En Russie aujourd’hui: 2018, 2020, 2022
En 2018, l'illustrateur Igor Oleïnikov a reçu le Prix Hans Christian Andersen décerné à Bologne. Le prochain congrès de l'IBBY[i] se tiendra à Moscou en 2020. Et 2022 verra l'édition jeunesse russe invitée d'honneur à la Foire du livre jeunesse de Bologne. Enfin, à l'instar d'aides à la traduction dans les pays européens, la traduction du russe vers le français fait dorénavant l'objet d'une prise en charge par l'Institut de la traduction, organisme qui met en place un congrès de traducteurs à Moscou tous les deux ans. Tout cela ouvrira sans doute une nouvelle page dans l'histoire des livres jeunesse traduits du russe en français, en écho aux nombreux livres français traduits en russe comme le notent les récents rapports du SNE et BIEF jeunesse. De nouveaux éditeurs et auteurs développent des profils qui se diversifient, du conte à la fantasy et aux mondes virtuels en passant par l'humour, la poésie, la nature et l'écologie, le roman d'apprentissage ou encore le roman historique. Voici quelques pistes.
Ancrés dans une Histoire faite de ruptures radicales, entre révolution et reconstruction, les livres russes pour la jeunesse se refont actuellement des couleurs, spécifiques et universelles, ce dont a rendu compte, en France, la revue bilingue éditée par des traducteurs passionnés, Lettres russes[ii], qui a sorti en 2011 deux numéros spécialement consacrés aux livres jeunesse contemporains, l'un pour les 7-11 ans, l'autre pour les adolescents, avec les extraits d'une vingtaine de titres d'auteurs reconnus. Certes, l'univers russe n'est pas sans attrait à en croire les adaptations de contes et les romans sur la Russie écrits par des auteurs français. Et, depuis 2005, première année où la Russie était pays invité au Salon du livre de Paris, et la parution du numéro très étayé de la Revue des livres pour enfants intitulé «Voyages en Russie», les traductions jeunesse du russe de titres que l'on peut qualifier de nouveautés[iii], se fraient peu à peu un chemin.
Ainsi, en 2018, sont notamment parus: Kaplia: voyage d'une goutte d'eau d'Anastasia Kovalenkova, L'appartement: un siècle d'histoire russe ainsi que Métro d'Alexandra Litvina, Pompon le chat de Nikolaï Vorontsov, Koshka d’Andreï et Natalia Sneguiriov, Petit bateau de papier de Marina Aromshtam et Victoria Semykina, Youko au pays des rennes: une enfance dans la toundra d'Oulouro Ado, L'enfant de sucre: exilée en Kirghizie sous Staline d'Olga Gromova.
Traduire ou ne pas traduire du russe en jeunesse?
En 2017 au Salon du livre Non Fiction de Moscou, où se rendent tous les éditeurs, auteurs et lecteurs à la recherche de découvertes éditoriales, une importante exposition conçue par l'éditeur KompasGuide, intitulée Littérature jeunesse de 1917-2017: histoire à suivre, retraçait le centenaire historique de cette littérature dont, en leur temps, de beaux romans ont été publiés en français aux éditions La Farandole, Rageot, Nathan, Gallimard, Flammarion, Castor Poche, Syros, Le Sorbier... Des découvertes de plusieurs livres soviétiques restent d'ailleurs toujours à faire, mais le contexte a évidemment changé. La littérature jeunesse garde suffisamment de prestige de nos jours pour que le producteur d'un groupe de rock, Anton Soïa, lui-même auteur de textes punk et rock, mais également poète et auteur, commette régulièrement des livres pour enfants ou que le rappeur à succès Basta publie ce qu'il racontait le soir à ses filles.
Les livres et auteurs russes qui changent la donne se retrouvent régulièrement dans la sélection internationale de la Bibliothèque internationale pour la jeunesse de Münich, les White Ravens, ainsi que dans Les 100 meilleurs livres[iv] (de l'année), outil russe qui privilégie les petits et moyens éditeurs. Ces «nouveaux» livres sont en effet souvent tirés à peu d'exemplaires et n'ont donc guère de visibilité en librairie. Diffusé sous forme imprimée et également disponible sur Internet, ce catalogue a été créé en 2006 par les éditions Samokat, et est maintenant relayé par le service d'information et de formation spécialisé dans la littérature jeunesse de la bibliothèque Gaïdarovka de Moscou, qui invite régulièrement dans ses locaux des petits éditeurs à l'intention des bibliothécaires.
Plusieurs prix littéraires concourent également à ce renouveau de l'édition. En effet, si certains auteurs et illustrateurs sont issus de familles d'écrivains et artistes connus à l'époque soviétique, d'autres viennent d'horizons très différents et peuvent se faire connaître par le biais des prix littéraires. Parmi les prix existants, citons notamment Knigourou (dont la majorité des textes primés trouve un éditeur) ou encore Le nouveau livre pour enfant, Bookscriptor, Krapivin.
En URSS, l'édition était centralisée et rationalisée par âge et thématique. La Russie contemporaine a vu réapparaître des maisons d'édition privées, des petites et moyennes structures créées par des personnes passionnées et d'inévitables grands groupes. Les éditions Samokat (qui fêteront bientôt leurs 15 ans) ou KompasGuide (qui fêtent leurs dix ans) sont les piliers et pionniers de ce renouveau, mais chaque année de petits nouveaux apparaissent; le catalogue 2018 des 100 meilleurs livres inclut des titres des éditions La balançoire, Les ailes, Les nuages, Jeune maman… Ces dernières revendiquent d'éditer exclusivement ce qui leur plaît sans se soucier du marché.
QUELS LIVRES ILLUSTRÉS SE PUBLIENT AUJOURD'HUI?
Du conte au conte
L'incontournable conte russe a une riche histoire. Le livre D'un conte l'autre, paru en 2018, de l'éditrice parisienne Galina Kabakova, aborde, pour le conte russe, les personnages spécifiques comme la fameuse Baba Yaga, imagée ici en 2017 par la jeune illustratrice moscovite Natalia Akimova pour le conte de Vassilissa-la-Belle.
Le conte traditionnel a souvent été adapté pour en neutraliser les allusions non conformes à la doctrine soviétique, mais les grands auteurs continuent de fasciner. C’est le cas d’Andersen, mis en images dans un style merveilleux par Anastasia Arkhipova, par ailleurs organisatrice du stand russe à Bologne, et nommée en 2018 vice-présidente d'IBBY.
Le mot «conte» a certes souvent été gardé mais réinventé en modifiant ses personnages, ses codes textuels et visuels. El Lissitzky l'a fait de façon radicale dans son fameux 2 carrés de 1920[v] et Alissa Poret de manière bonhomme avec le Ded Moroz (Le Père Gel) totalement soviétisé en 1958. Parmi les albums des années 60-80 qui occupent la plus grande place en librairie, on trouve L’arbre aux contes de Boris Sergounenkov, illustré par par Korinna Pretro dans l'esprit des histoires facétieuses campagnardes, ainsi qu'un recueil des Contes et poèmes illustré par Ilya Kabakov avant son départ d'URSS. Cet artiste conceptualiste de renommée internationale a fait partie de ces artistes n'ayant pas «choisi» de faire des livres pour enfants, mais qui y ont accordé toute leur maîtrise.
Le conte, c'est aussi, par exemple, un oiseau blessé et sauvé comme dans Marfa, illustré en icône laïque par le très connu (russo-américain) Guennadi Spirine en 2005. Parmi les plus jeunes créateurs, Anna Kouzina, auteure et illustratrice, fait parler les animaux et découvrir l'hiver dans son Conte d'hiver. Et finalement, tout pouvant faire conte, Anna Nikolskaïa plante des graines de mandarine sur un rebord de fenêtre… et récolte Un mandarine, qui s'avérera être un petit magicien. Natalia Pétrova garde, quant à elle, l'essentiel des contes populaires (Roule-Galette, Macha et l'ours…) au profit d'une image plus décontextualisée, mais dans une toute autre technique. C’est le cas dans les «faux» Contes à l'ancienne d'Alexandre Timoféiévski: ils sont versifiés et convoquent un extraterrestre.
Le plus radical des conteurs est actuellement Igor Oleïnikov, distingué en 2018 à Bologne, qui casse les codes du genre. C’est le cas dans le conte traditionnel Térémok, dans lequel, selon la version originale, des animaux se regroupent sous un même toit de fortune à la campagne. Oleïnikov réécrit le texte en quelques mots-clés et déplace la narration dans le contexte impitoyable de la ville contemporaine, via un récit graphique étonnant fait de ruptures visuelles.
Son œuvre est toujours empreinte d'un certain mystère, comme dans l'album presque sans texte, Nous trois dans le même bateau écrit par Anastasia Orlova qui raconte le voyage d'une famille dans le passé et le futur. A chaque page, tout change, sauf le refrain qui dit l'essentiel: «Nous trois, papa, maman, et moi au milieu!»
Dans les 110 histoires du chat Bon-gars et de tous-tous-tous ses amis d'Olia Aprelskaïa, Igor Oleïnikov joue pour une fois en noir et blanc avec les personnages de Lou-L'oubliée et Moâ qui, au premier flocon de neige ou feuille morte croisée en chemin, se posent dix mille questions qu'ils résolvent en trois à dix lignes avec une philosophie des plus rêveuses. 110 «brèves» (en quatre minces volumes) à l’humour en filigrane, à lire ou raconter au fil des saisons.
Oleïnikov a également illustré Iossif Brodsky, poète de renommée mondiale, parti en Amérique bien avant la Péréstroïka, et également auteur de poèmes pour enfants à l'époque soviétique. Citons par exemple ce texte rythmé-rimé-slamé à propos des collégiens qui ne savent plus trop… Qui a découvert l'Amérique! Grâce à leur ignorance, nous apprenons qui étaient bien d'autres découvreurs dont la vie est contée avec humour en fin de livre.
L’illustration, vaste question
Parmi les nouveaux noms de l’illustration jeunesse récemment publiés, citons: Anastasia Kovalenkova, Katérina Gorelik, Macha Krasnova-Chabaiéva, Ekatérina Lavrentiéva, Katia Panfilova… Mentionnons également deux jeunes illustratrices publiées en France: l'une russo-française, Sacha Poliakova, et l'autre franco-russe, Ekaterina Kazeïkina[vi] qui travaille dans le pop-up, technique encore peu éditée en Russie (à l’exception, peut-être, des éditions Aï qui publient les livres à tirettes de Marina Lojkina).
Macha Titova est chargée du design de la Foire du livre jeunesse de Bologne en 2019, où une importante délégation d'éditeurs est annoncée. Son album paru en 2018, Un hamster en costard, renouvelle la veine ironique soviétique avec des images proches d'un livre d'artiste.
Zina Sourova propose dans son calendrier 2019 une mini-activité par jour; ses récents Mini poèmes pour mon enfant sont présentés à Florence dans le cadre de l'exposition The extraordinary library.
Dans le domaine du documentaire, la Russie, vaste territoire, fait l'objet d'une traversée encyclopédique depuis la Sibérie jusqu'à Saint-Pétersbourg dans le livre Est-Ouest écrit par Marina Babanskaïa et mis en images par Nina Karpova…
La restauratrice de tapisseries Nina Kaïa remonte le temps dans son Voyage au Moyen Âge. Vera Pomidor invite à un Voyage dans l'Ermitage, musée mis en scène par Daria Agapova.
La BD, genre encore peu répandu dans le livre russe pour enfants, profite de l'impulsion donnée par les festivals Boomfest à Saint-Pétersbourg et KomMissia à Moscou avec notamment le soutien de la Bibliothèque des jeunes adultes de Moscou qui en publie les interventions sous forme de livres ou de vidéo sur leur site. Citons Klava, d'Eugénie Koundozérova et Igor Lissovski, nom du personnage principal qui confond la vie réelle et virtuelle en utilisant sa souris d'ordinateur, ce qui va provoquer une catastrophe...
Certes, se lancer dans la BD reste une aventure en Russie comme ailleurs, ce que dessine, en noir et blanc, Ioulia Nikitina dans La terre de minuit.
La bande dessinée la plus exceptionnelle en 2019, destinée aux lecteurs dès 12 ans, est intitulée Sourvillo. Elle est consacrée au blocus de Leningrad, commémoré en janvier 2019, et a été créée par une toute jeune illustratrice, Olga Lavrentiéva, à partir des souvenirs de sa propre grand-mère.
DES NOUVELLES DU ROMAN
Lire c'est rire
«Que faire» de l'héritage soviétique? Certains titres font l'objet de rééditions dorénavant commentées par des universitaires, comme Napoléon III, le petit renard bleu[vii] de Iouri Koval (1938-1995), jugé exceptionnel, par son message à l'intention des adultes (…un bon livre pour enfants ne doit-il pas aussi intéresser les adultes? D'autant qu'un double sens pouvait se dissimuler plus facilement dans un livre pour enfants).
Le citoyen lambda connaissait un nombre incalculable de blagues («anekdot» en russe) qu'une thèse récente [viii] décrypte. La littérature jeunesse pour les plus jeunes garde encore cette caractéristique typique des auteurs soviétiques[ix]: lire c'est rire.
L'histoire courte et fantaisiste reste un genre particulièrement prisé. Ainsi, avec Natalia Evdokimova, on découvre qu'il suffit de 3 minutes pour être de bonne humeur. Son livre est en effet constitué de brèves histoires dont la lecture prend trois minutes: une bonne formule pour les lecteurs débutants. Marina et Sergueï Diatchenko inventent quant à eux des animaux totalement fantaisistes dans Les poissons bulles (titre traduit en anglais).
Dans les années 1980, Grigory Oster a mis les pieds dans le plat avec ses Mauvais conseils: livre pour les enfants désobéissants et leurs parents qui incitaient les enfants à prendre le total contre-pied de ce que font les adultes pour développer leur sens critique. Ce livre constituait une sorte de réponse un peu «trash» au célèbre poème pour enfants de Maïakovski, Ce qui est bien et ce qui est mal,[x] qui symbolise de façon concise l'éducation soviétique. L’ouvrage de Grigory Oster, largement diffusé après la Perestroïka, est réédité avec les illustrations de Nikolaï Vorontsov.
Il y a toujours une babouchka ou un diédouchka dans les parages du livre jeunesse russe pour veiller au grain… ou qui a un grain! Les personnages de grands-parents, qui sont un pilier des romans soviétiques, avec ces grands-mères sachant tout faire et ayant affronté bien des tourments dans leur jeunesse, continuent d'inspirer les auteurs, mais de façon plus décalée, comme dans le court livre de Natalia Markelova, Toutes sortes de grand-mères, ou en dans Le cahier de Vika T. d'Artour Givargizov et d'Alissa Ioufa, où une grand-mère et son petit-fils jouent à collectionner et détourner des proverbes.
La nature, les animaux…
Ce sont des sujets universels, mais qui sont peut-être encore plus prégnants dans le contexte géographique du plus grand territoire du monde. Si l'univers de la ferme n'est plus vraiment familier de tous les enfants, il se révèle surprenant dans le livre de Macha Slonim, Lettres envoyées de ma ferme, qui se présente sous forme de petits faits-divers animaliers farfelus illustrés par Tatiana Kormer. Inversement, chez Assia Kravtchenko, un chien, après un été de liberté à la campagne, ne va pas supporter de vivre en ville. Il fugue pour retourner à la campagne puis s'apercevra que la solitude est bien pire… que la vie en ville. Le récit écologiste est un genre qui se développe avec l'apparition de titres comme Le jeu des cailloux de Maria Fédotova. L'auteure elle-même originaire de Yakoutie, un territoire de l'Extrême-Orient russe, fait revivre pour les 8-10 ans sa vie itinérante d'enfant dans une nature oubliée, où elle ne savait pas ce qu'était un bonbon mais n'avait pas peur de soigner un aigle.
La jeune Anastasia Strokina, dans le récit initiatique intitulé La baleine qui nage vers le nord, fait voyager son lecteur, dès 8 ans, sur le dos d'une baleine et l’amène à rêver de l'île à trouver au sein de sa propre vie. La découverte de la nature totale fait l'objet d'un beau livre de Dmitri Ichenko, Chacun est son sauveur, dans lequel un jeune garçon passe des vacances dans le Grand Nord avec son père. Fini le confort, fini Internet, place au froid, au silence de la nature et à la solitude. Il faut faire face et devenir son propre sauveur.
L'ado, ce héros nouveau
L'enfant ou ado, ex-héros patriote à la soviétique, devient dorénavant le héros de sa propre vie au quotidien. Dans J’entends! d’Irina Zartaïskaïa, cela se manifeste à travers le handicap. Le livre évoque une amitié entre deux enfants, l'un qui entend des sons dans sa tête et l'autre… pas. Le livre de Daria Dachevskaïa, Le jour du nombre Pi, traite la thématique de la différence. Le protagoniste est un ado à l'esprit algorithmique qui compte tout – les chiffres, les notes de musique (qu'il voit aussi en couleur), les objets qui l'entourent – et (se) pose alors la question de sa normalité et de la norme. Eduquer consiste-t-il à rendre conforme?
Dans une de ses bandes dessinées, N. Vorontsov parle du «Ministère de l'éducation et de la punition». Les enfants russes portent encore aujourd'hui un uniforme scolaire. En 2009, le conte moderne Au pays des petites filles modèles[xi], où une enfant «terrible» désespère ses parents et son chat, a provoqué des débats. Mais heureusement des auteurs jeunesse sont là pour remettre les pendules à l'heure: dans La vache a avalé le premier mot! de Lada Koutouzova, on partage l'ennui de Nikita qui dessine au lieu d'apprendre par cœur son poème de Pouchkine… A 8 ans, pour apprendre, ne faut-il pas se trouver des chemins de traverse?… L'école est aussi le cadre des romans pleins d’humour de Viktoria Léderman, auteure d'une série à succès (Chic, on n'a pas classe!; Vassilkine, au tableau!; La théorie de la réalité) dans laquelle les élèves n'ont pas la langue dans leur poche et osent faire face aux adultes.
Evguénia Bassova éclaire les tourments des 13-15 ans, sans épargner les enseignants. Ainsi Achim, pseudo que se donne Micha, chargé de gérer le forum des élèves sur le site Internet de son collège, se retrouve au cœur de relations complexes desquelles il lui faudra apprendre à se démêler.
Une jeune auteure largement plébiscitée, Assia Pétrova, élargit la question du rapport aux adultes dans Pas encore assez grand?, où elle explore avec tact et humour différentes situations dans lesquelles les adultes n'appliquent guère ce qu'ils assènent comme vérités, et ne savent pas toujours répondre aux questions comme par exemple celle du… sens de la vie.
Dans Effacer ce post? de Larissa Romanovskaïa, l'héroïne de 14 ans, Véra, déteste l'école et préfère relater sa vie dans son blog. Faut-il tout garder de ce journal visible par tous?
Avant c’était comment? Une histoire revisitée
Le passé d'avant la révolution est abordé dans La clé en cristal (scénario devenu livre) d'Аlexandre Adabachian, sous la forme de la quête d'un objet qui propulse un enfant sous le tsarisme dans sa propre maison. Teffi[xii], écrivaine adulée pour son humour avant la révolution, exilée à Paris et dont le 150e anniversaire, sous l'égide de l'Institut de littérature mondiale M. Gorki (IMLI), sera fêté à Paris aussi dès 2020, voit ses Récits pour enfants édités cent ans plus tard. Une autre édition, Une enfance dorée, est parue en 2018.
Le passé plus récent, soviétique, que les enfants contemporains ignorent est également traité dans la littérature russe pour la jeunesse actuelle. On assiste au développement de livres documentaires sur la vie de leurs parents et grands-parents. Des périodes historiques sortent du tabou, comme la terreur stalinienne dans L'enfant de sucre d'Olga Gromova, disponible maintenant en français, qui retrace l'autobiographie de Stella, petite fille devant vivre avec sa mère dans un camp destiné aux familles de traitres. Dans Les enfants du Corbeau de Ioulia Iakovliéva, des enfants partent à la recherche de leurs parents arrêtés par le Corbeau – Staline – et vont s'adresser à de vrais corbeaux qui vont leur répondre… Cet angle fantastique permet au jeune lecteur d'entrer dans une histoire terrible de façon détournée. L'apprentissage de la survie des enfants est le moteur du livre et le rend universel.
Plus tard, il y aura des périodes plus paisibles, et Alexandre Blinov traite le thème de l'enfance soviétique pour les 9-11 ans sous le parti pris de l'humour enfantin dans ses Récits d'un garçon rondouillard. L’auteur évoque des scènes de sa petite enfance (regroupées sous le titre de Bonheurs moscovites: la vie à moins d'un mètre de hauteur) puis de son enfance (Bonheurs moscovites à partir de 100 cm et plus) qui permettent de découvrir le quotidien en Union soviétique dans les années 60. Mais à chaque âge son regard! Un auteur à succès, Alexeï Ivanov, vient de publier son premier texte pour adolescents, où il reconstitue un camp de pionniers des années 80 qui peu à peu vire au vampirisme à force de porter des foulards rouges… et de se raconter des histoires à faire peur en soirée. Ce livre traite de la difficulté à démêler mythologie, nostalgie, vérité et mensonge, dans un pays qui bâtissait en principe une société meilleure. Un livre qui mêle deux genres, le roman historique et la fantasy. Une adaptation en film est d’ores et déjà prévue.
Les temps modernes font aussi l'objet de romans «historiques» aux éditions KompasGuide. C’est le cas de la guerre en Ukraine (2014), thématique traitée dans l'impressionnant Vovka à cheval sur une bombe de Iouri Nikitinski. Le cadre n’est pas vraiment reconnaissable, sauf pour ceux qui lisent entre les lignes. Le récit, illustré par des dessins frappants, quasi photographique de Ksénia Déréka, est exposé à travers le regard de deux copains qui vivent dans une petite ville en zone de guerre, mais qui n'en savent pas tous les tenants, comme cela est normal à l'âge de 10-11 ans. Ils continuent de vivre leur vie, faite de jeux et de bagarres, jusqu'au moment où le danger se rapproche; les parents décident alors de partir. Une dernière photo des deux copains et une dernière promenade, qui sera fatale. Un archétype de l'enfance au piège de la guerre. 88 pages à lire absolument.
Parmi les thématiques sur fond historique contemporain, citons un échange de lettres en ce début de XXIe siècle entre une grand-mère russe et son petit-fils vivant aux Etats-Unis. Dans Ma Baba Yaga m'écrit, Irina Kraiéva tisse un fil entre l'enfant et sa grand-mère qui a vécu le blocus de Leningrad. L’auteure trouve les mots pour raconter cette période tragique de l’histoire russe à travers le personnage d'une Baba Yaga loufoque qui a gardé son esprit d'enfant. Son petit-fils fait des fautes dans la langue de sa Baba Yaga, ce qui rend ce texte émouvant, amusant, et… donne envie d'écrire des lettres qu'on peut garder longtemps. A travers cet échange de 17 lettres, des secrets sont échangés et des liens forts se créent entre le garçon et sa grand-mère, liens qui persisteront au-delà de la dernière lettre qui restera à jamais sans réponse…
D’autres mondes littéraires: la fantasy pas si fantaisiste, le fantastique, la SF, la dystopie et le future en mieux (?)
Il est encore temps de ne pas foncer dans un futur déshumanisé! Et les livres nous y aident… La fantasy aime à se déguiser et Svetlana Lavrova en donne un exemple original dans Où galope le cheval-coq? Dacha, une adolescente qui rêve de devenir écrivaine, utilise Internet pour chercher l’inspiration. Elle la trouvera en allant puiser dans des contes quasi oubliés de la tradition Komi (peuple du Nord-Ouest de la Russie) qu'elle va moderniser. Un de ses personnages lui apparaît brusquement… Des Martiens venus étudier la Terre viendront aussi en aide à la jeune fille.
De l'autre côté de l'écran de Raïssa Asnina, auteure aidée d'un mystérieux académicien nommé Poliénoski, est, sous couvert d'une fantaisie cybernétique initiatique, une façon d'apprendre pour de vrai la novlangue des ordinateurs et ce grâce à son héros, Vania, qui se retrouve propulsé à l'intérieur de son jeu préféré, Triangulum.
L'une des auteures ayant ses fans et ses détracteurs, Aïa ÈNe, également docteure en physique et mathématiques, vient de publier un roman ancré dans le quotidien et le virtuel d'une adolescente qui parfois ne sait plus trop distinguer ce qu'elle voit ou imagine. Le petit lapin est mort (il n'avait rien de réel) plonge le lecteur au cœur de la magie robotique, entre manipulation, amour, haine et addiction.
Sergueï Loukianenko[xiii], auteur à succès pour adultes, écrit aussi pour les ados, L’enfant et les ténèbres est un livre dans lequel Danka, treize ans, voit apparaître un reflet de soleil qui se transforme en une étrange créature. Il la surnomme «le chaton solaire» et cette dernière va entraîner le jeune protagoniste dans un univers parallèle plongé dans l’obscurité…
Evguény Roudachevski, auteur remarqué, signe en 2018 le premier tome d’une série. La cité du soleil: les yeux de la mort est un livre dans lequel Maxime apprend que sa mère veut vendre un tableau. Or, des gens très douteux s'y intéressent: cette œuvre aurait-elle un lien avec son père disparu, amateur de chiffres et énigmes?
Dans le roman Dans cent ans d’Eduard Verkine, le lecteur est projeté dans un futur où les jeunes humanoïdes, qui ne savent plus éprouver de sentiments, essaient de vivre… comme cent ans auparavant et cherchent à imiter les émotions des humains en se basant sur de vieux livres…
LES MOTS COMME LEGO (CE QU'ON NOMME AUSSI POÉSIE)
Le plus célèbre des poètes pour enfants, Korneï Tchoukovski[xiv], créateur d'une nouvelle poésie enfantine au temps de la révolution, a également écrit des préceptes à l'intention des nouveaux poètes pour enfants de cette période, suscitant force vocations. A tel point que la poésie continue d'être un mode d'écriture pour de nombreux albums. De fait, la lecture à haute voix de textes rimés aide à se familiariser avec la lecture. Une anthologie de poésie contemporaine pour enfants, La grande roue, réunit 15 auteurs choisis par Mikhaïl Yasnov[xv], le poète pour enfants le plus connu actuellement, également grand traducteur de poésie française, et dont l'ensemble des poèmes vient de paraître.
Mais la poésie est aussi mise à la portée des préados, grâce à ces grands poètes qui ont su garder leur part de jeunesse, comme Marina Tsvetaeva, dont des poèmes de 1910 sont réédités en 2017 dans un recueil intitulé Mon chevalier et illustré par Katia Tolstaïa, puis encore en 2018 dans un recueil intitulé La patinoire a fondu.
D'AUTRES LIVRES?
En conclusion vagabonde, signalons qu'en en 2018, la bibliothèque nationale de Moscou, ex- Lénine[xvi], a publié dans sa collection «Sur l'étagère pour enfants de la Léninka», un reprint de l'édition russe de 1910 d'un mini-livre de Benjamin Rabier, Le monoplan. Rabier est par ailleurs comme chacun sait l'auteur d'un héros nommé Tintin-Lutin, dont Hergé s'inspirera pour créer Tintin, suite au voyage que Rabier fera à moto jusqu’à Moscou… On peut aussi voyager encore plus facilement par les livres, en traduction! Une histoire à suivre…
Des fiches de lecture plus détaillées des livres présentés (mais d'autres aussi…) sont disponibles auprès de l'auteure de l'article, Odile Belkeddar ([email protected]).
Odile Belkeddar est traductrice. Elle est également auteure de postfaces pour la Collection des Trois Ourses aux éditions MeMo et d'articles sur les livres russes et soviétiques pour la jeunesse : «Entre hier et aujourd'hui, d'un 17 à l'autre, le livre pour enfants fait sa révolution», in : Ligéia, N° 157- 160, Juillet-Décembre 2017 ; «De L'insigne d'argent au "Secret" de Kornej Čukovskij, une autobiographie adolescente, en trois épisodes», in : La littérature de jeunesse russe et soviétique: poétique, auteurs, genres et personnages (XIXe -XXe siècles), Ed. EUM, 2018
NB. Les titres des livres présentés sont librement traduits en français. Les noms d'auteurs, quant à eux, sont translittérés en caractères latins (cet article n’étant pas prioritairement destiné à des lecteurs russophones).
[i] L'auteur du signet est Ivan Alexandrov qui fait le design du stand russe à Bologne.
[ii] http://sokolo.lrs.free.fr/page17.html ; http://sokolo.lrs.free.fr/page18.html
[iii] Anastasia Kovalenkova, Kaplia, voyage d'une goutte d'eau, trad. Odile Belkeddar, Ed. Points de suspension ; Alexandra Litvina, L'appartement: un siècle d'histoire russe, ill. Ania Desnitskaïa ; trad. François Deweer et Marion Santos. Ed. Librairie du globe ; Alexandra Litvina, Métro : petite histoire illustrée des transports sur terre et sous terre, ill. Ania Desnitskaïa ; trad. Marion Santos et François Deweer. Ed. Librairie du globe ; Nikolay Vorontsov, Journal de Pompon le chat, trad. Katia Cherezova Macha-publishing ; Andreï et Natalia Sneguiriov , Koshka, Ed. La joie de Lire ; Marina Aromshtam, Le petit bateau en papier, ill. Victoria Semykina, Little-Urban ; Oulouro Ado , Youko au pays des rennes : une enfance dans la toundra, trad. Emilie Maj ; comptines adaptées avec Corinne Albaut ; ilI.Isabelle Salmon, Borealia ; Olga Gromova, Enfant de sucre, trad. Bertrand Jeuffrain, éd. Des Quatre vivants.
[iv] Titre faisant écho à une bibliographie éditée en 1931 par les éditions d'Etat, Moscou-Léningrad, rééditée en 2018 par M. Noret : 100 livres pour ton enfant, trad. B. Michelsen.
[v] http://www.lestroisourses.com/artiste/40-el-lissitzky ; Deux de ces titres ont été récemment édités pour la première fois en Russie après l'édition française, Animaux à mimer de S. Trétiakov illustré par des clichés d'A.Rodtchenko par les éditions Clever (http://www.lestroisourses.com/artiste/28-alexandre-rodtchenko ) et Les deux carrés d'El Lissitzky par les éditions Ad Marginem ; d'autres titres sont publiés par Art-Volkhonka.
[vi] Jack et le haricot magique. Ed. Thomas jeunesse, 2017
[vii] Publié en 1977 chez Hachette, dans la Bibliothèque rose. Trad. De l'allemand par Jacques Roque. Ill. Doris Smith. Un petit renard s'échappe d'une ferme d'élevage, des enfants le retrouvent, doivent-ils le rendre ou pas ?
[viii] Visani, Federica, Les histoires drôles russes comme phénomène culturel et linguistique "anekdoty" versus medias. Thèse de doctorat, Université Paris IV - Sorbonne Civilisations, cultures, littératures et sociétés. 2008.
[ix] Dragounski, Victor. Les histoires de Denis, trad. B. du Crest, Nathan 1990. Grigory Oster, 38 perroquets, ill. Samuel Ribeyron, trad. Marina Abelskaïa, Ed. Points de suspension, 2006.
[x] Poèmes pour les enfants (1925-1929), trad. Carole Hardouin-Thouard, L'harmattan, 2009 ; Remercions aussi des traducteurs comme Jean-Luc Moreau, Henri Abril , Christine Zeytounian, qui ont contribué en France à faire connaître les principaux poètes pour la jeunesse.
[xi] Au pays des enfants modèles, 2009, 64p. film en 2013. https://www.youtube.com/watch?time_continue=143&v=N-cyeh1TTew
[xii] Souvenirs : Une folle traversée de la Russie révolutionnaire, trad. Mahaut de Cordon Prache, 2017
[xiii] Les sentinelles de la nuit, trad. C. Zeytounian-Belous, Albin-Michel, 2006.
[xiv] Le Cafard, trad. par Marion Graf, éditeur La Joie de lire, 2002 ; L'insigne d'argent, trad. O. Belkeddar, Medium, L'école des loisirs, 2015
[xv] Quand Toutou se carapate m, trad. Jean-Luc Moreau, ill. Sacha Poliakova, Hachette Livre / Gautier-Languereau, 2006
[xvi] Jusqu'en 1992. (Les usagers continuent de l'appeler "Léninka".) Une exposition sur les livres pour enfants d'avant la révolution a lieu jusqu'au 27/01/2019 : https://www.rsl.ru/ru/events/afisha/vistavki/knigi-starogo-doma