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Illustrateurs portugais (re)lecteurs de hans christian andersen.

Maria José Sottomayor
25 août 2005


Le thème provocateur « psychological and social aspects of illustration making in the work of Hans Christian Andersen » (Les aspects psychologiques et sociaux des illustrations dans les œuvres de Hans Christian Andersen) pour le BIB Symposium de cette année a pour but de rendre hommage au Bicentenaire de la naissance d’Andersen, en le faisant coïncider avec la 20ème Biennale des Illustrations de Bratislava (BIB).

La BIB, depuis 40 ans, tous les 2 ans, nous entraîne encore plus loin dans de multiples et diverses possibilités de lire le monde.
Hans Christian Andersen était le meilleur pour le lire, et les aspects psychologiques et sociaux présents dans ses contes restent d’actualité, parce que ses textes sont anachroniques ?.
Andersen a été au plus profond dans la description psychologique et sociale de ses personnages. Et, peut être que pour cette qualité en tant qu’écrivain, nous sommes souvent restés satisfaits et prisonniers de ce côté purement esthétique du travail des illustrateurs. Nous avons oublié que l’illustration a un rôle beaucoup plus large, en tant que langage – ayant plusieurs fois une fonction de complémentarité des textes, goûteur de sensations, d’émotions, de critiques, de tensions, provoquant à chaque image la capacité du récepteur à lire et (re)lire le livre, en l’appelant à établir des relations inattendues entre les langages verbal et iconique.

La proposition du thème m’oblige à m’arrêter pour penser. Cela m’a amené à vouloir lire, maintenant avec un regard libre, des contes que je connaissais, en essayant de découvrir de nouvelles propositions et/ou conseils à donner aux moyens que les illustrateurs utilisent pour travailler iconiquement les contes du plus grand écrivain du Danemark.

Les portugais ont un lien un peu spécial avec Hans Christian Andersen – un mélange d’affection, de fantaisie et de respect. Ils connaissent sa biographie, particulièrement les moments les plus difficiles de sa vie (il me paraît qu’il y a une certaine identification au pauvre garçon d’Odense) et quinze ou vingt de ses contes, ceux normalement choisis par les éditeurs. Mais ils savent qu’Andersen a été quelques temps parmi nous – du 6 mai au 14 août 1866 – quand il était déjà connu.

Il est venu revoir des amis portugais qu’il connut à Copenhague dans sa jeunesse, et découvrir un autre pays.

Il planta un sapin nordique et écrivit : « Quand il sera grand, le vent du nord en le touchant de son souffle y laissera un salut d’une Scandinavie lointaine ».

Quand il était au Portugal il était, comme toujours, un lecteur très attentif au paysage naturel et humain, principalement à nos aspects sociaux et psychologiques qu’il a retranscrit dans le livre « Une Visite au Portugal en 1866 ».

A l’époque à laquelle il a voyagé à travers mon pays, personne ne connaissait ses contes. Ce n’est qu’en 1877 qu’est sortie la première collection en portugais. Les éditions se sont poursuivies jusqu’aujourd’hui. C’est au début du XXème siècle que les artistes portugais sont appelés à les illustrer. Parallèlement, ces dernières années, des traductions illustrées par des grands artistes étrangers ont beaucoup contribué à nous enrichir.

La confrontation avec l’autre est essentielle à notre propre constitution.

Et c’est l’idée de diversité qui m’a amené à choisir trois illustrateurs portugais : Manuela Bacelar, Teresa Lima et João Caetano.

Chacun d’eux avec un style différent (re)lit trois contes de Hans Christian Andersen : « La petite Sirène », « Le Petit Soldat de Plomb », « Les Habits Neufs de l’Empereur ».


Manuela Bacelar (1943)1 et « La Petite Sirène »2.

Manuela Bacelar a fait une (re)lecture qui explore les dimensions psychologiques du personnage la petite sirène. Elle commence, dès la couverture du livre, à faire en sorte que le lecteur s’approche d’elle par l’appel des émotions, des affects.

Au moyen de coups de pinceaux et de traits (faits à l’huile dilué sur du papier) qui crée des effets tactiles, elle donne une spéciale approche onirique en utilisant des contrastes clair/obscure – inspiré par l’Ecole Flamande – et de multiples textures créées pour contextualiser le personnage.

Son caractère psychologique est défini par la délicatesse de ses tracés/taches, par sa figure unique, solitaire, mélancolique, pensante et curieuse d’un monde qui n’est pas le sien, le tout renforcé par un contour lumineux magique, créé par l’illustratrice pour établir une relation intime et dialoguante avec le romantisme du texte d’Andersen.

Le pouvoir descriptif de l’écrivain, empli de spiritualité, alimente l’imagination de Manuela Bacelar. Elle avance avec des images vues frontalement ou de côté, dans une proposition créative où elle privilégie le jeu des contrastes : mer/terre, clair/obscur, jeu/solitude, vie/mort, en renforçant toujours les aspects psychologiques des personnages.

Quelques pages contiennent, un environnement baroque créé par l’excès d’objets et indices liés à la vie royale, utilisés par l’illustratrice, de même que dans le milieu où habite la sorcière.

D’autres pages ont, comme une mélancolie, une tension qui passe subtilement par l’utilisation de couleurs contrastantes foncées/brillantes/claires, attribuant au langage iconique une marque poétique, lyrique, subjective, et, quelques fois même, érotique, comme si l’artiste nous posais la question – pourquoi elle ?

D’autres pages enfin, l’anthropomorphisme de la faune et de la flore marine, présent dans le parcours difficile du personnage pour sa transformation en être humain – marquée par l’opposition entre donner/tirer – rappelle l’iconographie de Bosch et du surréalisme.

En continuité à la (re)lecture du texte « La Petite Sirène », Manuela Bacelar passe de l’imaginaire au réel tangible en rapprochant des mondes opposés – mer/terre, vie/mort/vie. Elle nous fait découvrir son amour pour le prince, amour qui la fixera dans le champ des passions infinies, lui attribuant une lumière impaire.

Ainsi, l’illustratrice nous transmet la mort de la petite sirène non comme une destruction, mais comme l’entrée dans un monde illuminé, dans une autre vie. Et c’est un fort contraste dans des images moyennement décentralisées entre des blancs et des sfumatos, en haut de la page, et des ombres dans la partie inférieure – terre/mort et ciel/vie éternelle – qui sont utilisés pour conduire le lecteur à la fin de la narration. Enfin, toute l’illustration de Manuela Bacelar va-et-vient entre le désir d’un couple, renforcé par un côté implicite beaucoup plus qu’explicite, par un voyeurisme de la part de la protagoniste, et du lecteur lui-même. Depuis la couverture, il est invité à plonger dans les dilemmes de la petite sirène, à prendre partie, à s’impliquer affectivement, à mesure qu’il fasse ses lectures, toujours uniques puisque autres.


Teresa Lima (1963)3 et « Le Petit Soldat de Plomb »4.

Teresa Lima (re)lit le conte de Hans Christian Andersen nous transmettant une étrangeté et une certaine angoisse. En utilisant des techniques mixtes, elle l’illustre avec des propositions de styles différents pour délimiter les deux champs où découle la narration : un minimalisme, qui s’incline vers un abstractionnisme géométrique, utilisé pour la maison/cosmos, et un réalisme dénaturé par un sous-monde, les égouts/le chaos.

Sur la couverture du livre, elle nous présente le personnage principal et ses compagnons, image qui traverse et s’étends sur la contre-couverture, dans un mouvement de droite à gauche – un recours au langage cinématographique – nous faisant entrer dans le conte avec un déséquilibre.

Physiquement, le petit soldat est présenté différemment – plus grand que les autres (sur un plan rapproché) et incapable de marcher. Il lui manque une jambe.

Cette différence est bien marquée à travers le jeu sur la ligne/chemin, qui fonctionne comme un signal cinétique, conduisant et renforçant le regard du lecteur vers l’opposition mouvement/staticité. La staticité du petit soldat le rend psychologiquement triste, fermé sur lui-même, aspects reflétés dans le traitement pictural du propre personnage. L’illustration de la couverture/contre-couverture va être répétée au début de la narration, en ayant, cependant, une inversion – le petit soldat est maintenant sur la page de gauche, en reconnaissance à sa différence, sa solitude.

La ligne/chemin dont je vous avais parlé, se prolonge/rompt avec la page de droite, où le texte est placé. C’est le langage d’un projet graphique dialoguant avec le texte/illustration, laissant des espaces en blanc et faisant appel à l’imagination du receveur, le rendant co-auteur, puisque chacun remplira ces espaces vides en regardant, en lisant ou en écoutant lire le conte. Cette ligne ouvre la scène vers la rencontre entre le petit soldat et la ballerine.

La manière dont ils sont dessinés nous les présentes dans des mondes différents. Lui militaire, corsé, rigide et statique. Elle belle, grande, maigre, prise en contre-plongé, ce qui mets en relief le mouvement, comme si elle fut un mannequin sur la passerelle.

Lui, nous tournant le dos, immobile.

Elle, différente, mobile.

Nous n’avons pas vu, mais nous imaginons qu’ils se regardent. Teresa Lima semble nous dire : voyez ce qu’ils imaginent, imaginez ce qu’ils voient.

C’est, alors, à travers cette opposition entre le petit soldat, toujours statique, et le dynamisme des autres personnages, que l’illustratrice caractérise le mouvement par l’utilisation de signes cinétiques – lignes, fils, tournoiements, vagues, tourbillons – donnant un certain rythme à l’illustration et accuse la tension amoureuse entre les personnages.

D’un autre côté, les rencontres et les éloignements accélèrent ou retardent l’action.

Elle utilise différents plans pour souligner certains personnages du conte ainsi que certains angles de vue, surtout quand elle explore des espaces qui s’ouvrent et se ferment labyrinthiquement, renforçant l’impossibilité de l’union du petit soldat avec la ballerine, jusqu’à sa mort.

En conclusion, les images de Teresa Lima sont comme des instantanés, des flashs, qui traversent le texte romantique de Hans Christian Andersen, intéressant momentanément le lecteur, tout en faisant appel à son imagination pour parcourir les chemins simplement ouverts.


João Caetano (1962)5 et « Les Habits Neufs de l’Empereur »6.
João Caetano a été invité par l’Edition Kalandraka, de Galice – Espagne, pour illustrer « Les Habits Neufs de l’Empereur », conte où Hans Christian Andersen fait une subtile, mais pas moins cinglante critique sociale.

Et le résultat a été des illustrations très innovatrices et révélatrices d’un esprit libre et adonné, passionné et ludique, au travail d’illustrer la narration d’Andersen, en assumant son entière liberté en tant que (re)lecteur du texte.

Dans cette œuvre, l’illustrateur se charge de contextualiser l’empereur dans l’univers de la couture et de ses éléments les plus caractéristiques (métiers à tisser, ciseaux, dés à coudre, fils, aiguilles, boutons, caches, et autres…), retravaillant de façon industrielle un univers artisanal archaïque, en nous surprenant par l’inusité, par le ludique, à travers l’agglomération de techniques, d’objets apparentés qui renforcent le côté comique et très critique, dans une stratégie de ready-made à la manière dadaïste.

Tous les éléments de l’art de coudre utilisés par João Caetano passent à avoir une autre fonction, donc passent à être lus de manière différente puisqu’en dehors de leur contexte habituel. Mais subsistent interconnecter et fonctionnels comme s’ils étaient inséparables, chacun d’entres eux interagissant avec les autres, créant un nouveau monde - celui où l’empereur orgueilleux aime se montrer.

Pour que l’empereur orgueilleux s’exhibe, l’illustrateur crée des scènes de rue assimilées à des rituels, à des cortèges des chars allégoriques dans l’arène où se déroule l’action, contemplée par un public faisant transparaître l’idée de communauté, de liens solidaires, curieux et intéressés. Tous réunis pour assister à un spectacle inédit – voir l’empereur défiler. Et nous faisons également partie de la foule des spectateurs.

Le trait des personnages de João Caetano est semblable aux meilleurs caricaturistes portugais. Suivant cette tradition, l’illustrateur fait une approche spéciale des aspects sociaux et de la critique de l’événement, nous montrant des personnages prisonniers à des préjugés sociaux – la peur d’être ridicule, le « bouche-à-oreille », des hommes sûr de soi, têtus, convaincus, qui leur rend impossible la prise de position tout en préférant maintenir le  « status quo » et la réaffirmation du paraître.

Ces aspects sont renforcés par l’exagération de différents plans et angles de vue, tout en simultané, dans une logique/illogisme, dans une anarchie qui rompt toutes les expectatives (niant le tout propre, la reconnaissance, le parfait), qui confère encore plus d’ironie, plus de critique, offrant des solutions à une lecture complètement inattendue. Nous avons, donc, un empereur carnavalesque où « dans sa tête », la couronne suppose son propre royaume, les lieux par où il passe, emportant l’être en opposition au paraître.

De manière différente, les personnages enfants – jouent, rigolent, mais se tiennent au courant, sans peurs, prêtent à nommer les choses par leurs noms sans conditionnements. Par la voix innocente de l’enfant vient la plainte – mettre à nu l’empereur et la réalité.

Maintenant, l’illustration donne un traitement spécial au peuple, qui diminue (plus l’enfant crie à tue-tête, moins il y a de monde) en opposition au roi qui se vante – façon de signifier la découverte de la « condition impériale » – en montrant à travers des plans rapprochés et des détailles soulignés par des contre-plongés, qui occupent de telle façon la page que l’image de l’empereur arrive même à en sortir et à s’avancer vers le lecteur. Quelle planche de BD, montre combien « la réalité fictionnelle du texte verbal », transcende l’objet livre et atteint la réalité du lecteur qui, comme un enfant, crie avec elle : l’empereur s’en va nu.

Dans ces moments la parole accompagne et « incorpore » aussi le langage visuel, révélant le pouvoir de la plainte et même de la conviction des deux.

A travers la création scénographique, l’illustrateur crée des « installations » où le lecteur découvre et construit des sens qui illustrent la phrase d’Orson Welles : le livre est vraiment une salle de montage.



L’appréciation des travaux d’autrui nous amène à découvrir la relativité des goûts dont nous avons hérité. Et, ne pas vouloir que ou ne pas voir ce qui se passe, c’est garder une suspicion de pureté culturelle artistique – c’est une perte à la vision du monde et un empêchement à n’importe quel changement qu’il soit.

Les illustrateurs que je vous ai présenté, ont tous passé des frontières, ont su lire d’autres références mais créativement, ont su aussi innover ou oser puisque le Portugal a été et est un pays d’amalgames et de recyclages culturels.

L’illustration dans mon pays a maintenant une présence plus grande jointe au public dû à une apposition différente du programme éditorial. Ce fait a réussi à établir des axes de réflexion nécessaires au rôle du langage visuel dans les Livres pour Enfants et Jeunes. On ouvre ainsi le monde à ce qui nous semble plus important – que les illustrations, aussi diversifiées que la vie, nous permettent d’accepter l’autonomie des autres, des illustrateurs en tant que (re)lecteurs des textes et étant capables de soutenir une pluralité des lectures.




1

A étudié de 1965 à 70 à l’Ecole Supérieure des Arts Appliqués de Prague, sous la tutelle du Prof. Sklener.

- A reçu une des Pommes d’Or à la BIB de 1989 avec les originaux du livre « Silka », en étant la seule fois qu’un illustrateur portugais a reçu ce prix.

- En 1990, a reçu le Prix Gulbenkian d’Illustration, sans compter les mentions Honorifiques qu’elle a eu au Portugal et à l’étranger.

2

Porto : Edições Afrontamento, 1995

3

- Formée en peinture par l’Ecole Supérieure des Beaux Arts de Lisbonne.

- En 1998, elle a reçu le Prix National d’Illustration de l’Institut Portugais du Livre et des Bibliothèques – Lisbonne, avec les originaux de « Alice aux pays des merveilles ».

- En 2004, elle a reçu des Mentions Honorifiques au Prix National d’Illustration.

4

- Lisbonne : Dom Quixote, 2005


5

- Formé en peinture par l’Ecole des Beaux Arts de Porto.

- En 2001, a reçu le Prix National d’Illustration de l’Institut Portugais du Livre et des Bibliothèques avec les originaux de « La Plus Grande Fleur du Monde » du Nobel portugais de José Saramago.

- En 1997 et 2000, a reçu des Mentions Honorifiques au Prix National d’Illustration.

6

- Lisbonne : Kalandraka, 2002 – traduction par Alexandre Honrado.