Laisser des traces sur la neige comme un grand oiseau en vol
Chine, Japon, Corée
Escales en Asie de l'Est 2
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La maison d’édition HongFei Cultures a été créée par Loïc Jacob et Chun-Liang Yeh en octobre 2007. Indépendante et engagée, installée à Amboise (France) depuis janvier 2013, elle propose principalement des albums illustrés destinés aux jeunes lecteurs et lectrices de 3 à 12 ans. Ces œuvres nous invitent à faire un pas (ou plusieurs) vers la Chine, et plus largement vers des expériences littéraires et esthétiques de l’altérité. Dans cet entretien, les voix des deux éditeurs s’entrecroisent pour nous parler entre autres de rencontre, de décentrement libérateur, mais aussi de littérature de jeunesse chinoise et de musicalité de la langue.
Camille Schaer: Commençons par parler du nom de votre maison d’édition, HongFei Cultures. «HongFei» signifie «grand oiseau en vol». Sur votre site internet, vous précisez que cette expression a un lien avec les lecteurs et lectrices. Pourriez-vous expliciter ce lien?
Loïc Jacob: «HongFei» fait référence à un poème chinois du XIe siècle: le poète Su Dongpo y compare notre vie à un grand oiseau qui laisse des empreintes sur une terre enneigée. L’oiseau s’envole ensuite à l’est et à l’ouest, sans s’attacher aux traces laissées. La façon de lire et d’interpréter ces traces appartient à celles et ceux qui passent. Cette métaphore, riche d’enseignements sur la naissance d’une œuvre et sa réception par le public, nous inspire effectivement dans la création du catalogue HongFei.
Qu’un livre publié ait une existence autonome par rapport à son auteur ou autrice est la condition pour que les lecteur·trice·s qui le rencontrent se l’«approprient». Pour comprendre ou ressentir le sens profond d’une œuvre, le lecteur ou la lectrice ne s’adresse pas à l’auteur·trice mais à sa propre expérience personnelle. Cette qualité de la lecture explique aussi pourquoi chacun de nous peut revenir sur une œuvre plusieurs fois au cours de sa vie en y trouvant toujours de nouvelles lumières, car entretemps nous aurons vécu.
Ainsi, en plus d’encourager et d’accompagner la création des auteur·trice·s, la maison HongFei se montre particulièrement exigeante quant aux possibilités offertes aux lecteur·trice·s de s’approprier une publication. Pour être habitable et habitée, il ne suffit pas à une architecture d’être belle ou originale. Il doit y avoir une invitation à la parcourir et à en faire l’expérience. Il en va de même pour le livre.
Concernant le mot «Cultures»… On peut lire sur votre site que vous privilégiez plutôt la rencontre d’autrui que la découverte ou la connaissance de l’autre. Pourriez-vous nous parler de cette nuance?
Chun-Liang Yeh: La culture est à la fois ce qu’il y a de plus intime et de plus collectif dans la construction de chacun·e et son épanouissement. Ecrire ce mot au pluriel nous rappelle qu’il n’y a pas – heureusement – qu’une seule culture dans le monde. Alors, face à un individu ou un groupe d’individus nourris d’une culture autre que la sienne, que faire?
Il est légitime et nécessaire de chercher à étudier, connaître et comprendre la culture des autres. Mais nous ne sommes pas obligés de tomber dans le piège consistant à réduire l’autre à un objet de connaissance, à le contingenter à ce qu’on perçoit de ses particularismes. C’est pourtant ce qui arrive bien (trop) souvent dans les livres proposés aux enfants où, lorsque l’autre n’est pas dissout dans un universalisme de bon aloi, il est renvoyé à sa différence et essentialisé. Cette approche distante, souvent présentée comme respectueuse de l’altérité, rejette l’idée même d’une transformation toujours possible de soi au contact de ce qui a construit l’autre.
La centaine de titres publiés par HongFei, qu’ils aient ou non un lien avec la culture chinoise, montre qu’une troisième voie existe bel et bien. Rencontrer autrui, c’est faire un pas vers lui en même temps qu’il fait un pas vers moi. Ce faisant, dans ce double mouvement, on se décentre sans craindre de perdre pied, encore moins de perdre sa «culture». Au contraire, celle-ci s’actualise et se renouvelle au contact des autres au fil de l’existence. Et cela nous semble valable pour un individu aussi bien que pour une société.
Vous publiez des textes d’auteur·trice·s chinois·es classiques ou contemporain·e·s, illustrés en France ou en Chine. Travaillez-vous également avec des auteur·trice·s français·es (ou francophones) qui écrivent sur la Chine?
LJ: En 2007, nous avons effectivement amorcé la production de la maison d’édition avec des textes d’auteur·trice·s chinois·es. Après deux ans d’activités, nous avons également porté des projets d’auteur·trice·s français·es que nous estimions bons et cohérents avec l’esprit de la maison. En fait, nous publions des histoires avec des personnages convaincants parce qu’ils ont une intériorité et une autonomie. Si certaines d’entre elles se situent en Chine ou sont le fait d’auteur·trice·s chinois·es, ce ne sont pas pour autant des textes «sur la Chine». Nous soutenons un auteur ou une autrice lorsqu’il ou elle fait une œuvre originale et nous invite à une expérience littéraire et esthétique. La présence de la Chine n’est ni obligatoire ni proscrite dans cette proposition faite aux lecteurs et lectrices.
Parmi nos auteur·trice·s français·es qui écrivent sur la Chine, nous avons noué un lien particulier et fidèle avec Nicolas Jolivot. Nous avons rencontré ce carnettiste dans un petit salon à Thénac en 2012 et publié, deux ans plus tard, Chine, scènes de la vie quotidienne qui a remporté une Pépite à Montreuil. C’est d’abord, pour nous, un auteur et dessinateur de grand talent dont l’œuvre manifeste un rapport singulier au monde: sa disponibilité et son écoute à l’égard de l’inconnu sont remarquables d’humanité. C’est à ce titre que nous publions ses créations et invitons les lecteurs et lectrices à le suivre non seulement en Chine mais aussi au Japon, en mer Baltique, et, à la fin de l’année 2021, dans son jardin. Ses livres sont disponibles en Chine depuis 2020.
Pourquoi vous semble-t-il important que la dimension textuelle – contrairement à la dimension visuelle – soit prise en charge par des auteur·trice·s chinois·e·s?
CLY: Nous n’avons rien contre les illustrations de créateurs et créatrices chinois·es, étant l’éditeur de plusieurs albums illustrés par Zhu Chengliang, l’un des plus reconnus en Chine. Nous n’avons rien contre les auteur·trice·s français·es non plus. Nous ne sommes simplement pas tendres envers les textes sans qualité littéraire qui, en créant des personnages qui n’ont de chinois que le prénom, maintiennent les Chinois dans un silence forcé.
Nous avons choisi d’inclure les auteurs et autrices chinois·es dans notre catalogue, mais il ne suffit pas d’être Chinois·e pour être publié·e chez HongFei. Lorsque nous retenons un texte pour une publication, c’est que nous l’estimons susceptible de faire naître des «scènes» dans l’imaginaire des lecteurs et lectrices (et d’abord dans celui de l’illustrateur·trice en charge), dans la France d’aujourd’hui. Ces textes sont autant de «pavés» qui constituent une voie praticable pour que se réalise la rencontre dont il est question plus haut.
Il ne s’agit pas ici de promouvoir une vision originale du monde qui serait portée exclusivement par les auteur·trice·s chinois·es. N’oublions pas que nous nous intéressons tout autant aux lecteur·trice·s ici: sommes-nous capables d’entendre l’autre, sans nous arrêter à l’étrangeté de son accent ou de son expression? Ce même exercice de décentrement libérateur peut très bien s’accomplir en compagnie d’auteur·trice·s venant d’autres horizons, sans passer par la Chine.
Après quatorze ans de publication, nous sommes plus qu’heureux de constater que les lecteur·trice·s en France ne sont pas seulement prêt·e·s, mais désireux·ses de ces rencontres, à réaliser en confiance. L’exemple le plus parlant est peut-être celui de La Ballade de Mulan, un poème classique populaire publié chez HongFei en 2015, illustré par Clémence Pollet. En lui décernant le prix Chen Bochui à Shanghai en 2015, le jury international, avec en son sein pour moitié des membres chinois·es, a reconnu que l’illustratrice a su lire et interpréter de manière inédite la «trace» laissée par les Chinois du IVe siècle. Cet album est disponible en chinois depuis 2020.
Les créateur·trice·s chinois·es et français·e·s ont-ils l’occasion de collaborer? Si oui, quelles formes cette collaboration prend-elle?
CLY: Après avoir publié la version française de l’album Réunis en 2015, nous avons sollicité son autrice Yu Liqiong, une écrivaine et éditrice jeunesse de renom en Chine, pour deux projets publiés en 2017.
Dix ans tout juste est un ouvrage collectif dédié aux enfants de dix ans, publié à l’occasion du dixième anniversaire des éditions HongFei, et auquel Franck Prévot et Yu Liqiong ont chacun contribué avec dix textes courts, le tout interprété par vingt illustrateur·trice·s de la maison dont certain·e·s sont chinois·es.
La traduction des textes vers la langue de l’illustrateur·trice concerné·e a fait partie de mon travail de coordination et de direction artistique. Mais le vrai défi du projet a consisté à lui donner une cohérence tout en laissant l’auteur et l’autrice de texte libres dans leur expression. Outre le jeu de renvoi entre un texte et une image, nous nous sommes retrouvés témoins d’un duo inhabituel et inspirant formé par la voix de Franck et Liqiong, deux personnalités animées par deux sensibilités et deux cultures différentes.
Yu Liqiong est également l’autrice de L’Arbre de tata illustré par Zaü. Chacun·e des deux ne parlant pas la langue de l’autre, la direction artistique fut là aussi (mais comme souvent, y compris lorsqu’il n’y a pas de différence de langue entre les créateur·trice·s) le lieu d’articulation des échanges. Cet album est disponible en chinois depuis 2019.
Les auteur·trice·s chinois·es sont-ils/elles systématiquement traduit·e·s ou y en a-t-il qui écrivent en français?
CLY: La plupart des auteur·trice·s chinois·es publié·e·s aux éditions HongFei pratiquent ou pratiquaient uniquement le chinois. Leurs textes sont donc traduits. Wang Yi, autrice-illustratrice qui vit en France depuis vingt ans, peut travailler ses textes avec nous dans les deux langues. Chez HongFei, je suis le seul auteur sinophone à écrire directement en français.
Actuellement, les auteur·trice·s chinois·es qui écrivent en français sont très peu nombreux. Ils sont rares en jeunesse, et plus rares encore à s’exprimer dans le format de l’album.
Lisez-vous vous-même les manuscrits? Puisque vous êtes deux associés, comment vous répartissez-vous les tâches?
LJ: Les manuscrits (sauf à être chinois) sont d’abord lus par moi-même en même temps que j’assure la veille sur les publications et les books d’illustrateur·trice·s (y compris chinois·es). Chaque projet susceptible d’être retenu fait ensuite l’objet d’une discussion commune avec Chun afin de vérifier son potentiel de développement et/ou son articulation au catalogue HongFei.
Des années de travail en commun nous ont permis d’affiner notre appréciation des projets: certain·e·s auteur·trice·s savent communiquer clairement une intention littéraire et artistique, mûrement réfléchie, même si le projet n’en est qu’à son début. Si cette intention nous paraît pouvoir entrer en dialogue avec les lecteur·trice·s de HongFei (ou celles et ceux susceptibles de le devenir), alors nous saurons mobiliser notre savoir-faire au profit d’une aventure éditoriale commune.
Lorsque les auteurs et autrices rejoignent notre maison, parfois même pour une première publication, nous essayons de connaître au mieux leur disponibilité à l’échange et, le cas échéant, le rapport qu’ils entretiennent avec leurs livres déjà publiés. Dans l’idéal, nous préférons qu’ils aient une raison claire d’envisager de faire porter leur projet par le catalogue HongFei. La publication est un processus patient qui ne se réalise pas sans qu’existe une estime mutuelle et profonde.
Certains livres sont-ils adaptés plutôt que traduits? Si oui, pour quelles raisons?
CLY: Quand cela ne pose pas de problème de réception, nous présentons les albums chinois en traduction et avec soin. Cela signifie rarement une traduction «littérale» car, en jeunesse et particulièrement s’agissant de la langue chinoise, nous devons tenir compte de l’implicite souvent présent et qui sera ou non à élucider dans la version française, et dans ce cas de la manière la plus appropriée.
Il nous arrive également de pratiquer l’adaptation. C’est vrai dans deux cas notamment: par exemple, lorsque le texte original a été écrit pour une édition non illustrée, comme c’est le cas pour le texte de Fang Yiqun à l’origine de Croc croc la carotte (HongFei 2019), publié en chinois en 1955. Sa publication en album a nécessité à la fois une traduction entre deux langues et une adaptation entre deux genres littéraires. De même, pour les albums destinés aux très jeunes lecteur·trice·s et où il est justifié de donner une place prépondérante à la sonorité du texte qui sera lu à haute voix, il nous arrive d’impliquer un·e auteur·trice de langue française pour une création d’écriture à partir d’une traduction réalisée par la maison. Tel fut le cas pour Brille encore, soleil d’or (HongFei 2019). Pour ces deux livres, c’est d’ailleurs une même autrice qui est intervenue: Véronique Massenot.
Quelles difficultés peuvent apparaître à la traduction/adaptation d’un livre chinois pour un jeune lectorat francophone? Arrive-t-il que vous adaptiez aussi les images?
CLY: Certains ouvrages, qu’ils soient chinois ou pas, peuvent poser des difficultés de traduction, comme ceux qui jouent particulièrement sur la sonorité ou le double sens des mots. En dehors de ces catégories spécifiques, je dirais qu’un bon livre bien écrit dans sa langue d’origine se traduit souvent avec aisance et fluidité, car nous avons alors à notre disposition une intention claire de l’auteur·trice.
Jusqu’ici nous n’avons pas eu besoin d’adapter les images. Tant que les éléments n’empêchent pas l’accès à l’intelligence et la sensibilité exprimées, il n’y a pas lieu à changement. Cependant, il existe un autre cas de figure que nous rencontrons pour la première fois et sur lequel nous travaillons actuellement: adapter la narration d’un bel album publié en Chine en déplaçant, dans la version française, les illustrations. Dans mes échanges à ce propos avec les autrices et l’éditrice, toutes expérimentées, nous avons pu explorer les manières différentes d’appréhender une histoire selon nos propres expériences de la littérature jeunesse. C’était très stimulant. Le livre concerné, intitulé Mes Vacances chez Mamie, sortira en juin 2021.
Existe-t-il des spécificités de la littérature de jeunesse chinoise?
CLY: La littérature de jeunesse chinoise est un vaste sujet difficile à aborder et à caractériser en quelques lignes. D’autant qu’elle se réinvente radicalement. On n’a qu’à regarder la montée en puissance spectaculaire de la Foire du livre jeunesse de Shanghai depuis 2013 pour s’en rendre compte.
Certaines singularités de cette littérature observées aujourd’hui sont susceptibles d’évoluer rapidement demain. Cependant, nous pouvons souligner trois traits de caractères pour ceux qui s’apprêtent à la découvrir:
- Un héritage important, qui perdure, de la tradition écrite. La Chine ne manque pas de grands peintres mais la prédominance historique de l’écriture sur l’art plastique est indiscutable. L’édition jeunesse n’échappe pas à cette influence au long cours, même si l’album illustré réalise une percée remarquable en Chine depuis une vingtaine d’années.
- Dans le même temps, une soif impressionnante d’apprendre à raconter des histoires par l’illustration et en y intégrant le point de vue de l’enfant. De ce point de vue, la Chine s’est mise à l’écoute: de nombreux·euse·s professionnel·le·s occidentaux·ales ont été invité·e·s à intervenir et à apporter leur savoir-faire. Ce mouvement a été amplifié par une politique publique engagée depuis 2004 et qui a encouragé les créations «originales» face au déferlement d’albums traduits de l’étranger, notamment des Etats-Unis et du Japon. Aujourd’hui, on assiste (mais c’est une autre histoire) à une priorisation d’une production nationale.
- Une médiation qui cherche sa voie. Jusque dans les années 1990, avant l’ère de l’Internet, elle était peu développée. Depuis, elle est devenue le centre d’attention de beaucoup de Chinois·es en même temps qu’elle se confond allègrement avec le tapage médiatique. Par ailleurs, dans ce nouvel espace de paroles d’expert·e·s parfois auto-proclamé·e·s, on observe aussi une certaine tentation de coupler voire d’assujettir la littérature jeunesse à la préoccupation des parents et des pouvoirs publics de transmettre et perpétuer une culture «nationale» auprès des jeunes lecteur·trice·s.
Sur votre site, vous dites rechercher des auteur·trice·s et illustrateur·trice·s dont l’expression manifeste «une portée universelle», qu’entendez-vous par là?
LJ: Nous veillons à offrir un cadre de création le plus libre possible pour nos auteurs et autrices qui doivent pouvoir s’exprimer avec leur singularité. Notre expérience de travail entre deux cultures nous rend cependant particulièrement attentifs à l’esprit dans lequel se réalise la création et à la possibilité d’une réception de cette création par des publics différents. Par exemple lorsque, sur un texte d’auteur·trice chinois·e, nous faisons appel à un·e illustrateur·trice français·e, nous n’exigeons de lui ou d’elle aucune connaissance préalable de la Chine ni qu’il ou elle sinise son illustration. Nous recherchons un talent qui, comme lecteur·trice, saura se rendre disponible à l’étrangeté d’un texte venu de loin, se laisser toucher par la part d’humanité qu’il porte, et finalement exprimer ce qu’il/elle en ressent dans son propre langage visuel. C’est cette exigence particulière qui permet aux titres du catalogue HongFei portant sur la Chine ou portant sur un texte d’un·e auteur·trice chinois·e illustré en France, d’être reconnus et traduits dans leur langue par des éditeur·trice·s chinois·es pour être proposés aux lecteur·trice·s chinois·es. À bien y regarder, on constatera que ces cas de traduction en chinois sont assez rares pour la raison que souvent, en France notamment mais pas uniquement, un livre créé pour y raconter «une histoire chinoise» a d’abord comme souci de le faire savoir et voir aux lecteurs et lectrices. On tombe alors immanquablement dans le travers du stéréotype, bien loin de toute «portée universelle».
Parlant de littérature, c’est de la crédibilité des personnages et des situations qu’il doit être question; et c’est tout autant de la possibilité offerte aux lecteurs et lectrices d’entrer dans un livre à la suite d’un personnage par la voie de l’empathie et par le fait de leur commune humanité. Cela n’empêche pas, par ailleurs, l’éventuelle exactitude documentaire d’un album. Ainsi, par exemple, avant de dessiner les maisons de paysans chinois d’une certaine région de la Chine qu’il a peintes dans La Lanterne de tonton (HongFei 2019), l’illustrateur chinois Zhu Chengliang s’est documenté solidement. Mais, pour nous, l’intérêt de l’ouvrage ne résidera pas dans l’exactitude de cette représentation. Nous choisissons cet album pour ce qui fait véritablement sa valeur littéraire: l’art de cet illustrateur d’investir ces lieux et d’animer les personnages qui y évoluent, cet art auquel les lecteurs et lectrices – même vivant à dix mille kilomètres de la Chine – devront leurs émotions. Cet art par lequel ils ou elles seront touché·e·s par les propres émotions de la petite Zaodi, héroïne de l’album.
Vous tenez à ce que la Chine n’apparaisse pas comme un objet exotique dans vos publications, arrive-t-il au contraire que la France ou «l’Occident» apparaisse comme un objet exotique par un retournement de point de vue?
CLY: Nous ne sommes pas des gendarmes (rire); nous faisons en sorte qu’aucune occasion de rencontre ne soit manquée à cause d’une maladresse dans notre approche de l’autre.
Je peux vous raconter l’anecdote d’un illustrateur chinois expérimenté travaillant avec une éditrice londonienne pour un livre devant paraître en Grande-Bretagne. Dans l’histoire qui lui était confiée et qui mettait en scène une famille moyenne d’Angleterre, l’illustrateur envisageait de dessiner la maison de la petite héroïne avec un joli toit de chaume, élément typiquement «british» à ses yeux. L’éditrice lui a fait gentiment remarquer que ces maisons, qui appartiennent à un patrimoine national précieux, ne sauraient certainement pas être habitées par une famille ordinaire. Si l’illustrateur avait vécu ne serait-ce qu’un peu en Angleterre, il se serait sans doute abstenu de lui-même de proposer cette «fantaisie». Il a donc volontiers accepté l’aide de l’éditrice pour rendre compte d’une réalité qui ne lui était pas familière car ni l’un ni l’autre ne souhaitaient créer une imagerie «exotique».
La méfiance que vous manifestez envers la question de l’exotisme me rappelle la position de chercheur·euse·s en études postcoloniales (notamment celle d’Edward Saïd dans L’orientalisme). Quel impact pensez-vous que ce genre d’études critiques ont eu sur le milieu éditorial français?
LJ: Plutôt que de méfiance, nous préférons raisonner en termes de vigilance vis-à-vis d’un rapport de domination dont la pratique encore courante est héritée d’impensés des générations antérieures jusqu’à nous aujourd’hui.
Cette domination passe autant, par exemple, par l’invisibilisation d’individus ou de catégories d’individus largement privés de parole, que par l’abandon inconscient de mots, de concepts ou de préoccupations chez ceux qui ont voix au chapitre. Les études postcoloniales contribuent certainement à déverrouiller la situation. Mais il nous appartient, à chacun et chacune, d’être à la hauteur de ces connaissances acquises en veillant à ne pas reconduire un mode de rapport aux autres collectivement nocif et individuellement aliénant pour certain·e·s. Désigner le mal ne suffit pas à s’en immuniser. Il faut interroger nos pratiques et, le cas échéant, les amender.
De ce point de vue, il reste sans doute beaucoup à faire. L’époque, d’ailleurs, nous le dit de mille manières. Mais, ne boudons pas notre plaisir. En littérature jeunesse, nous avons désormais de plus en plus de raisons et d’occasions de nous réjouir de l’accueil meilleur réservé à des auteur·trice·s, des éditeur·trice·s, des représentations jusque-là tenu·e·s à distance. A être là, non seulement ils et elles manifestent une représentation plus crédible des réalités mais surtout, ils et elles participent par leur production, leur création, à la diversité d’un écosystème de la pensée et de l’expression. La pratique inclusive, lorsqu’elle n’est pas un affichage mais un rétablissement juste et équilibré, constitue un terreau inhospitalier au réflexe de repli sur soi et propice à des rapports humains vertueux.
Sur votre site internet, vous qualifiez votre maison d’édition d’indépendante et engagée, quelles causes soutenez-vous?
CLY: Nous sommes engagés pour publier des livres qui offrent une expérience de littérature. Citoyenneté, solidarité, droits de l’enfant, protection de la planète… il y a autant de causes à défendre que de jours dans l’année. Mais, en matière de livre pour les enfants, il me semble que les adultes gagneraient peut-être parfois à mettre de côté les «valeurs» à transmettre, pour revenir à l’acte de transmission et à ce que la lecture (à la différence d’autres activités) apporte à un individu.
Le livre est le lieu privilégié d’une rencontre entre son auteur·trice et un·e lecteur·trice. Sauf à être «télécommandé» et à ce que l’auteur·trice n’intervienne que comme un·e opérateur·trice, le livre est imprégné d’une expérience de vie et d’un point de vue, lesquels entrent en résonnance avec ceux des lecteurs et lectrices sans toutefois qu’ils s’y confondent. C’est dans cet écart, au cœur d’une expérience de l’altérité, que s’éveille la curiosité du lecteur ou de la lectrice et que leur existence se met en mouvement. Un·e lecteur·trice peut «vivre» cent vies différentes en lisant cent livres relevant de la littérature. À chaque fois, son propre spectre d’expériences s’en trouve élargi. C’est ce qu’apporte une lecture, et ce que peut la littérature.
Un·e jeune lecteur·trice qui fait l’expérience de la littérature en garde le goût. Il/Elle sera non seulement préparé·e à choisir ses futures lectures mais aussi disponible pour apprivoiser ce qui adviendra dans la vie. Une fois adulte, il/elle s’occupera de s’investir dans les causes d’une façon souveraine. C’est en cela et pour cela que nous nous engageons comme éditeurs.
J’évoque, pour parachever cette réponse, un exemple concret d’expérience de la littérature. À Taïwan où j’ai grandi, les écolier·ère·s apprennent assez tôt à réciter des poèmes classiques de l’époque Tang (VIIIe siècle). On commence par des vers courts de vingt caractères en quatre strophes. D’une façon instinctive, on s’initie ainsi à la musicalité de la langue, à l’écriture (avec plusieurs milliers de caractères à connaître), à la représentation de la nature et des sentiments qui s’interpénètrent, et enfin à une structure récurrente de narration (émergence-développement-rebondissement-dénouement) déclinée à l’infini. Un enfant de huit ans ne sait pas encore dire tout ça; mais il peut ainsi en faire l’expérience, une expérience qui le construit et, telle une ressource intime, lui profitera tout au long de la vie.
En tant qu’éditeurs, quel rôle avez-vous à jouer dans la société?
CLY: La maison d’édition est le lieu de transformation d’un projet d’auteur·trice en un livre destiné à être repéré et lu par des lecteur·trice·s. L’éditeur que nous voulons être n’est pas un simple marchand de feuilles de papier imprimées et reliées, mais un professionnel au service d’une part de créateur·trice·s, et d’autre part des lecteurs et lectrices qui, disposant d’un temps et d’un budget limités, doivent «y trouver leur compte» lorsqu’ils choisissent tel ou tel livre à acheter et à lire. Il nous faut d’abord être à la hauteur de cette double responsabilité.
J’ignore si tou·te·s les éditeur·trice·s assument un rôle particulier dans la société (ou même si ils/elles estiment en avoir un à jouer) et ne peux qu’évoquer ici le sens de nos propres actions dans la collectivité. Loïc et moi, avant de créer la maison d’édition et de devenir éditeurs, avons été respectivement chercheur et architecte. Ce changement radical de voies nous a valu, lorsque nous sommes entrés dans le monde de l’édition, des erreurs de débutants qui ont aussi été très formatrices. De cette expérience nous avons gardé l’habitude d’observer et d’analyser la pratique des acteurs et actrices du monde du livre et de la culture, y compris la nôtre, et d’en tirer des réflexions. Celles-ci, d’abord réunies pour notre propre usage puis diffusées par nos propres moyens (sur un blog depuis l’origine de la maison; dans un livret intitulé «D’une rive à l’autre» pour nos cinq ans; dans notre gazette semestrielle «Cuicui!» de 2013 à 2018; plus récemment dans un nouveau magazine «Filigrane»; etc.) ou partagées lors de rencontres publiques (en France, à Taïwan et en Chine), l’ont toujours été moins comme une promotion de notre maison ou de nos livres que comme une participation aux échanges sur l’agora, animée par le souci du bien commun.
Je suis auteur d’un ouvrage écrit en chinois et intitulé J’édite des albums illustrés en France (publié à Taïwan en 2017 et bientôt en Chine cette année) dans lequel j’explique aux lecteur·trice·s mon métier d’éditeur, l’environnement de son exercice et les ressorts personnels que je mobilise. Au-delà de mon cas, je constate quotidiennement que tout cela est relativement peu exposé et exploré, même en France où l’édition tient une place éminente.
Nous concernant, il me semble que ces toutes petites contributions ont valeur de témoignage et qu’elles permettent à la maison HongFei de dessiner une trajectoire singulière. Aussi, est-ce toujours avec bonheur que nous constatons l’intérêt qu’on lui porte pour cela. Par exemple, lorsque nos publications figurent, en tant que créations interculturelles significatives, dans l’anthologie La Cina e i libri per ragazzi publiée en 2018 par l’Accademia Drosselmeier de Bologne en Italie, un ouvrage qui apporte des repères précieux de la présence de la Chine dans l’édition jeunesse aujourd’hui. Ou encore lorsque l’Université Clermont-Auvergne fait l’acquisition de l’ensemble de notre fonds, le regardant dès lors comme un ensemble unique articulé et cohérent et lui permettant d’être mieux questionné et analysé dans son entièreté.
Décidément, je ne sais pas si nous jouons un rôle dans la société, mais à notre manière d’oiseau nous laissons des traces qui appartiennent à celles et ceux qui les rencontrent.
Pourriez-vous parler de quelques livres que vous avez publiés et que vous considérez comme emblématiques?
LJ: Pour une maison qui choisit de ne publier que dix titres par an, c’est forcément un crève-cœur. Mais en voici quatre assez représentatifs:
Ce n’est pas très compliqué de Samuel Ribeyron, publié en 2014. Cet album (sans aucun lien avec la Chine) entre en tout point en écho avec l’esprit de la maison, notamment relativement au thème de la relation à l’autre, et à notre préoccupation d’une expérience de l’altérité. L’autre, ici, est un «semblable» qui plus est «absent»: c’est l’histoire de deux enfants qui dessinent ensemble des forêts jusqu’au jour où Louise, l’une des deux, déménage, chacun restant dans le cœur de son ami·e en pensant à lui/elle. Ce livre donne à voir, au fil d’une narration simple et très émouvante, une altérité qui ne se définit pas en termes de «différence» (laquelle tiendrait l’un à distance de l’autre) mais qui pose l’autre comme un sujet qui pense et s’émeut et comme tel qui enrichit mon expérience du monde.
Ce n’est pas très compliqué est aussi notre premier titre lu depuis peu en anglais aux Etats-Unis (après d’autres traductions notamment en coréen et en italien). Outre la qualité intrinsèque du livre qui le justifie, le voir entrer sur le marché américain signifie pour HongFei de nouvelles et intéressantes perspectives au-delà de l’axe fort France-Chine.
La Ballade de Mulan, publié en 2015, porte un poème populaire chinois d’un auteur anonyme du IVe siècle, «doublement traduit» par Chun-Liang Yeh, vers une langue moderne et qui plus est en français. Ce texte connu de tous les Chinois·es voit, après seize siècles, son sens renouvelé pour nos contemporain·e·s. Ce fut largement grâce à Clémence Pollet à qui nous avons proposé de l’illustrer et qui nous a livré quatorze planches remarquables réalisées en linogravure.
L’année même de sa création en France, l’ouvrage, d’une belle taille et imprimé en quatre couleurs pantone, a remporté le prix international Chen Bochui décerné à la Foire du livre jeunesse de Shanghai par un jury international partiellement composé de personnalités chinoises du monde du livre jeunesse. Cet album français a paru «intriguant» aux Chinois·es qui ont d’abord pu le feuilleter. En effet, il propose une histoire qu’ils/elles connaissent par cœur, mais accompagnée d’images qui ne font pas la moindre référence aux représentations habituelles, mille fois répétées et immédiatement reconnaissables par eux/elles. Dans le même temps, ces illustrations inédites leur ont paru parfaitement justes et inspirantes au regard de l’esprit du texte originel. Tout à coup, Mulan n’était plus simplement une chinoise, mais d’abord une femme libre. Pour les professionnel·le·s chinois·es, ce livre offre une belle occasion de comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre chez un·e illustrateur·trice et un·e éditeur·trice lors de la création d’un livre dont la source première, venue de loin, les précède de longtemps.
Réunis, publié en 2015, est un album écrit par Yu Liqiong et illustré par Zhu Chengliang, tous les deux chinois et tous les deux parfaitement reconnus dans leur sphère culturelle pour leur talent respectif. Le livre, édité par la maison Hsin-Yi à Taïwan en 2008, a remporté le grand prix Feng Zikai qui récompense les meilleurs albums créés en langue chinoise, et a été honoré par le prestigieux New York Times Best Illustrated Children’s Book Award en 2011. La version française du livre, assez tardive, proposée par HongFei a conduit certains milieux professionnels chinois à mieux connaître l’édition jeunesse de qualité en France. En effet, jusque-là, ils étaient plutôt habitués à voir traduits en français des livres davantage conçus comme une invitation à admirer une culture méritant notre intérêt d’Occidentaux·ales. Avec Réunis, ils voyaient pour la première fois entrer dans les bibliothèques des enfants en France un livre qu’ils estiment être parmi les meilleurs qu’ils ont créés pour eux-mêmes, avec comme préoccupation littéraire principale d’être au plus près de l’intimité des personnages. C’est pour HongFei une fierté, ces portes ouvertes au monde (et pas sur le monde) n’étant pas, relativement à la Chine, si nombreuses que ça dans l’univers de l’album jeunesse. Par ailleurs, nous avons eu le plaisir de publier deux autres ouvrages avec l’autrice Yu Liqiong et cinq avec l’illustrateur Zhu Chengliang.
Enfin, tout récemment, nous avons publié Nuit étoilée de Jimmy Liao, une star du livre illustré en Asie mais avant tout un auteur-illustrateur d’une rare sensibilité. Vous nous interrogiez plus haut sur le caractère «universel» que nous cherchons chez nos auteur·trice·s. En voilà un bel exemple. L’étrangeté de l’ouvrage, ce qui, par une rencontre, tiendra lieu d’expérience de l’altérité pour le lecteur et la lectrice, n’a rien de réductible à la culture d’origine de cet auteur. C’est bien sa part exprimée d’humanité, nourrie par ses racines taiwanaises aussi bien que par les horizons qu’il s’est autorisé à fréquenter (ici la peinture occidentale des XIXe et XXe siècles) qu’accueillent les lecteurs et lectrices dans plus de dix langues différentes, dont le français depuis 2020. En mars 2021, nous avons publié Le poisson qui me souriait, un autre titre de cet auteur-illustrateur; en réalité le premier de sa bibliographie, paru à Taiwan il y a plus de vingt ans, et qui est d’une incroyable contemporanéité au regard des préoccupations actuelles du genre humain dans ses relations avec le reste du monde vivant.
Souhaitez-vous nous faire part de projets futurs ou d’œuvres à paraître?
CLY: Parmi les titres à venir, en voici trois remarquables chacun à sa manière:
L’Attente, à paraître en avril 2021 et imprimé en trois couleurs pantone, porte un texte de Maïa Brami illustré par Clémence Pollet (qui intervient ici en sérigraphie numérique). Il raconte la quête d’un explorateur qui s’est enfoncé dans une jungle, fort d’un désir impérieux. Le livre joue sur les deux sens du mot du titre: attendre, c’est patienter, mais c’est aussi l’espoir de la réalisation de quelque chose. La chute surprenante de l’histoire révèle qu’une attente contrariée peut amener à la prise de conscience d’un égocentrisme dont on est prisonnier. Alors, un décentrement peut être libérateur et peut nous aider à trouver mieux notre place parmi les vivants.
L’Enfant renard (titre provisoire, à paraître en septembre 2021), est écrit et illustré par Laure Van der Haeghen, une jeune illustratrice qui signera ici son premier texte. On y découvrira, à l’orée d’un bois, une petite maison et une maman qui souffre de ce que son petit s’y sent à l’étroit. Il est renard; elle le laisse partir. De temps en temps, quand ils se voient, elle lui raconte qu’elle aussi fut renarde avant d’être humaine. Un jour enfin, il revient: il a faim, froid, besoin de réconfort; elle l’accueille. Il grandit, se transforme. Maman, elle, sait qu’il repartira. En attendant, tendrement, patiemment, elle écoute son fils lui raconter ses aventures futures.
Le récit, illustré de dessins aux crayons de couleur, met en scène la nature spontanée des êtres face à leur inévitable socialisation. Leur opposition est poignante, leur profond respect mutuel réel. Il en découle une tendresse infinie, exprimée avec pudeur. Dans des images où joue le double registre du réalisme et du symbolisme, force et douceur se conjuguent avec bonheur.
Enfin, paraîtra en novembre Les Deux géants de Régis Lejonc et Martin Jarrie. Dans ce texte où chaque phrase simple, courte, efficace et sonore résonne tel un pas terrible, on découvrira deux géants. Marchant chacun d’un côté du monde, ils le font tourner au rythme de leur pas. Mais que se passerait-il si l’un des géants venait à se retourner? Imaginé et écrit par son auteur il y a vingt ans, inscrit au programme de HongFei depuis près de deux ans, ce texte entre dans une étrange et parfaite résonnance avec les chamboulements qu'a récemment connu notre Terre. L’image magistrale de Martin Jarrie participe à donner une dimension cosmogonique à cette allégorie puissante sur la marche du monde.