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Il était une fois... Les mots !

 

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Sylvie Neeman
18 février 2011


C’est bien sûr la «matière première» des écrivains : les mots, le langage. Mais qu’en font-ils, de ce langage, de quelle manière le traitent-ils au juste ? Une première chose frappe celui qui se penche sur cette question : beaucoup d’écrivains, et beaucoup d’éditeurs souhaitent visiblement sensibiliser les enfants aux multiples facettes de la langue dès leur plus jeune âge, bien avant qu’ils ne maîtrisent la lecture. Petit tour d’horizon, parfois ébouriffant, d’ouvrages de qualité plus ou moins récemment parus.


De la lettre à la phrase, du jeu typographique au jeu de mots, les chemins sont nombreux, et nombreuses les façons de les emprunter! Je ne parlerai pas ici des abécédaires : Parole leur avait consacré un dossier il y a quelques années et, depuis, des dizaines de nouveautés ont été publiées, généralement toutes plus inventives les unes que les autres ; nous y reviendrons peut-être un jour. Pour l’heure intéressons-nous aux mots, à leur usage, plus ou moins sage. Intéressons-nous à leur histoire, écoutons comment certains auteurs les modèlent à leur manière parfois impertinente, parfois poétique. Voyons aussi comment l’on peut jouer avec la langue : en mêlant différents niveaux de signification, en brouillant les frontières entre le sens littéral et le sens figuré, en faisant entrer le hasard dans le champ littéraire. A force de jongler ainsi avec les phrases, il peut même arriver que l’on se trompe d’histoire… Bien sûr, les linguistes disposent d’un vocabulaire savant pour décrire ces phénomènes : nous, face aux enfants, nous avons surtout le plaisir de leur étonnement, de leur surprise, de leur envie, souvent, d’amener leur propre eau à ces moulins à paroles !

Mot à mot

A tout seigneur, tout honneur : commençons par un très petit livre écrit par un très grand monsieur; Alain Rey a signé aux éditions Desclée de Brouwer Des mots magiques ! (2003). C’est à ma connaissance la seule incursion de ce grand érudit, linguiste et lexicographe père des différents dictionnaires Robert, en littérature de jeunesse. Quels sont-ils, ces mots dotés de pouvoirs aussi remarquables ? Ce sont les petits mots de tous les jours, qui permettent de bien vivre avec les autres : merci, au revoir, pardon, comment ça va? Alain Rey les met en lumière, leur redonne le sens que leur usage trop quotidien leur avait fait perdre: lorsqu’on dit bonjour, on souhaite vraiment à son interlocuteur «que le jour soit bon pour toi !». Lorsqu’on dit
merci à quelqu’un, «on le paye d’un mot, d’un petit mot qui en latin voulait dire «récompense», «prix». La simplicité des explications et les illustrations chatoyantes d’Elisem rendent ces chroniques intemporelles accessibles aux plus petits.
Toujours au niveau lexicographique, Sandwich et compagnie (Gallimard jeunesse / Giboulées, 2005) s’adresse, lui, aux plus grands et aux adultes et fait le bonheur des amoureux des mots : qu’ont donc en commun le concierge Pipelet, la cantinière Marie Bidoche et Etienne de Silhouette? Leur nom est passé dans le langage usuel, autrement dit ces noms propres sont devenus communs. Près de 150 vocables sont ainsi présentés et illustrés, avec le talent qu’on lui connaît, par Lionel Koechlin: humour, mise en scène cocasse, mais aussi explications historiques ou étymologiques permettent de voyager dans le temps et l’espace, et aussi, et surtout, de prendre conscience de la vitalité et de la tradition assimilatrice de la langue française.

Au moment où la méthode globale est remise en question au profit de la «bonne vieille méthode syllabique» d’apprentissage de la lecture, on se penchera avec délectation sur un joyeux ovni tombé du ciel en 2004 : Ma Zonmé (Seuil jeunesse) est le premier imagier en verlan pour les tout-petits... Attachez vos ceintures, turbulences en vue ! Vincent Malone pour le texte (ma reum – entendez ma mère, la nouillègre – entendez la grenouille, le tipe toba – autrement dit le petit bateau), Soledad Bravi pour des images malicieusement «renversées» : jupes par-dessus tête pour une maman sur les mains, expression de surprise intense pour un «népo» qui se retrouve les quatre fers en l’air. C’est follement drôle, et comme si ça ne suffisait pas, c’est très stimulant pour les neurones: comprendre ce b.a.-ba de verlan requiert une véritable souplesse d’esprit, la division syllabique s’avère incontournable face à cette belle gymnastique verbale ; quant à l’orthographe, eh bien les puristes souffriront, c’est certain, on est là en pleine fantaisie et on s’en porte très bien !




Sens littéral et sens figuré

Le «duo fou» a récidivé en 2005 avec un Papa houêtu ? (toujours au Seuil) qui s’amuse à prendre les expressions au pied de la lettre. «Je suis en rendez-vous» montre un papa braqué, mains en l’air et qui n’en mène pas large; «en pleine galère» et Soledad Bravi le dessine sur un galion au milieu de la mer, «dans un bar» et elle revisite Jonas… Une fin tendre donne une tonalité plus sage à l’ouvrage qui, malgré ses pages de carton épais, ne peut que difficilement s’adresser aux tout jeunes enfants : en effet, ceux-ci prennent systématiquement les expressions «au pied de la lettre», la dimension métaphorique, ou métonymique du langage leur étant parfaitement étrangère... et donc le principe comique même sur lequel repose cet ouvrage ! Si Piaget situait la capacité à comprendre les métaphores autour de l’âge de 11 ans, des études plus récentes abaissent cette limite et on peut raisonnablement penser que des enfants de 7 à 9 ans peuvent saisir le sens de bien des expressions imagées.

Prendre des expressions au pied de la lettre, magnifier les locutions les plus fleuries de notre langue, c’est là une dimension du langage qui plaît spécialement aux auteurs et ils sont nombreux à pratiquer cet exercice. Le premier ouvrage qui nous vient à l’esprit est assurément celui réédité par François Ruy - Vidal aux éditions Des Lires en 2003 (1ère parution Delarge, 1976) : Au pied de la lettre met en correspondance les «déductions imagées» de Jérôme Peignot avec les «poèmes graphiques» de Robert Constantin. L’auteur joue avec les expressions à la manière d’un Raymond Devos, jongle avec les mots, mais aussi avec les langues et leurs façons de se représenter le monde : ainsi, «à Londres, lorsqu’on attend, on refroidit ses talons, à Paris on fait le poireau et à Vladivostok on a un ver dans le coeur.». Et il n’y a «pas besoin d’être un poisson, ni un coiffeur pour faire des yeux de merlan frit à une belle dame. Il suffit d’avoir mordu à l’hameçon. D’ailleurs, il y a toujours anguille sous roche avec les belles dames qui vous tendent des perches». Vous l’entendez, c’est ébouriffant, savoureux, et royalement mis en images : l’hyperréalisme des illustrations tranche magistralement avec leur contenu totalement débridé.

En 2005, les éditions genevoises Quiquandquoi ont fait paraître de Très bons mauvais conseils donnés par François David et illustrés par Selçuk Demirel ; une expression imagée est proposée sous forme de conseil négatif, de «chose à ne pas faire», et effectivement, la mise en garde s’imposait si l’on en croit l’image qui s’amuse à prendre les mots pour argent comptant, avec toutes les conséquences plus ou moins désastreuses qui peuvent s’ensuivre! «Il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier… sauf si on aime les oeufs brouillés» : ce sont des évidences impertinentes, elles pourraient sortir aussi bien de la bouche d’un enfant que de celle d’un sage malicieux, elles disent un monde où l’absurde guette – juste derrière ce que l’on croyait être du bon sens...




Les grands inventeurs

Des bibliothèques, des écoles portent son nom : ces hauts lieux du savoir, du partage des connaissances, n’ont pas hésité à rendre ce précieux hommage à un monsieur qui malmène les mots, les forme et les déforme : je veux parler de Pef, bien sûr. Vous lirez son beau témoignage dans les «Lectures d’enfances» de ce numéro. Pef (faut-il rappeler qu’il est le «père» du Prince de Motordu ?), c’est le symbole de la liberté : il aime l’enfance de la plus belle des manières, en en faisant le pays des possibles, des pourquoi pas ; il montre que l’arbitraire qui est à la base des langues n’est pas seulement le lieu des règles et des contraintes rébarbatives, il peut aussi être prétexte à sourire: jouer, manipuler, rire avec le langage, c’est bien sûr s’en approcher, le toucher, l’apprivoiser, ne plus en avoir peur et finalement l’aimer. Les petits glaçons et les petites billes que Pef rencontre un peu partout dans le monde savourent ses livres comme autant de délicieux interdits, sous le regard très indulgent, encourageant même, de professeurs Dézécolle éclairés qui ont compris tout le bénéfice que leurs élèves peuvent tirer à se trouver en si bonne compagnie.
Ponti Foulbazar : joli titre, pour un bel hommage, celui rendu à Claude Ponti par les éditions L’Ecole des loisirs dans un récent fascicule hors-commerce. Ils se devaient de figurer dans cet article, Ponti et son inventivité langagière, sa richesse lexicale si onirique. Un chapitre de l’ouvrage s’intitule «Comment naissent les noms ?», la réponse est longue : associations d’idées, de sons, de langues, télescopages, court-circuitations, inversions, logorrhées anarchiques, illuminations… j’en passe, et près de la moitié. Lire du Ponti, c’est fréquenter (généralement assidûment) un joyeux mélange de réfléchi et d’irréfléchi, c’est découvrir un jeu symbolique plein d’esprit entre le sens et les sons, c’est aussi tirer un coup de chapeau à ce miracle qui permet à la forme de se mettre au service du fond – par le biais d’un artiste de talent. A noter aussi un ouvrage tout récemment paru et déjà incontournable pour les «grands» amateurs: Yvanne Chenouf a publié aux éditions Etre (collection Boîtazoutils) Lire Claude Ponti encore et encore, une somme de réflexions sensibles, savantes, remarquablement pointues sur cette oeuvre si singulière...

L’invention peut ne pas être systématique, souvent elle répond à un besoin de la narration. Ainsi en est-il d’un ouvrage délicatement poétique de Marie-Sabine Roger : dans son royaume de Rêvolie, il y a des dredons blancs et moelleux qui couettent en troupeaux serrés, il y a une rivière où nagent des poissonges argentés... Le ton, mais aussi le rythme, la mélodie sont donnés : dans ce bel album (Le petit roi de Rêvolie, illustrations d’Aline Bureau, éditions Sarbacane, 2004), on est dans un monde «juste à côté» : juste à côté du «bon» langage, juste à côté du sommeil, dans un entre-deux fait d’immense douceur, de glissements oniriques et berçants. Une histoire à lire avant de s’endormir, car les mots qui la disent ouvrent grandes les
portes de l’imaginaire.




Le jeu et la création littéraire

D’abord il y eut Ma petite fabrique à histoires (éditions Autrement, 2003), puis, deux ans plus tard et chez le même éditeur, Ma grande marmite à merveilles. Avec ces deux ouvrages, Bruno Gibert montre l’inépuisable réservoir à histoires que constituent les mots. Certains livres aux images découpées en bandes horizontales permettent de créer des personnages plus ou moins farfelus, tutu de danseuse sur jambes de cow-boy; ici c’est à partir de bouts de phrases que l’on opère, laissant le hasard décider de l’histoire, un peu à la manière des Cent mille milliards de poèmes de Queneau: «J’ai vu seize fois / au lac Titicaca / cinq mille-pattes / qui cuisinaient / trois dragons furibonds.» Pour les petits, c’est un émerveillement de tous les instants, pour les plus grands, il y a comme une fierté, et aussi un formidable encouragement à la lecture, dans cette maîtrise des rythmes, des assonances, avec en toile de fond tout l’univers des contes qui bouillonne dans cette grande marmite.

Michel Boucher n’est pas pour rien le directeur de la collection «Les Bonheurs d’expression» chez Actes Sud Junior: les locutions fleuries dont regorge le français semblent l’avoir toujours passionné. C’est auprès de cette même maison qu’il vient de publier Rébus d’amour, un ouvrage atypique, composé d’un début de phrase, en page de gauche, phrase qui s’achève page de droite par un rébus. Il faut bien faire travailler ses méninges si l’on veut parvenir à déchiffrer les vingt-huit devinettes illustrées qui composent, en réalité, une longue et belle déclaration d’amour toute brodée de métaphores.

Nous terminerons ce parcours par une expérience de lecture très particulière: Saipas (de Joke van Leeuwen, Gerstenberg/La Joie de lire, 2006) plonge le lecteur dans les abîmes de la création ! Saipas est le nom d’un petit personnage qui s’est perdu : il est tombé de son histoire, il sait juste qu’elle commençait par «Il était une fois» et il voudrait y retourner parce que ses parents l’y attendent... Tout ce qui fait la diversité des histoires se retrouve dans ce livre: images de toute nature, typographies aussi diverses qu’inventives, types de narration multiples, histoire dans l’histoire et j’en passe. Le lecteur ressort de là avec un doux vertige et le sentiment que sa propre réalité pourrait bien n’être... qu’une fiction parmi tant d’autres !

Les enfants ont donc l’embarras du choix : les auteurs d’aujourd’hui leur offrent mille occasions de fréquenter leur langue de la plus belle des manières, en l’écoutant chanter, en jouant avec elle, en découvrant ses tiroirs secrets et ses détours buissonniers, en la regardant vivre, en quelque sorte... Et si tant d’inventivité peut décontenancer, voire même impressionner les adultes, les enfants se sentent très à l’aise dans ce petit monde de déraison, de mots fous et de sens dessus dessous...


Source : Revue Parole, publiée par l'Institut Suisse Jeunesse et Médias