Isabelle Enderlein: «Le scout littéraire a pour fonction de permettre le transfert des livres d’un pays à un autre.»
Les métiers méconnus du livre jeunesse 2
Les métiers méconnus du livre jeunesse 2
Elle n’allume pas de feu en frottant un bâton de bois entre ses mains et ne sonnera pas à votre porte pour vous vendre des cookies. Pourtant, Isabelle Enderlein est scout, scout en littérature jeunesse. Une activité très peu connue du grand public que Ricochet vous propose de découvrir dans cette interview.
Damien Tornincasa: Comment êtes-vous devenue scout littéraire?
Isabelle Enderlein: C’est en découvrant les albums classiques de la littérature enfantine allemande avec mon fils aîné, alors âgé de trois ans, qu’il m’est venu l’envie d’exercer cette activité.
Notre famille étant franco-allemande, par conséquent bilingue et surtout biculturelle, nous avons bien évidemment reçu, récupéré, acheté, emprunté des livres venant des deux pays. Or, j’ai rapidement remarqué que nombre de classiques allemands n’étaient pas traduits en français, et notamment les albums à rimes, une composante essentielle de la littérature jeunesse allemande pour les 3-6 ans.
J’ai alors commencé à contacter des maisons d’édition françaises pour leur proposer de vieux titres de Janosch, de James Krüss, de Hans-Georg Lenzen… J’étais motivée par l’idée de leur faire découvrir ces trésors! À vrai dire, je n’ai pas vraiment réussi mon pari à ce niveau: les éditeurs français sont restés relativement imperméables à ce goût typiquement allemand pour la rythmique et les jeux sonores, qui font la richesse de bon nombre d’albums de ce pays.
C’est néanmoins comme cela, au travers de cette première prise de contact, que j’ai commencé, dans la foulée, à proposer des romans allemands aux éditeurs français.
En quoi consiste exactement cette activité?
Le scout littéraire a pour fonction de permettre le transfert des livres d’un pays à un autre. Pour ma part, je travaille essentiellement à faire découvrir des livres allemands aux éditeurs français.
Plus concrètement, mon rôle consiste à suivre l’évolution du marché allemand, à scruter les programmes des éditeurs et leurs nouvelles parutions, à identifier les trends majeurs et les auteurs prometteurs, le tout avec l’objectif final de dénicher des titres susceptibles d’intéresser les éditeurs français et de s’insérer dans leurs programmes respectifs. De ce point de vue, il s’agit de proposer les bons titres aux bonnes personnes, c’est-à-dire d’accorder mes propositions de titres aux lignes éditoriales des maisons françaises auxquelles je m’adresse.
Au fond, mon rôle n’est pas très différent de celui d’un agent immobilier mettant en relation un vendeur et un acheteur – à la nuance près qu’il s’agit de livres destinés à la jeunesse et non d’objets immobiliers.
Quelles sont les qualités et compétences indispensables pour être un bon scout littéraire?
Quand bien même cela peut sonner comme une évidence, je dirais qu’il faut cultiver une vraie passion pour les livres en général, et pour les livres pour enfants en particulier. Sans cette passion pour la littérature jeunesse et sans cette conviction profonde qu’elle nous est, à nous petits et grands humains, absolument essentielle, il est difficile d’exercer cette activité dans la durée – j’y reviendrai.
Le scoutisme constitue avant tout un double travail d’investigation et de mise en relation. Je crois qu’il est nécessaire, en tant que scout, de bien cibler les titres étrangers pour ne pas proposer tout et n’importe quoi aux éditeurs français. En amont, il est donc crucial de bien cerner leur ligne éditoriale et d’identifier leurs attentes. Ensuite, il faut être présent sur le marché allemand, se tenir au courant et avoir des yeux partout pour ne pas rater les parutions intéressantes. Enfin, il faut accepter de lire énormément de choses pour distinguer le bon grain de l’ivraie. De ce point de vue, la perte de temps est inévitable, surtout au début. Avec un minimum de flair et pas mal d’expérience, on parvient peu à peu à réduire les déperditions.
Bref: il faut être bien organisé, avoir du flair et de la persévérance.
Quels sont vos «terrains de jeu» favoris? Où et comment découvrez-vous de nouveaux livres?
C’est effectivement une question cruciale.
Les rendez-vous phares, ce sont les foires du livre. C’est à l’occasion de ces grands événements du monde du livre que je rencontre les responsables «foreign rights» (droits étrangers) des éditeurs allemands, lesquels m’informent de leurs programmes et de leurs nouvelles parutions.
Concrètement, la grande Mecque de la littérature jeunesse, c’est la Foire internationale du livre jeunesse de Bologne, qui a lieu tous les ans en mars ou avril. Les éditeurs jeunesse, les auteurs, les illustrateurs et tous les autres acteurs du livre jeunesse du monde entier se retrouvent l’espace de cinq jours à Bologne pour présenter leur travail, leurs programmes et leurs collections.
Un autre rendez-vous important, pour moi qui travaille sur l’Allemagne, est la très célèbre Foire du livre de Francfort du mois d’octobre.
En dehors des foires, la lecture de journaux et de revues spécialisées s’avère très précieuse. Citons, entre autres, l’excellente revue Eselsohr, entièrement consacrée à la littérature jeunesse: elle constitue une mine d’informations sur le paysage éditorial jeunesse en Allemagne.
Un certain nombre de prix littéraires orientent également la recherche de titres. Je suis de très près les nominations du Deutscher Jugendliteraturpreis, décerné chaque année pendant la Foire du livre de Francfort, ainsi que celles du LUCHS-Preis, attribué chaque mois par la revue Die Zeit et Radio Bremen.
Enfin, des outils plus classiques me sont utiles: faire partie des listings mail des grands éditeurs allemands est indispensable pour recevoir leurs nouveautés et suivre leurs programmes.
Scout littéraire et agent: quelles différences?
Pour le résumer en une formule: l’agent vend un auteur, le scout un livre.
L’agent représente un auteur. C’est lui qui est chargé de lui trouver un éditeur, de négocier les termes du contrat, de veiller, plus généralement, à ses intérêts financiers, voire, dans le cas des stars, à son image.
Un scout, lui, travaille pour le compte d’un ou plusieurs éditeurs. Il fonctionne comme une tête chercheuse chargée de repérer, dans le dédale de la production littéraire, les livres qui pourraient correspondre à leurs programmes – et si possible de constituer des succès de librairie!
Pour quelle(s) maison(s) d’édition travaillez-vous? Comment se déroule votre collaboration?
J’ai beaucoup travaillé pour les éditions Thierry Magnier, mais pas de manière exclusive. Je lis également beaucoup pour Hachette et pour Rageot. Mais j’ai déjà proposé des titres à d’autres éditeurs: Alice, Bayard, Play Bac, pour n’en citer que quelques-uns.
La collaboration avec les éditeurs se fait sur une base essentiellement informelle. Il est de ma responsabilité de proposer des titres, mais je n’ai pas d’obligation de résultat à proprement parler. Aucun contrat ne me lie aux éditeurs. Les relations qui nous unissent sont d’ordre personnel, elles sont basées sur la confiance.
Peut-on vivre du scoutisme ou est-ce une activité qu’on l’on exerce «à côté»? De quelle manière êtes-vous rémunérée?
En France, davantage qu’en Allemagne en tout cas, la littérature jeunesse est un univers relativement petit: il y a une myriade d’excellents petits éditeurs, tout le monde s’y connaît. Le scoutisme, en tant que métier, n’y est pas reconnu à proprement parler. En réalité, les activités de scout et de traducteur se confondent: il existe une sorte d’accord tacite qui veut que celui qui propose un titre a également le privilège de le traduire. La rémunération du scout, en fin de compte, se résume donc au droit à traduire l’œuvre que l’on a proposée.
Autant le dire: en littérature jeunesse, le scoutisme est plus un passage obligé qu’une activité rentable – c’est un doux euphémisme. Il faut une bonne dose d’idéalisme pour exercer cette activité. Personnellement, ce qui me porte, c’est le plaisir de faire découvrir une œuvre qui, pour plein de raisons, m’a touchée et me tient à cœur.
Vous êtes également traductrice littéraire de l’allemand vers le français. Vous avez, entre autres, traduit des textes jeunesse de Wolfgang Herrndorf (Good bye Berlin, Sable) et Finn-Ole Heinrich (la série La vie de l'unique, l'étonnante, la spectaculaire, la miraculeuse Lara Schmitt). Comment jonglez-vous entre vos deux casquettes?
Comme je le disais, les deux activités se recoupent, voire se confondent, la traduction constituant la finalité du scoutisme en littérature jeunesse.
En fait, si jonglage il y a, c’est davantage entre cette forme d’idéalisme que j’évoquais plus haut et la nécessité de garder en tête quelques considérations commerciales. Si je veux vivre de mon activité, je ne peux malheureusement pas me permettre de m’orienter uniquement par rapport à la qualité littéraire des textes que je propose. Je dois aussi accepter de traduire des choses plus commerciales et moins qualitatives. Et ce, d’autant que la tendance actuelle est plutôt à la frilosité de la part des éditeurs français. Jusque vers 2010-2012, les éditeurs français ont acheté beaucoup de droits de romans étrangers. Le marché jeunesse tournait à plein régime, avec un taux de renouvellement très fort – sans doute trop. Le problème, c’est que de nombreux titres d’excellente facture ont souffert d’un cruel manque de visibilité, noyés qu’ils étaient dans le flot des nouvelles parutions. Un resserrement s’est avéré nécessaire. Or, les traductions étant extrêmement onéreuses pour un éditeur jeunesse, c’est dans la catégorie de la littérature étrangère que les coupes, ces dernières années, ont été les plus franches. C’est évidemment très regrettable, car l’ouverture au monde et les échanges interculturels commencent dans ces romans venus d’ailleurs...
Parmi tous les livres que vous avez participé à faire découvrir en France (que ce soit en tant que scout ou traductrice), quel est votre plus grand coup de cœur? Pouvez-vous nous le présenter en quelques lignes?
Il y en a beaucoup… Je citerais peut-être Le cri du Petit Chaperon rouge, de Beate Teresa Hanika, paru en 2011 chez Alice. C'est l’histoire de Malvina, une toute jeune fille à la veille de ses quatorze ans, qui est abusée sexuellement par son grand-père. La thématique est extrêmement difficile, et le récit à la première personne de Malvina à la limite du soutenable. Et pourtant, c’est un livre extrêmement lumineux, qui décrit avec énormément de finesse le processus de résilience et de guérison intérieure de l’adolescente, et l’importance prépondérante, dans ce cheminement, de l’écoute et de l’empathie. J’étais, je suis toujours, très attachée à ce roman, et je me suis sentie très honorée d’avoir eu le privilège de le traduire.