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La violence dans les récits pour enfants

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Christophe Gallaz
29 juillet 2010

Faut-il éviter toute violence dans les récits pour enfants ? Cette question fait débat à partir des États-Unis, où le « narrativement correct » semble progresser en proportion de l’hygiénisme intellectuel et moral qui règne là-bas en maints domaines de la vie collective. Le mot d’ordre est élémentaire en l’occurrence : pas de force brutale et de cruauté dans le texte et dans l’image.

Observons d’abord que s’adresser aux enfants n’est pas un exercice balisé. Quel est leur pouvoir d’assimilation spontané ? Faut-il les considérer au niveau de maturité qui nous paraît le leur à l’instant de notre échange avec eux, ou légèrement plus haut, en espérant les faire mieux progresser ? Faut-il lâcher dans leur vocabulaire le mot abracadabrantesque ou savant du genre ornithorynque, par exemple ? À quel point compter sur le truchement parental, à supposer que celui-ci soit présent dans le public en moyenne et qualité suffisantes ?

Le raisonnement part d’une intuition simple à formuler : quand nous sommes petits enfants, nous possédons le monde dans son immédiateté. Nos modes de perception sont d’une ampleur que rien ne fragmente. Ils nous permettent de lier sans discontinuité l'intime et l'extérieur. Et l'Autre, qu'il s'agisse d'un être humain, d'une feuille pourrie, d'un bosquet traversé par une rivière ou d'une chouette morte au grenier, nous apparaît dans une plénitude qui nous environne autant qu’elle nous constitue.

À ce stade, la violence est une force que les enfants connaissent naturellement, même les tout petits, au point d’en être aussi les praticiens. Ils l’exercent en fonction de leurs moyens, ceux du pleur et de la rage. Ils pressentent qu’elle participe du monde et qu’elle peut concourir à leur action personnelle. Ce trait les rend dépositaires d’une expérience d’espèce, infiniment plus ancienne que l’expérience individuelle graduée selon notre trajectoire d’adultes. En cela, les enfants sont les jeunes ambassadeurs d’un temps immémorial.

Or nous, les adultes, ne supportons pas cette équation. Elle nous semble vertigineuse. Nous préférons que les enfants soient neufs et purs, suivant la représentation idéale que nous nous faisons du neuf et du pur. Nous voulons nous penser comme leurs auteurs davantage que leurs responsables. Nous les considérons comme nos créatures, alors qu’ils sont les créatures de la vie. C’est pourquoi nous leur arrachons si machinalement ce qu’ils connaissent déjà de la violence. Cette force en eux nous dérange, fait concurrence à la nôtre et nous plonge dans un effroi mêlé de jalousie. Un nombre croissant de récits pour enfants fait miroir à cette situation. Ils expurgent d’eux-mêmes toute violence écrite ou montrée.

Parmi les cinq cents versions de Cendrillon circulant dans le monde à partir d’un conte canonique en provenance de l’Antiquité, dont Charles Perrault puis les frères Jakob et Wilhelm Grimm se sont saisi pour le proposer au lecteur occidental, il en est de franches et directes. Elles expliquent que les belles-sœurs de l’héroïne se tranchent les orteils ou le talon pour faire entrer leur pied trop grand dans la chaussure de verre (ou de vair, la fourrure de l’écureuil petit-gris), et se faire accorder à la place de l’héroïne les bontés du prince ainsi trompé. Ou qu’elles se font crever les yeux par deux pigeons lors du mariage unissant les amoureux.

Ces points du récit seraient délicats à présenter dans l’univers éditorial actuel, et aux lecteurs. On sait pourtant qu’un moyen de contenir la violence à l’âge adulte est de ne pas la démentir au temps de l’enfance. On sait aussi que fixer cette violence en forme d’image narrative ou figurée rassure paradoxalement, puisqu’il nest alors plus besoin d’en soupçonner partout la présence. On sait surtout que les problèmes d’angoisse personnelle éprouvés par les parents face au monde agité, et face au temps qui passe en les rendant mortels, ne sont pas allégés par leur réflexe pathétique de travestir l’enfance en paradis, y compris la leur en souvenir. Aveuglement.

Cendrillon de Roberto Innocenti (Grasset-Monsieur chat-Creative Editions)