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Emmanuelle Houdart, des cornes et des ailes

Janine KOTWICA
21 août 2013


Houdart, dit-elle, c’est un beau nom, car dedans, il y a «art». Et l’art, cela se partage : Emmanuelle Houdart vient de passer trois mois en résidence au Centre André François qui a présenté, fin 2012, une exposition rétrospective de ses œuvres personnelles et de ses illustrations, et aussi édité un catalogue. Dérision et provocation y voisinent avec fragilité et tendresse. Dans son monde foutraque, la drôlerie se mêle à l’inquiétude et la naïveté angélique à une désespérance démoniaque. Rencontre, à bâtons rompus, avec une artiste souvent incomprise.


Tu es née en Suisse. Que reste-t-il de tes origines valaisannes ?

Je suis née dans une petite ville de montagne, une station de ski. Je détestais cela, skier, donc je lisais et dessinais, en solitaire. La Suisse, les gens sont gentils, un peu conservateurs. Compliqué, pour moi, d’être là-bas. Tout est bien cerné, propre, confortable, protégé. Je ne savais pas qu’il existait un autre esprit. Alors, quand je suis arrivée en France, j’ai dit : «Voilà ! Enfin !» Mais avec des surprises. La saleté de l’hôpital parisien où j’ai accouché : j’ai halluciné ! Des couvertures de l’armée au lieu de nos couettes... en plume ! De mes parents, j’ai appris la bonté, l’attention à l’autre. A Paris, ce n’est pas le cas. Dans le métro, tu mets ton regard métro. Ça, je ne le savais pas. Je regardais les gens avec insistance et ils me disaient : «Tu veux ma photo ?» J’ai dû m’adapter…

Tu y as appris aussi le goût du travail bien fait ?

Je ne sais pas si cela me vient de la Suisse. Ou plutôt de la confiance en soi qui grandit au fil du temps. Au début, je détruisais tout ce que je faisais. Je pliais, je chiffonnais. Petit à petit, il faut que toi, tu aimes assez ton travail pour le laisser partir.

J’ai découvert chez toi des nus réalisés lors de ton passage aux Beaux-Arts. Non de séduisants modèles d’atelier, mais un vieillard décharné, tragique et émouvant...

J’ai commencé ma formation à Sion avec un professeur à la dure, toujours insatisfait, et des modèles très pudiques, très cathos, en slip ! J’étais paniquée, je devais toujours gommer, refaire. Après, aux Beaux-Arts de Genève, mon professeur m’a complètement libérée, supprimé le crayon et la gomme, conseillé la plume. C’était une femme extraordinaire, elle nous apprenait ce qu’on a à l’intérieur de soi. J’adorais ses cours. Le modèle était un demi-clochard, demi-fou, très vieux, très maigre, avec des cheveux gris, passionnant à dessiner.

Dans ton atelier, j’ai vu aussi des peintures à l’acrylique, avec une patte épaisse, parfois en palimpseste sur du papier journal. Tu m’as dit : «C’était ma période Solotareff

Le travail de peintre, c’était ma vocation, à l’origine. J’en ai changé quand j’ai choisi de faire du dessin pour les enfants. Je peignais des morts et des façons de mourir : ce n’était pas pour les enfants ! Avec eux, on ne doit pas être morbide ! Ce qu’on leur donne, ça ne doit pas creuser, ça doit remplir. Même quand on dessine des cauchemars. Les questions ne doivent pas rester sans réponse.

Le Dico des Monstres semble encore appartenir à cette période...

C’était une période où j’allais de maison d’édition en maison d’édition avec mon carton à dessins. La plupart des gens me disaient : «Ce n’est pas pour les enfants. C’est un travail très fort. Il faut trouver un texte qui lui corresponde.» Et puis je suis arrivée chez Hachette avec un carton plein de monstres, disparates, avec toutes sortes de techniques, juste quand Elisabeth Brami leur a proposé son Dico des monstres. Elle a été emballée par mon travail et le livre s’est fait. C’était bien, pour une débutante, d’être portée par un auteur célèbre.





Tu as fait ensuite, toujours avec Elisabeth Brami, quatre anthologies de poèmes pour les éditions du Seuil.

Là, ce fut une aventure difficile que je ne renouvellerai pas. Elisabeth m’a proposé le projet de ces quatre recueils. Il y avait cent dessins à réaliser par livre. Quatre cents dessins ! Je ne suis pas faite pour ça : je suis trop perfectionniste. Quand je ratais une oreille, je n’avais pas le temps de la recommencer.

Est-ce cette insatisfaction qui a fait naître Les Monstres malades, un album 100% Emmanuelle Houdart, qui a obtenu le Grand Prix Fiction à Bologne ?

C’est inépuisable, comme sujet ! Et puis, on est libre, on peut tout inventer : personne ne peut décrire précisément les monstres ! Thierry Magnier était enthousiaste et le prix de Bologne a cimenté notre confiance réciproque.





 

Prix que tu n’es pas allée recueillir... Une coquetterie ?

Non, je ne crois pas. Je ne me sens pas légitime pour un tel honneur...

Tu as eu quelques prix prestigieux, Prix graphique Octogone, Prix de la Société des Gens de Lettres, et encore une Mention Fiction à Bologne pour Saltimbanques , toujours chez Magnier...

Oui, ça me fait plaisir, c’est sûr, mais... je ne vais pas les chercher.

Ton Abécédaire de la Colère est un livre plus personnel, dont tu as aussi fait les textes et les images...

Une fois tous les quatre ou cinq ans, j’ai un sujet qui me préoccupe depuis longtemps et qui remonte à ma conscience. Alors là, j’écris. Mais sinon, je n’aime pas écrire. Pour les dessins, je sais ce qu’il faut faire, mais pas pour les mots. Je n’arrive pas à les choisir. Je ne suis pas un écrivain. J’ai rencontré Marie Desplechin dans le train au retour d’un Salon. Quand je lui ai proposé mon premier dessin des Saltimbanques, elle a été enthousiaste et elle a écrit sur mes dessins.

Elle a fait sien chacun des détails de tes images et les a intégrés avec cohérence dans ses récits.

J’avais envie de dessiner des phénomènes humains, mais élégants. Marie a réinventé leur vie. Elle me disait que les histoires venaient toutes seules, que c’était facile. Pour moi, c’étaient des cadeaux. Ce livre nous a portées. Cette collaboration est devenue une admiration réciproque, puis une amitié.

Au cours d’une précédente résidence, tu as créé, pour l’exposition Barnhominum, des costumes dans la mouvance de Saltimbanques.

Je n’ai pas refait les costumes du livre. J’ai voulu montrer, par exemple, le rapport d’une mère et de sa fille dans leurs vêtements. Ils ont été réalisés par des professeurs de couture d’un lycée technique et par une costumière. C’était une très belle expérience de voir des dessins devenir des objets avec des matières. Le défilé de mode a été filmé par la cinéaste Delphine Gleize, qui a tourné plusieurs films dont Cavaliers seuls avec Jean Rochefort. La musique m’émeut beaucoup.





 

Tu as, dans tes albums, une palette d’une grande fraîcheur. Tes objets et personnages sont détourés sur le blanc de la page. Ils semblent suspendus, hors du temps, dans un ailleurs de l’imaginaire.

Je ne sais pas faire les fonds et je ne saurais pas détacher les choses des fonds. Je ne fais pas de perspective... C’est le personnage qui porte tout. Il n’y a que lui qui compte. Ce qui m’intéresse, c’est le sens que le personnage doit donner à l’histoire. Après, j’ajoute les choses.


Je viens de lire Le Vertige de la liste de Umberto Eco et je n’ai cessé de penser à toi. Tes imagiers, tes jeux, illustrent parfaitement tout ce qu’il exprime de ce vertige de l’énumération. Tes accumulations sont farfelues, délirantes...

Fani Marceau, mon éditrice au Seuil, m’encourageait à cette profusion. J’accumulais les objets. Toujours plus. Puis cela m’a fatiguée d’être considérée comme la spécialiste de l’accumulation. Par exemple, petit à petit, j’ai cessé de faire des poches avec plein de choses dedans. En fait, je ne fais d’abord que des livres de listes. Et après, je leur cherche une forme. Dans le livre que je prépare sur l’argent, je dessine une série de portraits : un SDF, un milliardaire, un truand, un banquier, une prostituée... Ma fille ne voulait pas de prostituées, mais à Paris, les enfants les voient dans la rue. Marie (Desplechin) écrira les textes. C’est un sujet violent, l’argent. Je ne sais pas si je porte un jugement, ou pas de jugement. Je n’y connais rien. Je ne lis pas les journaux. Je ne regarde pas la télévision.


Je t’ai vue dessiner en classe, devant des enfants, fascinés dans leur contemplation. Tu dessinais un élément, puis un autre, l’un suggérant le suivant. Pas une juxtaposition comme dans tes «listes», mais une imbrication, et cela créait un monde, ton monde. Tes dessins faits en animation peuvent s’enfermer dans un cercle comme, chez Homère, le bouclier d’Achille qui renferme toute son histoire, ou le microcosme de la piste de cirque, image de l’univers pour André François.

Mon matériel est simple. Des feutres. Pas de possibilité de repentir, pas d’hésitation. Donc la structure est essentielle. L’abécédaire, le dico, c’est rassurant. La structure est une maison, et tout peut arriver à l’intérieur. J’ai représenté des mères, souvent. Mais pas monstrueuses, du moins dans les livres d’enfants. Protectrices, au contraire. Je vois dans les écoles des enfants déjà abîmés par la vie. Cela me touche beaucoup. Le dessin, je le fais pour eux. C’est un cadeau.

Tu as dédié plusieurs livres à tes deux enfants, Fantine et Merlin, et ils en sont aussi les héros. Qu’en pensent-ils ?

C’est ambigu. Je ne sais pas trop. Une certaine fierté, mais aussi des réticences. Par exemple, Fantine n’a pas aimé que je la dessine toute nue. Dans sa classe, on avait lu Le Petit Poucet, un livre collectif auquel j’avais participé, et elle était fière. Mais ce n’est pas parce que je suis une illustratrice connue qu’ils vont tout me pardonner !

Tu t’impliques personnellement, toi et ta famille, dans tes livres.

Oui, toujours. Mes hommes dessinés ont la tête rasée comme Pascal, mon mari. En 2002, j’avais fait Attention, sortie d’école (Thierry Magnier), un livre très intime qui n’a pas marché. Un format trop petit, une couverture atroce. Personne ne me parle de ce livre. D’ailleurs mes livres ne se vendent pas comme des petits pains. Ils inquiètent. J’ai beaucoup de témoignages de bibliothécaires qui me disent, en se présentant : «Au début, je vous détestais», mais c’est pour me dire que, maintenant, elles m’adorent ! Mon travail, au départ, fait peur. Je sais que je suis à côté de la plaque, mais je suis très bien, à côté de la plaque !

La nature, paysages, fleurs, plantes, animaux, est absente de tes livres, ou complètement transcendée par l’artifice, et dans les formes et dans les couleurs.

Dernièrement, j’ai mis un peu plus de nature réaliste dans Une amie pour la vie ...





Réaliste à la Houdart, c’est-à-dire sophistiquée, transformée par ton regard, ton esthétique. Tes plantes ressemblent un peu aux fraxilumèles psychédéliques d’Alain Le Foll. Ce livre, Une amie pour la vie (Thierry Magnier), tu l’as fait avec Laëtitia Bourget avec qui tu as souvent collaboré.

Elle habitait juste au-dessus de mon appartement. On s’est connues au moment de ma première grossesse. Elle m’a écrit Les Choses que je sais (Seuil) pour que je redémarre dans ma vie professionnelle. Un livre d’accumulation qui n’a pas marché. Puis il y a eu L’Apprentissage amoureux (Seuil) et Les Heureux parents (Magnier). On s’est très bien entendues. On a partagé les grands moments de notre vie. Elle est très mentale, ce que je ne suis pas. Elle écrit des textes simples exprès, en anticipant les images farfelues que je vais créer. Elle sait que si elle écrit sur la petite graine, je vais mettre des spermatozoïdes partout, qu’il y aura plein de fœtus qui traînent. Une amie pour la vie est notre dernier album. Je viens d’avoir 45 ans. C’en est fini des amitiés compliquées.

Il y a des pages très réussies, la baignoire, la balançoire...

Les amies sont vieilles : la baignoire, c’est leur mort. Elle n’est pas dans le texte. C’est une idée de Laëtitia, que je dessine un avant le livre, et un après le livre. Et elle me donne là-dessus des indications très sommaires sur lesquelles je brode.

Tu as écrit, pour les adultes, J’y arrive pas (Seuil). Un livre très violent qui m’a fait penser à Topor...

Je ne l’ai pas peaufiné. C’est un livre d’humeur, spontané. Violent ?

Les coups de couteau, de ciseaux...

Je déteste la violence, au cinéma, et même dans les livres. J’adore les polars, mais il ne faut pas qu’il y ait de morts d’enfants. Ma violence n’est pas gratuite. Elle est porteuse de sens. Ce sont des symboles-chocs. J’aime mettre en scène des choses qui vont bouleverser. Comme dans La Garde-robe (Thierry Magnier).

Encore un livre pour adultes. Qu’est-ce qui t’a poussée à ce livre si dérangeant pour lequel on t’a comparée à Frida Kahlo ?

Je venais d’avoir quarante ans et j’ai voulu faire un livre sur cette vacherie, la quarantaine. Mettre de côté les livres pour enfants. Parler du corps. Il n’y a rien de morbide dans ce livre, mais il m’a beaucoup coûté. J’ai dû chercher loin en moi. Racler les entrailles. On n’en sort pas indemne. C’est très puissant. Je fais des livres pour les enfants pour me protéger de cela. Ma vie aurait été différente – sans doute pas d’enfants – si j’avais continué dans cette voie qui était la mienne quand j’étudiais aux Beaux-Arts. J’y passais pour une demi-folle de présenter certaines choses au jury. Je retournerai dans ces eaux-là de temps en temps.

On a évoqué Topor, Frida Kahlo. Qui t’a encore influencée ?

Annette Messager, Bosch, Munch, Goya, Van Gogh... Ils sont sublimes, intenses. Les gens de l’Art brut, aussi, me touchent beaucoup.

Et parmi tes confrères?

Je trouve un écho chez Maurice Sendak, Kitty Crowther, Peter Sìs, Nikolaus Heidelbach, Michael Sowa, Anthony Browne, Shel Silverstein...




Cet article a paru dans le numéro 1.13 de la revue Parole de l'Institut suisse Jeunesse et Médias




22.08.2013