraire » de France) qui essayent de faire la pluie et le beau temps (surtout sur leurs comptes en banque).



La bibliodiversité menacée



Entre impératifs industriels éditoriaux voulant contraindre le temps et besoin de choisir la durée de son « temps de travail », l’auteur est donc pris en tenaille. Comme dirait Oncl’ Picsou : « le temps c’est de l’argent ». Les machines impriment les livres en un rien de temps, les mouvements d’argent d’un continent à l’autre se font en deux temps-trois mouvements, la rentabilité actionnariale ordonne de comprimer les délais -il faut gagner du temps - et la surproduction livresque incite les auteurs à tenir un rythme de sprinter sur du demi-fond.

-« Qui paye l’orchestre choisit la musique ! » - « Et le tempo ! » ajouterais-je.

Cette compression du temps, cette maîtrise du chrono par les multinationales livresques étouffe progressivement les bouquins qui ont besoin de temps pour s’installer au profit de ce qu'ils appellent encore des livres en réalité des ersatz, des produits présentant cette unidimensionnalité de lecture, cette monolecture) qui vont « plus vite à lire » et sont plus facile d’accès.

Incontestablement, ils sont de leur temps ! On peut rapprocher cette situation de la théorie d’Ivan Illich sur le monopole radical (qu’il appliquait aux déplacements et en particulier à la domination de l’automobile) : La présence d’un monopole si technicisé et rapide qu’il étouffe les plus lents (3). Une censure par la rapidité et l’abondance. Heureusement, les libraires indépendants sont des marathoniens et n’ont pas choisi la même vitesse. Ils font vivre les fonds des éditeurs quand les distributeurs des GSS et GSA nous inondent d’un livre pour enfants de Madonna (4). Ils maintiennent une relative bibliodiversité et leurs titres phares ne sont pas les mêmes que les enseignes du Marché (5). Mais il y a autant de différences entre des livres et des Livres qu’il en existe entre le marché et le Marché. D’un côté les bons légumes, les fromages de chèvre frais, les saucissons de montagnes et de l’autre la malbouffe. D’un côté le slowbook et de l’autre le mal-livre. La plupart du temps, l’asepsie est inévitablement le corollaire de ces mal-livres, ces « livres » de Marché (en réalité de supermarché). Ce qui n’empêche pas certains slowbooks de faire des démarrages en trombe et de tenir la corde un certain temps !

Entre les impératifs de vitesse effrénée et d’efficacité machinale et les exigences de qualité nécessitant du temps non contraint, les conditions de fabrication influent sur l’existence et ce qui fait le Livre et l’auteur épanoui. Ce fameux supplément d’humanité et de sens qui ne se retrouve dans aucune colonne d’aucune feuille de comptabilité d’aucune book-company. Du lapin d’Alice au pays des merveilles j’aurai aimé que ces book-company ne retiennent pas que les « Je suis en retard – Je suis très pressé! » mais aussi les bonheurs d’illogismes, pas leur logique du chiffre.

Reste cependant cet invariant magique : le temps que nous passons à lire. Étiré, distendu, intime, que personne ne nous impose. Il suffit d’observer un enfant se perdre dans un album, passer un temps infini sur une page, pour se dire qu’imaginer ce genre de livres vaut bien le coup d’y consacrer beaucoup de temps.



Gaëtan Dorémus, en 2010.



(1)À un autre bout de la chaîne (qui a plusieurs bouts) se trouve cramponnés les libraires indépendants ou spécialisés qui en matière de précarité commencent à en connaître un rayon(nage de livres).

(2)Du bon usage de la lenteur, Pierre Sansot, Manuels Payot, 1998.

(3)Énergie et équité, dans OEuvres complètes,Volume 1, Ivan Illich, Fayard, 2003.

(4)Face à cette distribution surpuissante des petits éditeurs s’étaient mobilisés en 2007 pour réclamer des tarifs postaux préférentiels, au risque de voir leur existence menacée (http://www.cynthia3000.info/petition/index.php?petition=3)

(5)voir le premier rapport du Motif (www.lemotif.fr) qui détaille ces différences notables.


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http://gaetan.doremus.free.fr/spip.php?article67

http://gaetan.doremus.free.fr/spip.php?article66