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Hommage à Sendak

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Etienne Delessert
9 mai 2012

"Mes meilleurs amis sont ceux que je ne vois jamais!…" me disait-il en parlant de Tomi Ungerer ou de Bob Blechman.
Maurice s’était depuis longtemps isolé du reste du monde; du moins en apparence. Il évitait toute rencontre en rabâchant ses multiples maladies, celles du corps et celles de l’âme. Et puis, hop! il se déplaçait pour une conférence ou une signature, où le vieux lion rayonnait et balayait tout d’un coup de queue.
 
On se parlait donc de temps à autre au téléphone. Cela lui arrivait d’appeler vers une heure du matin, et on s’embarquait dans une interminable discussion.
Dans une des dernières, il rugissait: “ Je n’ai plus rien à voir avec l’édition, fini, oublié. Je ne veux plus en entendre parler! Mon éditeur a mon dernier livre depuis un an, et ce maniaque n’arrive pas à finir d’en finir de peaufiner je ne sais quoi!” Il s’agissait de Bumble-Ardy, une histoire, pas très bonne, de petits cochons pas kosher que Michael di Capua retenait, probablement pour affirmer son existence-même. Les connaissant: luttes de pouvoir… Après la disparition d’Ursula Nordstrom, l’éditrice à qui Sendak devait beaucoup, di Capua avait suivi et fort bien édité les ouvrages de Maurice. En un étonnant tango fait de haine et de reconnaissance.
Le monde entier va consacrer des pages à l’oeuvre de Sendak, inutile d’analyser des livres que beaucoup connaissent, et qui avaient la force de s’imposer à chacun de manière différente, souvent fort privée.  Je laisse donc aux critiques et aux “chercheurs”…
 
Je note simplement que son Wild Things, publié en France par Robert Delpire, m’a donné envie de partir aux Etats-Unis, car cet Odyssée affirmait alors une vision unique, toute en finesse psychologique, et s’imposait par un rythme de mise en page exceptionnel. Ajoutons quelques autres titres que nous avons regardés et auscultés si souvent: In the Night Kitchen une évocation onirique de la saveur du matérialisme américain. Outside over there, où Sendak a pu exprimer sa frayeur d’enfant, vécue comme un tourment personnel, lors de l’enlèvement du fils de Lindbergh et d’Anne Morrow. Ou le Juniper Tree et autres contes de Grimm illustrés en noir et blanc, à la plume, ou encore Higglety Pigglety Pop, dédié à son fox terrier, bourré d’allusions personnelles, et soulignant son désir d’atteindre le Paradis des raconteurs d’histoires.
 
Pas de grand livre depuis vingt ans, un Brundibar un peu bâclé, qui ne rendait pas vraiment hommage aux enfants juifs disparus dans les camps. On avait presque l’impression d’une mise en scène, avec Tony Kushner, d’un livre et d’un opéra, orchestrée par un génie malin du marketing.
J’ai aussi été surpris de la violence de l’adaptation en film de Wild Things par Spike Jonze: alors que la partie centrale du livre culmine en une fête du mouvement, une explosion de joie, le film n’était que destruction triste. Sendak avait déclaré, lors du lancement du film, qu’il n’avait en rien participé à son élaboration, “laissant à ces jeunes gars tous les soucis et toutes les joies, me contentant d’échanger des mails obscènes avec le metteur en scène.” En fait, lors d’un de ses longs téléphones, deux jours après la sortie du film, il me disait son plaisir de pouvoir se remettre enfin au travail, après un an et demi consacré à cette adaptation: cela voudrait-il dire que, ces dernières années, Sendak éprouvait le désir profond de tout casser?
“ Le monde va mal, grognait-il, la politique bascule dans le néant, et plus personne n’accepte, dans cette foutue édition américaine, de publier des histoires qui soient de sublimes cauchemars: ce que je vois, me confiait-il, est un assaut horrible et systématique de la médiocrité commerciale la plus abjecte. Si je devais commencer une carrière maintenant, je ne trouverais pas d’éditeur.”
 
Cela n’a pas dû lui plaire, au fil des ans, d’être publié par un Harper Collins appartenant à Rupert Murdoch, un homme qu’il haissait particulièrement. Surtout après l’épisode des faux souvenirs d’Hitler, qu’il avait persisté à publier en Angleterre malgré la clameur universelle. “Tout cela n’est que divertissement”, avait alors affirmé Murdoch, à la rage noire de Maurice. Il n’a pourtant pas changé d’éditeur.
Sendak éruptait, crachait feu et cendres alors qu’il parlait de l’évolution actuelle de l’édition pour enfants. Mais jamais je n’ai pu le convaincre d’y consacrer une ou deux pages dans le New Yorker ou la New York Review of Books: son point de vue aurait eu un impact immense: seul, au pantheon des auteurs, il aurait pu dire ce qu’il pensait, en toute franchise. Il n’eut pas ce courage.

Drôle, et méchant, Maurice était aussi fragile: depuis une petite enfance pas très gaie, il se sentait mal aimé, avait entendu sa mère déclarer qu’elle aurait dû avorter.
Ce ne fut que récemment qu’il osa avouer publiquement qu’il était gay. Il avait pendant presque 60 ans de carrière tout fait pour le cacher. J’avais bien ri en lisant, dans une monographie que lui avait consacré Selma Lanes en 1980, que son éditrice et complice Ursula Nordstrom avait décrit avec délectation une idylle avec une secrétaire de ce qui était alors Harper and Row.
Ces bibliothécaires sont décidément férocement dangereux.
 
“Tell them anything you want!” (dites-leur ce que vous avez sur le coeur) fut un de ses slogans récents. Il destinait les livres qu’il avait écrits aux adultes comme aux enfants, et savait bien que ces enfants comprennent presque tout, alors qu’ils posent les bonnes questions qui leur permettront de former leur monde.
Il ressentent si bien que l’auteur qui leur parle a ri, pleuré, aimé, craint la solitude, ressenti la réjection, espéré achever quelque chose d’utile.
 
C’était 1984. Nous étions, Rita Marshall et moi à Bologne, à la fameuse Fiera. On s’était donné rendez-vous là bas avec Sendak, venu présenter une interpétation de Nutcracker-Casse Noisette.
On a passé presque huit heures ensemble, en compagnie de son agent Fogelman et de l’éditeur suisse Daniel Keel de Diogenes. Maurice nous a raconté des épisodes de son enfance; sa grand-mère vivait avec la famille Sendak dans un petit appartement, et, par par manque de place, partageait son lit avec le petit garçon.
 “Je me souviens de ma peur atroce alors que, dans la pénombre, je voyais la vieille femme enlever toutes ses dents et les poser sur la table de nuit!…” nous narrait-il.
On avait refait le monde, et dîné dans un excellent restaurant près de la Via Indipendenza. Au moment de nous quitter, Sendak m’a pris à part, et, un peu hésitant, m’a raconté que quelques jours auparavant il avait croisé par hasard l’éditeur Harlin Quist, qu’il n’avait pas revu depuis plus de dix ans, et à qui il avait dit son plaisir à nous voir en Italie. Quist s’était rapproché de lui, et avait murmuré:
”Ne faites pas confiance à Etienne, il a toujours détesté ce que vous faites…” avant de tourner les talons. Très Quist!
On avait passé des heures riches en échanges et en souvenirs, et voilà Sendak qui me demandait de le rassurer.
 
Je suis sûr que la dernière pensée en ce monde de Maurice fut:
”J’espère que Dieu ne va pas me dire que je n’avais aucun talent…”
 

Consultez la bio-bibliographie de Maurice Sendak sur ricochet-jeunes.org

Image d'ouverture tirée de "The Juniper Tree et autres contes de Grimm"