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Elena Balzamo

1 décembre 2004

Il est des métiers et des réalisations dont on parle trop peu. La traduction en fait partie. Un métier exigeant à la frontière de l'invisible dont le travail est à souligner tant il est à la source de la connaissance et du partage du patrimoine littéraire. Elena Balzamo est spécialiste des littératures scandinaves et russe, traductrice, essayiste et critique littéraire. D'origine russe,
Elena Balzamo a fait ses études à l'Université de Moscou (langues et littératures scandinaves) et de Tbilissi en Géorgie; elle vit en France depuis 1981. Elle a réalisé une thèse de doctorat sur le conte littéraire scandinave à l'Université de Lille-III et enseigne actuellement à l'Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur de nombreux livres sur la Scandinavie et la Russie (Recueils et anthologies, essais et ouvrages dirigés), Elena Balzamo est aussi chercheuse dans le domaine du folklore scandinave.
Son travail a été récompensé par le Prix de traduction de l'Académie suédoise 2001 et elle est en outre Docteur honoris causa de l'université d'Umeå en Suède. Auteur, elle est aussi chercheuse et réalise des traductions de plusieurs langues vers le français, accessoirement vers le suédois. Elle a traduit deux livres dans la collection "Aux origines du monde", "Contes et légendes d'Allemagne" et "Contes et légendes de Suède" chez l'éditeur
Flies France. Nous avons rencontré cette spécialiste au Salon du
livre et de la presse jeunesse de Montreuil en 2004.


Ricochet - Ricochet - Combien de langues connaissez-vous ?

Elena Balzamo -
C'est une question difficile, je ne sais pas ce qu'on entend par connaître une langue ! Lire, on peut en lire une masse ! Mais pour écrire, c'est autre chose et pour travailler encore une autre... Disons que je suis russe d'origine avec le russe comme langue maternelle et tout le reste, je l'ai appris: le suédois, le danois et le norvégien. Ce sont des langues assez proches. Je parle le suédois et je comprends et je lis le danois et le norvégien et puis les langues européennes obligatoires, l'anglais, l'allemand, le français.

Ricochet - Que lisiez-vous petite ?

Elena Balzamo -
Petite, j'ai lu beaucoup de choses. J'ai lu tous les grands auteurs de la littérature européenne en traduction russe évidemment d'abord, notamment la littérature pour enfants et les contes (les contes de Grimm, d'Andersen, d'Astrid Lindgren en russe) et plus tard j'ai lu tout cela en russe à mes enfants, par tradition et par habitude, plus les grands classiques. Il y a toute une partie de la littérature française que je n'ai pas relue depuis en français, les auteurs comme Dumas et Jules Verne, je les ai encore en tête presque par cœur en russe. Je n'ose presque pas regarder l'original.

Ricochet - Comment s'est passée la rencontre avec les éditions Flies France ?

Elena Balzamo -
C'est par les contes et grâce aux amitiés et affinités personnelles que j'ai tissées avec l'éditrice de chez Flies France : je la connais depuis Moscou. Elle est ethnologue de formation. Et moi je m'intéressais beaucoup au conte populaire et j'ai fais une thèse de doctorat en France sur le conte populaire scandinave. Là, quand l'occasion s'est présentée de faire des volumes pour elle, j'ai été tout de suite séduite. J'ai fait d'autres éditions de contes scandinaves et suédois chez José Corti et je compte en faire d'autres. Cela fait partie du projet de recherche, je continue à travailler sur le conte et à écrire des livres et des articles. Il y a plusieurs facettes : le côté recherche, ensuite le côté traduction qui m'a toujours beaucoup intéressé et enfin le côté éditorial sur lequel je travaille plus avec cette maison d'édition qu'avec les autres maisons d'édition. Ce côté éditorial, ce sont les rencontres avec le public, les salons et les conférences que l'on peut faire, et c'est très bien pour quelqu'un qui est toujours seule derrière son ordinateur.
Ricochet - Chez Flies France, vous avez traduit deux volumes dans la collection " Aux origines du monde", Contes et légendes d'Allemagne" et " Contes et légendes de Suède", comment travaillez-vous pour la collecte de ces contes ? Vous partez des versions orales ?

Elena Balzamo -
Je ne fais pas de collectes sur le terrain, d'une part car il y a peu de choses maintenant et l'on raconte des histoires qui ont déjà été publiées, d'autre part parce qu'il y a déjà eu de très belles éditions. Ce qui m'arrive, en revanche, c'est de rechercher dans les archives, c'est-à-dire les collectes qui ont été effectuées par les ethnologues suédois et qui n'ont jamais été publiées. Et pour les volumes de Flies France, j'ai beaucoup puisé dans les archives en Suède et en Allemagne.


Ricochet - Qu'est-ce qui vous séduit dans la littérature scandinave ?

Elena Balzamo -
C'est une tradition très intéressante, ce sont des pays qui ont gardé ce fond de tradition populaire de l'art de conter les choses et l'on trouve des choses merveilleuses. Ce qui dépend en partie du fait qu'au 18ème siècle, il y a eu des collectes sur le terrain qui étaient très intéressantes, qui ont été en partie éditées à l'époque et une autre partie de ces collectes sont restées dans les archives et ont été publiées plus tard. Mais il y a toute une masse d'histoires qui sont à la fois les mêmes que les histoires que l'on raconte en France et en Allemagne… mais aussi il y a tous les personnages qui sont spécifiques au folklore scandinave : les trolls, les lutins, et tous les personnages souterrains invisibles. Cela c'est un domaine très attachant !


Ricochet - Vous connaissez la phrase qui dit " Tradutore, traditore", vous êtes d'accord avec cette phrase... ?

Elena Balzamo -
Non je ne suis pas d'accord parce que cela dépend où se situe la trahison. Il est vrai que traduire c'est toujours perdre quelque chose. On perd soit un jeu de mots, soit une image, soit le rythme si on est obligé d'expliciter dans le texte les choses que le lecteur de la langue d'arrivée ne peut pas comprendre. Il y a toujours des pertes inévitables, mais il y a aussi des techniques de récupération et je pense que si on a assez d'expériences et assez d'intérêt pour ce que l'on fait, on arrive à récupérer ce qu'on a perdu et le rendre d'une autre façon, c'est-à-dire que si on est obligé de ralentir le rythme à un certain endroit, on peut accélérer à un autre; si on perd une image ici, on peut l'introduire là-bas. Ce qui compte, c'est le résultat. On ne traduit pas des mots, on ne traduit même pas des phrases, on ne traduit même pas des passages, on traduit le texte entier. Je pense que si on arrive à produire sur le lecteur le même effet que l'œuvre dans la langue originale produit sur son public, c'est qu'on n'a pas trahi grand chose, même si ce qu'on obtient n'est jamais ce qui est dans oeuvre originale. Aussi dans le conte, la perte est moindre parce que, pour le conte populaire, il y a déjà une traduction qui a eu lieu, au moment où il y a eu le passage de l'oral à l'écrit. Ce passage-là, c'est déjà une traduction et donc une trahison en quelque sorte. Et c 'est pour cela que, chez les traducteurs et éditeurs de contes, il y a toujours deux écoles et deux tendances. Les gens qui croient qu'on doit essayer de restituer au maximum l'oralité du conte et, d'autres, qui croient qu'à partir du moment, où le conte oral passe dans l'écrit, il fait partie de la littérature, ce sont d'autres critères qui s'appliquent, des critères de lisibilité. Il y a toujours ce mouvement pendulaire entre ces deux écoles.

Ricochet - Qu'est-ce que pour vous un bon traducteur...

Elena Balzamo -
Un bon traducteur, pour moi, est quelqu'un qui possède une culture suffisante pour transmettre non seulement le texte tel qu'il est écrit mais toutes les représentations, les images, toute cette culture qui est le fondement, la condition de vie de ce texte. Une bonne traduction est comme un iceberg où il y a une petite partie visible qui est le texte publié et dessous il y a tout le bagage qu'on doit accumuler. Pour traduire un conte, il faut nécessairement en lire cent. Pour traduire le texte d'un auteur, il faut nécessairement lire tout ce qu'il a écrit, même si cela ne se transmet pas. Je pense que c'est mon parcours d'historienne de la littérature scandinave aussi qui détermine cette vision de la traduction. La traduction n'est pas un but en elle-même parce que l'on cherche, ce n'est pas transposer les mots mais transmettre une expérience culturelle dans un autre contexte.

Ricochet - Quand vous traduisez un texte, vous repassez par votre langue maternelle ? Comment cela se passe ?

Elena Balzamo -
C'est un processus très difficile parce que, dans le métier de traducteur, il y a des techniques et des expériences que l'on accumule, c'est-à-dire des solutions qui viennent à la lecture du texte. Si je me mets à traduire quelque chose, je lis une phrase, c'est à peine si je la vois, que ce soit une phrase suédoise, allemande ou anglaise, ce que je vois tout de suite c'est à quoi cela correspond en français. Je pense dans la langue dans laquelle je traduis. Et quand il m'arrive rarement de traduire vers le suédois, c'est un gros problème, car tous les mécanismes de traduction, je les ai vers le français et pas vers une autre langue. Il me serait très difficile de traduire vers le russe, même si c'est ma langue maternelle, car toutes les techniques que j'ai acquises vont vers le français.


Ricochet - La sonorité d'une langue est quelque chose de difficile à traduire... ?

Elena Balzamo -
La sonorité, je pense qu'il est presque impossible de la rendre. Le domaine littéraire où la sonorité joue le rôle le plus important, c'est la poésie et c'est le domaine qui se prête le moins à la traduction. Là où l'aspect phonétique est très important, il n'y a pas grand chose que l'on peut faire. Là, il faut vraiment essayer de mettre en place une récupération. Et ce que l'on perd par la sonorité, on peut le récupérer par le rythme, par le choix judicieux des images, etc. Pour les contes, cela pose un problème au niveau des contes qui sont bâtis sur les ressemblances sonores. Par exemple, tous les contes qui expliquent les cris des oiseaux. Là, c'est très difficile : les oiseaux et les animaux ne parlent pas la même langue non plus. La vache qui en français dit "meuh', en russe, elle dit "mouh". Le coucou dit la même chose dans toutes les langues. Pour le coq, c'est tragique, car dans toutes les langues, c'est différent. Cela c'est parfois très dur à rendre.

Ricochet - Quelles sont les autres difficultés attachées à la traduction d'un conte ?

Elena Balzamo -
Pour les contes, c'est le problème de l'original. Si l'original est un texte littéraire, ce n'est pas trop difficile. Si l'original est un texte qui provient d'une collecte brute, une transcription d'un récit oral, on a des problèmes. C'est là qu'on se demande dans quelle mesure on adapte le texte, dans quelle mesure on fait quelque chose de lisible et là c'est toujours un choix.

Ricochet - Quand on parle de littérature scandinave, peut-on parler d'un ensemble ou chacun des pays a-t-il sa spécificité ?

Elena Balzamo -
La spécificité existe, certainement. C'est une spécificité qui existe et qui est due surtout au fait que par quelque miracle culturel, les pays scandinaves ont eu au cours des deux derniers siècles quelques auteurs de génie qui ont à la fois fondé une tradition, qui l'ont perpétuée et qui ont aussi structuré la perception. On a Hans Christian Andersen pour le Danemark qui a énormément influencé toute l'écriture des contes littéraires dans tous les pays, puis on a eu des contes populaires norvégiens qui ont été collectés, édités et réécrits au 19ème siècle par deux auteurs de génie, Asbjörnsen et Moe, qui ont fait aussi des recueils qui sont devenus des classiques de la littérature pour enfant. Et puis à partir de là, il y a eu des auteurs tout au long du 19 ème et puis au 20 ème siècle qui ont perpétué le genre. En Suède surtout au 20ème siècle, cela s'est fait grâce à un auteur comme Astrid Lindgren qui renouvèle complètement le genre à la fois des contes et le genre des récits pour enfants. Elle a tout écrit, tout inventé : elle a fait des romans policiers pour enfants avec des personnages d'enfant, elle a fait des contes, elle a fait énormément de choses et elle a introduit des personnages qui n'existaient pas dans la littérature enfantine. Puis il y a eu cette très remarquable auteur finlandaise d'expression suédoise, Tove Jansson. Là, l'innovation, c'est la symbiose du texte et de l'image parce que Tove Jansson était illustratrice et elle a créé le personnage de Moumine le Troll avec le grand nez et les petits yeux et tout cet univers qui a ses racines dans le conte populaire mais qui, à première vue, n'a plus rien à voir avec lui. C'est un jalon très important autour duquel se structure cet espace de la littérature pour enfant dans les pays scandinaves. A mon avis, il n'a pas son pareil en Europe si ce n'est en Angleterre probablement avec Alice au pays des merveilles, Peter Pan et Tolkien. En France, je ne vois pas d'équivalent, en Russie non plus, en Italie à peine. C'est vraiment propre aux pays scandinaves.

Ricochet - Comment cela s'explique-t-il ?

Elena Balzamo -
Je pense qui a plusieurs explications qui sont toutes partielles. Comment explique-t-on l'apparition de génies, c'est inexplicable par le contexte général. La littérature scandinave est une littérature au 19ème et 20 ème siècle de très haut niveau. Il y a ce climat littéraire très haut et dans la littérature générale pour adultes aussi. Automatiquement cela rehausse le niveau de la littérature pour enfants. Il y a cela qui joue. D'autre part, il y a sans doute la tradition populaire qui était plus vivace dans ces pays-là que partout ailleurs en Europe. Cela a aussi un rapport avec les rythmes de développement socio-économiques. La Suède, la Norvège aussi et le Danemark dans une moindre mesure, sont restés des pays ruraux pendant très longtemps jusqu'à la deuxième guerre mondiale. Il y avait encore toute cette population rurale qui se racontait des histoires. Il y avait un terreau très propice pour les contes.




Ricochet - Sur quoi travaillez-vous en ce moment...

Elena Balzamo -
Je viens de finir un travail sur cinq livres et j'en ai un sixième en chantier. Il y a ma traduction de la littérature générale qui se poursuit, un recueil de Strinberg aussi, il y a aussi une traduction du russe d'un petit roman datant de la période soviétique que je trouve très très beau. J'ai réalisé aussi un essai qui va bientôt paraître sur une carte du 16 ème siècle, la première carte qui représente la Scandinavie de manière reconnaissable et qui raconte des tas d'histoires sur la Scandinavie à l'époque de la réforme. Je travaille aussi sur deux éditions assez étranges et inédites, les deux volumes parus chez Flies France, "Les contes et légendes de Suède" et "Les contes et légendes d'Allemagne". Je suis en train de faire les versions allemandes et suédoises de ces mêmes livres. Pour faire ce volume allemand pour Flies France, on a puisé dans tout un tas de publications périodiques, des recueils de contes, on a fait toute une collecte qui n'a jamais été réalisée en Allemagne. Les contes étiologiques dont il est question sont répartis sur des milliers et milliers de pages des différentes publications très anciennes et inaccessibles. On a regroupé tout cela, et maintenant, on va faire une édition allemande à partir de l'édition française des contes étiologiques qui n'existent pas en Allemagne. Même chose pour la Suède, il n'y a pas de recueil équivalent. Cela va donc être réimporté en Suède. Pour le volume allemand, je travaille là en collaboration avec un écrivain allemand. Je trouve cela très marrant.

Ricochet - Là on se rend compte de toute l'importance du travail de traducteur, qui n'est pas souvent mis en avant...

Elena Balzamo -
C'est vrai, le travail de traducteur est quelque chose de peu visible. Quand on ouvre un livre, on ne se pose pas la question de savoir de quelle langue il est traduit et par qui il est traduit. Et si on commence à se poser cette question, c'est que la traduction est mauvaise. Le paradoxe du métier de traducteur, c'est que le traducteur doit rester invisible, et plus il reste invisible et mieux c'est pour le livre. Il y a à ce propos un exemple assez connu. Nabokov qui est un très grand écrivain a eu l'idée un jour de traduire Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll. L'égo, la personnalité et le style de Nabokov étaient tellement puissants qu'il a transformé le livre de Lewis Carroll en livre de Nabokov. Cette traduction est maintenant illisible parce que c'est tellement daté et tellement Nabokov qu'une personne qui a découvert Lewis Carroll ne pourrait lire la version de Nabokov. Il y a toujours ce problème d'effacement du traducteur.

Ricochet - Pensez-vous que toute oeuvre est traduisible ?

Elena Balzamo -
Non, je ne crois pas. La plupart des traducteurs me contrediraient en disant que tout est traduisible, mais je pense qu'il y a des choses où les pertes sont tellement grandes qu'aucune récupération ne pourrait suffire. Cela concerne le plus souvent la poésie bien sûr, cela concerne parfois la prose. Quand vous avez affaire à une création d'idiomes particuliers qui reposent sur des mécanismes qui n'existent pas dans les langues d'arrivée, on ne peut rien faire. Si on ne peut pas exprimer le procédé utilisé, il ne reste rien du texte, on peut transmettre l'information mais l'art disparaît.

Ricochet - Traduire de la littérature pour enfant, c'est une tâche plus difficile ou plus simple que pour tout autre genre de littérature ?

Elena Balzamo -
Je crois que c'est à la fois plus facile et plus difficile. Plus facile dans la mesure où les styles des livres pour les enfants sont en général plus simples, les phrases sont plus courtes et il y a moins de recherches stylistiques. D'autre part, dans les livres pour enfants, on a besoin d'un contexte culturel si large qu'on constate parfois qu'il est impossible de le transmettre. Par exemple, le problème des prénoms. Pour les prénoms suédois, si on garde le prénom suédois des petits personnages sans les changer, le petit lecteur français ne va pas comprendre si c'est un petit garçon ou une petite fille. Alors qu'il est inimaginable de changer un nom ou un prénom dans un roman pour adultes, les traducteurs de livres pour enfants sont souvent obligés de le faire pour restituer la lisibilité du texte. C'est là un exemple parmi des milliers. Et c'est pour cela que les traductions pour les enfants sont appelées parfois des adaptations, car on est obligé de s'écarter de l'original beaucoup plus parfois qu'en traduisant un livre pour adultes : l'enfant n'a pas a priori le système de référence qu'a un lecteur adulte. Il faut que le livre contienne tout. Et là les images aident évidemment, si on montre un livre suédois où il y a de la neige à un petit lecteur d'Afrique, on aura même du mal à traduire le mot neige et à expliquer ce qu'est la neige et là, l'image aide.



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