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Fanny Modena, charmeuse d’arcs-en-ciel

Tout au bout de la Jonction, au cœur de l’ancienne usine Kugler, la jeune artiste genevoise nous dévoile son gigantesque atelier. Entre écrans de sérigraphie, ordinateur et bidons d’encre, elle nous parle de Cocktail, sa BD pour enfants parue aux éditions Antipodes, mais aussi de voyages et, surtout, de couleurs à foison.

Fanny Modena
Véronique Kipfer
22 novembre 2023
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Fanny Modena et un «Cocktail» en bleu et jaune (© Véronique Kipfer)

Langue de terre parfois caressée, parfois chahutée par le Rhône qui l’enserre avec majesté, la pointe de la Jonction, à Genève, est un petit bout du monde. C’est là, dans l’ancienne usine de robinetterie Kugler, que se cache l’atelier de Fanny Modena. Un brin fébrile, bonnet noir crânement planté sur la tête et longue veste en daim camel dansant autour d’elle, la jeune illustratrice, sérigraphe et autrice de BD m’attend devant le bâtiment. Elle se hâte de terminer sa cigarette, avant d’ouvrir largement la porte: «Vous allez voir, c’est un vrai labyrinthe!», me prévient-elle avec un grand sourire. Et en effet: nous devons traverser plusieurs salles plongées dans une semi-obscurité et gravir une rangée d’escaliers, avant de déboucher soudain dans un gigantesque atelier, éclairé par des baies vitrées tout en hauteur occupant la totalité des deux parois d’angle. Sitôt le seul franchi, de fortes effluves d’encre et de solvant nous accueillent: pas de doute, ici, la sérigraphie a bien remplacé la robinetterie!

Un métier créatif et exigeant
Heureux occupants de cette cathédrale industrielle, trois créateurs: la sérigraphe Sabrina Peerally (Atelier Madame), Christian Humbert-Droz, auteur durant vingt-cinq ans de la revue Drozophile – à laquelle il a mis un point final en septembre 2021, mais qui vient d’être reprise par un collectif d’artistes corses sous le nom de Drozo 0, et qui est imprimée par sérigraphie à l’Atelier Madame – et la dernière arrivée, Fanny Modena, 23 ans. «J’avais déjà fait des stages ici durant ma formation à l’ESBDI (École supérieure de bande dessinée et d’illustration), et j’ai eu une chance incroyable: une place s’est libérée juste quand je terminais mes études, il y a deux ans», commente avec enthousiasme la jeune artiste. «C’est Sabrina qui m’a initiée à ce travail de sérigraphe, qui est beaucoup plus pointilleux que ce que j’avais appris durant mes cours. La spécialité de l’atelier, c’est les affiches de grand format, c’est pour ça qu’il faut un espace à la mesure!»

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Un très grand atelier partagé qui sent bon l'encre et le solvant (© Véronique Kipfer)

Perché sur le côté de la salle, en haut d’une volée d’escaliers, son bureau bénéficie d’une vue plongeante sur un océan d’écrans, une ribambelle de bidons et les impressionnantes rangées de cadres métalliques. «Je me suis lancée dans la sérigraphie parce que j’aime particulièrement ce qui est artisanal et manuel», souligne-t-elle. «J’avais travaillé comme graphiste, dans le passé, mais je n’avais aucune envie de passer ma vie devant un ordinateur. Ici, on a nos pots d’encre, un petit Pantone, c’est un peu de la chimie! Et ce travail de la couleur m’inspire et m’intéresse énormément. Il y a d’ailleurs un vrai lien entre mes différents projets professionnels, puisque j’y retrouve à chaque fois la couleur, justement, et le papier.»

Histoire de singes
Car si la sérigraphie représente son activité principale actuellement – «c’est hyper agréable de voir son travail affiché dans la rue, mais après, j’aimerais bien faire un projet artistique. Et j’aimerais aussi trop, une fois, imprimer une affiche que j’aurai dessinée moi-même!» –, elle peut également s’enorgueillir (ce qu’elle ne fait pas, avec une touchante modestie) d’avoir déjà publié sa première BD pour enfants l’an passé, aux éditions Antipodes: Cocktail, ou l’histoire d’un petit singe jaune qui, suivant un jour le vol d’un oiseau, découvre une population de singes bleus. Mais son amitié avec l’un d’eux va provoquer le rejet de sa famille et lui apprendre le partage, l’ouverture aux autres et l’indépendance. Le choix des couleurs fait éclore un souvenir chez certains d’entre vous? «C’est drôle, on m’a effectivement dit que mon histoire faisait penser à Petit-Bleu et Petit-Jaune, de Leo Lionni!», s’exclame Fanny Modena. «Mais ce qui est incroyable, c’est que je ne connaissais pas du tout ce livre, j’ai juste choisi ces deux couleurs parce que je trouvais qu’elles étaient graphiques et qu’elles allaient bien ensemble! J’ai ensuite lu l’ouvrage, et cela m’a frappée de voir à quel point nos histoires correspondent, mais avec, de mon côté, un récit élargi aux plus grands: je trouve en effet que dans une BD, il ne faut pas parler uniquement de situations positives. C’est important d’aborder aussi des sujets qui font réfléchir, comme le départ du cocon familial, le rejet de la mère et la découverte des autres, qui ne nous change pas radicalement, mais nous apporte de petites touches d’une couleur différente…»

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Des croquis pour «Cocktail» et une double-page tirée du livre finalisé (© Véronique Kipfer, © Antipodes)

Un récit testé sur le terrain
Imaginée dans le cadre de son projet de diplôme, cette BD n’était d’abord pas forcément destinée aux enfants: «C’est après l’avoir commencée que je me suis dit que ce style avec des aplats correspondait bien aux plus jeunes. Mes professeurs m’ont alors mise en garde, en me disant que les enfants représentent un public différent des adultes, parfois plus difficile à toucher. Mais moi je n’ai pas trouvé si difficile de dessiner cette histoire pour eux! Peut-être parce que je garde encore en moi une part d’enfance…»

Désireuse de vérifier l’impact de son récit sur le public adéquat, Fanny Modena est allée le lire dans une classe: «Il y a une école primaire juste à côté de l’ESBDI, et les enseignants ont tout de suite accepté que je vienne y faire la lecture. C’était une classe internationale, ce qui a représenté un beau hasard, puisque mon livre parle lui aussi de différentes cultures. Et les retours positifs des élèves m’ont beaucoup émue.» Mais suite aux réactions de certains parents, à qui la jeune artiste a également demandé de lire l’histoire à leurs enfants – «certains m’ont dit qu’ils avaient passé les passages qu’ils trouvaient trop durs» –, celle-ci a décidé d’édulcorer le récit. Entre autres en faisant revenir la maman du héros, situation qu’elle n’avait pas envisagée au départ.

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Un florilège de réalisations de l'artiste (© Véronique Kipfer)

Un projet en trio
Et c’est là l’un des grands talents de l’illustratrice genevoise: écouter les autres, pour créer des projets qui puissent répondre à toutes les sensibilités. En témoigne son travail actuel qui, cette fois-ci, ne s’adressera pas aux enfants: «Sur les réseaux sociaux, j’avais entendu parler de l’autisme féminin et des retards de diagnostic: de nombreuses personnes se voient diagnostiquées autistes à l’âge adulte seulement, après avoir dû affronter de nombreux avis médicaux différents et complètement faux. Cela m’avait choquée, et j’ai lancé un appel sur Instagram pour trouver des témoignages. Deux femmes ont accepté de me rencontrer, et je suis en train de préparer un ouvrage avec elles: elles écrivent leur vécu, et moi, je fais les planches. Cela représentera un ouvrage de deux cents pages, que j’ai prévu de terminer en avril prochain. Il s’intitulera Jungle». Et d’ajouter, avec la simplicité qui la caractérise: «En découvrant les témoignages, c’est à la fois touchant et énervant de se rendre compte du manque d’informations qu’il y a sur le sujet, et je suis très heureuse d’avoir ma place dans ce projet.»

Elle allume alors son smartphone, pour me montrer la gamme de couleurs utilisées pour ce livre: des tons plutôt sourds, contrastant fortement avec les teintes vives de Cocktail. «J’ai mes périodes de couleurs», remarque-t-elle en souriant. «Mais je crois que souvent, celles qui me viennent à l’esprit sont liées à un lieu. Ici, par exemple, la thématique sur les psychologues m’a immédiatement fait penser à des tons vert pastel. Tandis que le chapitre sur le diagnostic, plus nébuleux pour moi, est plutôt dans les teintes marron et beige. Chaque chapitre a sa couleur, dont nous avons discuté en trio et que j’ai adaptée en fonction du ressenti de chacune.»

Toute l’énergie du Sud
Depuis quelques minutes, le léger balancement d’un perroquet en bois accroché au plafond distrait mon regard. Éclat de rire de Fanny Modena: «Oui, il est sympa, hein? Avec Sabrina, on va souvent dans des magasins de seconde main, et on l’a tout de suite acheté. Puis on s’est dit qu’on allait lui donner plein d’amis…». Et en effet, sur le bureau, des figurines de grenouilles et oiseaux colorés apportent une note joyeuse et tropicale à son espace de travail, tout comme le grand cactus et le palmier en pot posés à côté – «ils ont l’air de bien supporter les solvants, contrairement au lierre au-dessus de la table!». Perroquet, toucan, palmier, mais aussi les singes de sa première BD, ainsi que les titres Cocktail et Jungle: tous ces éléments reflètent-ils un amour particulier pour les tropiques? «Pas particulièrement», s’amuse-t-elle. «Mais c’est vrai que j’aime le soleil, dans lequel je puise toute mon énergie. J’ai un van, un Citroën Jumpy que mon papa m’a aidée à aménager. Je descends ainsi souvent dans le Sud, que j’adore et qui m’inspire. Je fais aussi beaucoup de camping à la ferme, c’est vraiment trop génial, très intimiste, avec des gens qui t’invitent à leur table et avec lesquels tu peux avoir des contacts privilégiés, que tu ne peux pas vivre en voyageant autrement.»

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Le perroquet chapeauté de Fanny et un projet d'étiquette pour des bouteilles de vin (© Véronique Kipfer)

Entre directives et liberté absolue
Mais pour l’instant, pas de voyage en vue: la jeune sérigraphe se consacre à différents mandats, «dont la pochette du nouvel album du rappeur genevois Imagine». «Selon les commandes, je reçois des directives précises, ou alors on me laisse carte blanche, comme par exemple pour une étiquette de vin que j’ai réalisée dernièrement pour le Domaine de la Guérite, à Gy (GE)», remarque-t-elle. «Je me souviens qu’au départ, je craignais beaucoup cette liberté totale, car il est possible d’aller partout et j’avais peur de présenter un projet qui ne plaise pas. Mais maintenant, cela ne me gêne plus, et je n’hésite pas à proposer des alternatives si nécessaire, même quand on m’a donné des indications précises au départ.» Elle veut également préserver son énergie pour terminer son livre Jungle: «J’ai toujours beaucoup de mal à gérer plusieurs projets en parallèle. Car je mets toute mon âme dans mes dessins, alors je préfère y consacrer cent pour cent de mon attention. On verra après le mois d’avril pour les autres idées…»

Après avoir quitté Fanny Modena, un léger parfum de solvant s’élève de mon foulard, m’incitant à regarder le monde à travers les mêmes lunettes colorées que l’artiste: ici, sur un balcon, de gros pots rouges et violets encore remplis de fleurs égaient la façade. Et là, au-dessus de la plaque de la rue des Bains, un malicieux caneton jaune en mosaïque, entouré de bulles de savon bleues, présente exactement les mêmes nuances que celles de Cocktail

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Fanny Modena

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