L'album sans texte (2/2). Suggestions d'ouvrages
Littérature jeunesse, langues et langages 4
Littérature jeunesse, langues et langages 4
Après avoir visité l'incroyable bibliothèque jeunesse de Lampedusa, nous avons eu envie de vous proposer notre propre sélection d'ouvrages sans texte. Poétiques, graphiques ou ludiques, ils font la part belle à l'illustration pour nous conter des histoires accessibles à tous les lecteurs, quelle que soit leur langue.
1. Il était une forme…, d’Anne Hemstege, Didier Jeunesse, 2011
Album, dès 2 ans
Il était une forme… est un court album au format carré où seules les belles pages (les pages de droite) sont utilisées. Le procédé est simple: sur une première page, une forme est mise à l’honneur, suivie de trois pages d’illustrations à partir de cette première forme. Des lignes et des ronds, différents en taille, en nombre et en couleur, sont dessinés. Par exemple, cinq ronds rouges deviennent dans les pages suivantes des cerises, des montgolfières et des maisons d’escargots! Des scènes, des paysages et des objets de la vie quotidienne sont ainsi présentés.
Il était une forme… fait penser à la formule initiale d’un conte «Il était une fois…» et met ainsi en avant l’idée d’une possibilité d’interprétation parmi plusieurs. Dans Il était une forme… il est question de donner libre cours à sa ou ses propre(s) interprétation(s) de la forme initiale. On imagine aisément, à la lecture de cet album, plusieurs enfants livrer leur propre vision, sous forme de dessin, de la forme initiale. On peut aussi imaginer un enfant seul, s’amusant à retrouver les formes de son quotidien, comme Amélie Poulain enfant (dans le film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet) photographiant des nuages prenant la forme d’un lapin ici, d’un ourson là.
La force de cet album sans texte, qui présente à la fois des formes et des couleurs, associées à des scènes, des paysages et des objets du quotidien, réside dans le message plus important qu’il transmet. L’ouvrage permet aux plus petits de montrer du doigt les formes qu’ils retrouvent page après page, de nommer les éléments du quotidien qu’ils reconnaissent, et aux plus grands de jouer le jeu, crayon en main. Car dans cet album, Anne Hemstege encourage les jeunes lecteurs à ouvrir grand leurs yeux sur le monde qui les entoure, à laisser libre cours à leur imagination et à leur créativité, sans oublier de respecter les interprétations, multiples, de chacun. (BP)
2. La famille Foulque, d’Anne Brouillard, Seuil Jeunesse, 2007
Album, dès 3 ans
Nous devinons dès les premières pages que quelque chose d’important se trame dans cet album. Tandis qu’un couple de foulques s’affaire à préparer un nid douillet pour l’arrivée des oisillons, une jeune femme enceinte et son conjoint aménagent la chambre de leur futur bébé. Ces deux naissances sont mises en miroir et se répondent au fil des pages.
Et si le cycle de la vie était trop mystérieux, trop puissant pour être contenu dans quelques mots? Et s’il fallait se contenter d’assister humblement à ce miracle? C’est en tout cas à cela que nous invite Anne Brouillard au travers de cet album sans texte. Au-delà de l’heureux évènement que représente la venue au monde d’un être vivant, l’illustratrice nous dépeint avec une poésie emplie de tendresse le rapport harmonieux pouvant se tisser entre l’Homme et la Nature. Dans cette histoire, ils se côtoient intimement et ne cessent de s’entremêler, jusqu’à ne former presque plus qu’un. Cette vie ne saurait se faire sans le cycle des saisons qui suit son cours, rappelé régulièrement par une magnifique double page représentant la rive vue depuis l’étang. Nous assistons à ce décor qui évolue, aux saisons qui défilent, aux couleurs qui s’assombrissent pour s’éclaircir à nouveau. Le temps s’écoule sereinement, les êtres grandissent: tout est dans l’ordre des choses. Un album réconfortant, intemporel et rempli de subtilités, qu’on ne se lasse pas de redécouvrir à tous les âges! (LDN)
3. Suis-moi!, de Maja Kastelic, Alice Jeunesse, 2017
Album, dès 3 ans
Un petit garçon marche dans la rue lorsqu’un chat noir semble l’inviter à entrer dans une maison. Curieux, l’enfant décide de le suivre. Commence alors l’exploration des différentes pièces de la demeure, ponctuée par des dessins d’enfant qui jonchent le sol tels de petits cailloux indiquant le chemin au garçonnet. C’est finalement dans le grenier que s’achèvera cette péripétie, d’une façon aussi belle qu’inattendue.
Cet album propose plusieurs niveaux de lecture. Ainsi, si les tout-petits s’amuseront par exemple à repérer le chat et les petites souris sur chaque double page, les plus grands s’attarderont volontiers sur les références et indices plus subtils que recèle cet album, qu’il s’agisse des tableaux accrochés aux murs, des livres ou autres objets étonnants. On pourra y voir quelques clins d’œil, telle que la phrase «Laisse une chance au destin» inscrite sur un mur, semblant entrer en résonance avec la situation dans laquelle se trouve notre jeune protagoniste intrépide qui s’est laissé entraîner dans cette aventure. Le ton sépia des illustrations confère à cet album une dimension à la fois mystérieuse et chaleureuse. Encouragé par le petit garçon, le lecteur plonge page après page au cœur de cette atmosphère feutrée. Une douce invitation à se laisser surprendre, être curieux et… laisser une chance au destin! (LDN)
4. Réveil, d’Hector Dexet, Amaterra, 2016
Album, dès 3 ans
Un paysage de neige qui fond petit à petit sous le soleil pour laisser la place à la nature et au printemps: tel est le sujet de cet album sans texte.
Le livre s’ouvre sur l’ambiance feutrée d’un jour d’hiver: le blanc de la neige envahit toute la double page, et seule une minuscule bande de bleu au sommet de celle-ci laisse entrevoir le ciel. Chaque page est découpée de quelques centimètres dans sa partie haute, laissant petit à petit émerger un soleil printanier qui réchauffe de ses rayons le paysage hivernal et découvre la nature: un cours d’eau, des brins d’herbe qui deviennent prairies, des fleurs et toute une faune sauvage qui se réveille après l’hiver pour reprendre possession des lieux. Plus on tourne les pages de cet album, plus on sent la vie reprendre peu à peu: on entendrait presque les bruits des animaux et le chant des oiseaux. Les couleurs participent pleinement à cette atmosphère: elles sont tout d’abord douces et pâles, avec une dominance de blanc, puis des teintes bleues et grisées s’invitent au fil des pages, et enfin elles deviennent de plus en plus vives avec le jaune éclatant du soleil, le vert profond de l’herbe, le rouge, le violet et le bleu des fleurs et des insectes disséminés çà et là en petites touches.
Cet album fait la part belle à la nature et à ses habitants. Le lecteur s’amusera à reconnaître les traces de pattes dans la neige ou à observer les différentes manifestations du réveil de la nature au fil des pages. Si la présence d’un humain est observable par de nombreux détails comme des empreintes de pas, un campement ou une luge, ce dernier ne fait son apparition qu’à la toute fin du récit: la double page finale figure en effet un bonheur printanier dans lequel le soleil a envahi la page de droite et où un jeune garçon profite de la chaleur de la nature.
Un album tout en douceur qui illustre de façon simple et poétique le réveil de la nature après l’hiver. (CF)
5. Dedans dehors, d’Anne-Margot Ramstein et Matthias Aregui, Albin Michel Jeunesse, 2017
Album, dès 3 ans
Dans cet album, chaque double page est construite selon le même modèle: tandis que la page de droite plante un décor à chaque fois différent, la page de gauche reprend l’un des éléments de ce même décor pour le détailler, offrant ainsi une focalisation nouvelle sur une même situation. Autrement dit, un élément relativement secondaire dans la scène de droite devient le sujet principal de la page de gauche. Pour ne citer qu’un exemple, nous assistons successivement à une partie de pêche vue depuis l’extérieur – une famille qui pêche lors d’un pique-nique – puis de l’intérieur lorsque l’on découvre sous l’eau l’intrusion menaçante et terrifiante que cela représente pour les poissons.
Au-delà de son aspect ludique, cet album révèle un message important grâce à la diversité des décors qu’il met en scène (terre, mer, montagne…). Il nous encourage à porter une attention accrue aux différents aspects du monde qui nous entoure et à considérer la place de chaque être et de chaque chose. Si le rapport «dedans dehors» est évident pour certaines doubles pages, il faudra en revanche réfléchir un peu plus longuement pour d’autres. Quant aux associations de couleurs, elles méritent également d’être mentionnées tant elles sont surprenantes et originales, ne manquant pas d’accrocher le regard. Une fois n’est pas coutume, cet album sans texte s’adresse à un très large public, chacun pouvant y aller de sa propre interprétation. Une plongée salutaire au cœur du vivant, qui nous invite à nous décentrer de nous-mêmes pour prendre conscience que ce qui est juste sous nos yeux peut être envisagé sous différents angles. (LDN)
6. La porte, de JiHyeon Lee, L’atelier du poisson soluble, 2019
Album, dès 3 ans
Un garçon marche dans la rue et ramasse une clé qui a été déposée par terre par un insecte. Curieux, il suit ce dernier jusqu’à une mystérieuse porte qui semble ne pas avoir été ouverte depuis longtemps. Après quelques hésitations, le garçon choisit d’utiliser la clé et de franchir le seuil de la porte. Il découvre un monde différent du sien, verdoyant et peuplé d’animaux parlant d’autres langues que la sienne. Au fil des pages, le garçon d’abord craintif se mêle aux animaux qui l’invitent à pique-niquer puis à un mariage. Dans ce paysage bucolique, des amitiés se créent… Puis il est l’heure pour notre héros de rentrer chez lui. Le garçon décide de laisser la porte ouverte, permettant à chacun de circuler librement.
Dans cet album, magnifiquement illustré, tout est subtilement amené. La porte fonctionne selon deux procédés, par des oppositions et suivant un effet de gradation.
Deux mondes, séparés d’une porte, s’opposent. Les hommes dans la ville se croisent sans échanger ni mot ni sourire et semblent méfiants les uns vis-à-vis des autres. A ce monde en noir et blanc s’oppose celui, riche en couleurs et champêtre, des animaux. Ces derniers, d’espèce et de langage différents (les langues sont habilement représentées par des tracés différents), profitent pleinement de la vie.
Au fil des pages, on assiste avec délices à l’évolution du jeune garçon qui, dans un premier temps apeuré, finit par prendre part aux différentes festivités et par se lier d’amitié avec les habitants de ce monde si différent du sien. En dépassant ses préjugés, en allant à la rencontre de l’autre, il gagne en couleurs, et, tout sourire, semble passer une excellente journée. Les illustrations accompagnent cette évolution: d’abord de petites tailles, elles s’étoffent jusqu’à investir tout l’espace des doubles-pages.
Dans cet album sans texte, le titre de l’ouvrage donne une indication essentielle pour la compréhension du récit. Une porte délimite deux espaces distincts et rend possible le passage de l’un à l’autre. Ici, la porte est la métaphore des frontières entre les pays. A travers le héros de l’histoire, dans un décor à la fois onirique et fantastique, JiHyeon Lee aborde un sujet fort et d’actualité et transmet un message de tolérance et de partage. Les jeunes lecteurs n’auront, bien sûr, pas la même lecture de cet album que leurs aînés mais saisiront l’idée qu’il ne faut pas avoir peur de ceux qui sont différents ou étrangers. Un album d’une grande richesse à mettre entre toutes les mains! (BP)
7. Promenade de nuit, de Lizi Boyd, Albin Michel Jeunesse, 2014
Album, dès 3 ans
Un enfant passe la nuit sous tente, dans une forêt. Aux heures sombres et à la faveur du faisceau lumineux de sa lampe de poche, il avance dans la nature et illumine son petit monde, la flore, la faune et ses trésors. Jusqu’à ce que la situation se renverse…
Un album noir comme la nuit, des éléments de la forêt finement esquissés en blanc et gris, plusieurs touches de couleur et quelques ajours. Voilà le parti pris esthétique de Lizi Boyd qui nous invite à découvrir le cheminement nocturne de ce petit garçon curieux, qui délaisse un instant son livre et part se balader sous une lune pleine et complice. La lumière de la lampe-torche permet la découverte progressive du lieu: une rivière, des fleurs et des fruits, des renards, des champignons, des drapeaux de prière… Une pléiade de secrets disséminés dans cet espace réinventé et dévoilé par l’enfant. Tout est silencieux, paisible et appliqué. C’est un livre sans paroles, à l’ambiance entière et poétique. Et une fois la sérénité installée, l’auteur fait place à une action, qui frise le merveilleux et qui permet aux animaux malicieux de se définir aussi comme acteurs de l’histoire. En nous présentant une vie nocturne non-hostile et délicatement enjolivée, Lizi Boyde signe un album original et très réussi. (DB)
8. La traque, de Sara, Thierry Magnier, 2018
Album, dès 4 ans
Un chasseur, une forêt, une proie. L’auteure et illustratrice Sara raconte, sans un mot, la course-poursuite dans les bois entre un chasseur et un cerf, lors d’une journée d’automne. On imagine déjà l’issue du livre mais une rencontre inattendue va changer le cours des choses… L’album sans texte est illustré à l’aide de papiers déchirés de couleurs sombres et chaudes. Ici et là, des rabats à soulever, pour voir ce qui se cache derrière, ponctuent le récit.
Les images de Sara sont d’une grande expressivité. Pas besoin de mots pour exprimer ce qu’il se trame dans les bois car les images parlent d’elles-mêmes. Le lecteur imagine le calme environnant, ressent le danger imminent, entendrait presque le son «pan!» bien qu’il ne soit pas écrit, voit la détermination dans le regard du chasseur et la panique dans les yeux de ceux qui sont traqués.
C’est un album assez intimidant, par son sujet et par son absence de mots, pourtant le lecteur est très vite happé dans sa lecture car La traque est d’une grande richesse narrative. L’album se lit d’abord à toute vitesse, car la tension dramatique est très bien maîtrisée, puis une deuxième lecture et une autre encore… Les rabats sur certaines pages se mêlent aux superpositions de papiers déchirés et sèment le doute chez le lecteur qui ne sait plus où se situe le rabat, qui ne sait plus, finalement, comment lire le livre. Car les rabats créent la dynamique du récit, créent la tension dramatique. Il ne s’agit pas seulement de dévoiler ce qui serait caché, comme c’est le cas dans d’autres albums jeunesse: ici, c’est la suite du récit qui est dévoilée au lecteur au fur et à mesure qu’il tourne les pages et soulève les rabats. C’est un lecteur-acteur de sa lecture. Les pleines pages d’illustrations, très cinématographiques, ajoutent également à la tension du récit.
On passe, au fil de la lecture et des événements, des tonalités grises au marron, au jaune, pour retourner progressivement vers le gris. Est-ce une indication temporelle? Une manière de faire monter la tension dramatique? La dernière page tournée, on se demande déjà si on n’a pas raté quelque chose, une information essentielle. La traque est un album qui se lit comme un page-turner et qui demande à être lu et relu. (BP)
9. Loup noir, d’Antoine Guilloppé, Casterman, 2004
Album, dès 4 ans
Voici un album qui se passe de mots tant la force de narration des images est grande.
Un garçon marche seul, de nuit, dans un paysage enneigé. Il arrive à l’orée d’un bois. Un loup noir, avec de grands yeux blancs et vides, le guette. Il suit le garçon à bonne distance, il ne le quitte pas des yeux. La neige se met à tomber, le garçon accélère le pas. Il peine à marcher dans l’épaisse couche de neige; le loup se rapproche, le garçon se retourne, le loup bondit…
Dans cet album sans texte mais d’une force graphique et narrative incroyable, le lecteur sent le danger se rapprocher à chaque page. Pour créer la tension qui est palpable tout au long de son récit, Antoine Guilloppé multiplie les angles de vue: visions d’ensemble, plans rapprochés, gros plans, plongées et contre-plongées sont autant de points de vue qui créent un effet dramatique. Outre ces différents cadrages, il utilise aussi les codes des contes classiques, notamment la représentation du loup, ainsi que la symbolique du noir et du blanc pour suggérer une certaine interprétation du récit. Mais le créateur joue en réalité avec ces codes et ces symboles pour emmener le lecteur sur une fausse piste et lui démontrer que les apparences sont parfois trompeuses…
Un album d’une grande richesse que l’on prendra plaisir à lire et à relire pour en apprécier tous les détails. (CF)
10. La rumeur de Venise, de Germano Zullo et Albertine, La Joie de Lire, 2008
Leporello, dès 4 ans
Dans ce leporello reconstituant la lagune vénitienne et ses palais ornés sont mêlés en collage des photos et des dessins, au service d’une histoire sans paroles, mais tout en exagération. Petit à petit, le petit poisson ramené dans la barque du pêcheur deviendra moins petit… La rumeur enfle à Venise.
Ce livre est l’histoire d’un bouche-à-oreille qui transforme à chaque fois davantage la vérité quotidienne de ce coin d’Italie. Les deux artistes exploitent bien le format du livre-frise, pour installer sur le recto uniquement un décor de maisons italiennes centenaires, aux balcons, façades et colonnades magnifiques. Puis ils agrémentent cette enfilade architecturale de jolis détails dessinés tels que du linge qui sèche, une femme qui arrose ses fleurs, des mangeurs de spaghettis, un chat sur les toits; toute une galerie de personnages savoureux, illustrés et incrustés dans une Venise de très bonne humeur. L’histoire peut alors circuler, les riverains se plaisent ainsi, ensemble, à tisser un récit fantasque, à recréer une légende. Ils transforment tour à tour le poisson du pêcheur en créature plus imposante: requin, baleine, dragon ou pieuvre, jusqu’à la métamorphose finale. (DB)
11. Le petit barbare, de Renato Moriconi, Didier Jeunesse, 2016
Album, dès 4 ans
Cet album s’ouvre sur un barbare armé de son épée et de son bouclier qui court vers son cheval. Une fois sur sa monture, il affronte tous les dangers qui se dressent sur son chemin: cyclopes, plantes carnivores et autres monstres qui envahissent les pages de l’album ne semblent pas l’impressionner.
Chaque double page illustre le cavalier faisant face à une nouvelle menace: il bondit pour franchir un fossé, puis échappe à une attaque de vautour, bondit à nouveau pour esquiver une armée de serpents, le tout avec une régularité de métronome. L’attitude du cavalier est la même tout au long de l’album: impassible, les yeux fermés et l’épée brandie, notre héros poursuit inlassablement sa route. Jusqu’à ce qu’un danger plus grand le menace, un géant qui tend ses bras pour l’attraper et auquel il ne pourra pas échapper…
La couverture, la disposition des illustrations sur le format à la verticale de l’album, la figure figée du cavalier et de sa monture: autant d’indices subtilement disséminés tout au long de l’album pour nous faire deviner la chute du récit, aussi drôle qu’inattendue. Renato Moriconi fait en effet la part belle à l’imagination enfantine en mettant en scène un petit garçon monté sur un manège à chevaux et qui s’invente un monde passionnant qu’il a bien du mal à quitter pour retourner à la réalité. Un album qui parlera certainement aux jeunes (et moins jeunes) lecteurs. (CF)
12. Esquimau, d’Olivier Douzou, Rouergue, 2005
Album, dès 5 ans
Délicieusement drôle, cet album nous met sur la piste d’un Esquimau qui quitte son igloo, une pale sur l’épaule, pour creuser un trou de pêche. Seulement voilà, le trou devient faille et la glace se rompt. Laissant notre ami et un pingouin à la dérive.
Graphiquement génial, dominé de bleu et de blanc, cet album d’une vingtaine de pages illustrées nous relate les déboires d’un jeune Esquimau, aux prises avec la fonte des glaces et de son univers. Faisant tragiquement écho à l’urgence climatique, cette histoire en ligne claire est sertie de trouvailles humoristiques et visuelles exceptionnelles. Le texte y est quasi inexistant (indications topographiques, sons retranscrits…) mais cette fable initiatique nous parle avec poésie de chamboulement, d’adaptation et de naissance, le tout servi sous forme de gag illustré. Il est difficile de rendre ici toute la dimension de ce petit chef-d’œuvre sans en spoiler la fin. L’émotion est réelle. (DB)
13. Zoom, d’Istvan Banyai, Circonflexe,1995
Album, dès 5 ans
Une fois n’est pas coutume, l’ouvrage présenté dans cette chronique a plus de vingt ans: Zoom d’Istvan Banyai est une invitation au voyage atypique et silencieux et reste d’une puissante actualité.
Tout commence par une texture, des motifs, des couleurs: un gros plan sur l’illustration de la crête d’un coq, le point de départ d’un dézoom constant et régulier qui s’achèvera une trentaine de pages plus loin. Si la page de gauche est toujours noire, celle de droite est un chatoiement de couleurs vives. Celle-ci reprend toujours le dessin de la page précédente en lui rajoutant un plan. Ce faisant, elle le recontextualise. Cette prise de distance, en réinventant et en resituant l’ensemble, permet à chaque fois une relance du jeu. On se croit dans une ferme, et bien non c’est une maison de poupée, un jeu d’enfants, qui finalement se trouve être la couverture d’un magazine, etc.
Ce long travelling arrière nous invite à lâcher prise et nous départir du réel (ou de ce que l’on croit être réel). En lisant ce livre, on remet systématiquement en question notre appréhension du contexte et notre perception visuelle. Et certaines propositions sont si déroutantes que c’est le sourire aux lèvres et avec gourmandise que l’on progresse dans cette aventure. Le fait qu’il soit sans paroles est complètement cohérent, et sert bien le propos. En restant concentré sur l’illustration, au fil des pages, notre regard compose la trame narrative. Les décors explorés et les personnages rencontrés (une île, la ville, un bateau, un cow-boy, une tribu, des enfants…) favorisent également le partage et l’échange avec l’enfant. Alors vraiment, cette mise en abyme est un fort (et mystique) moment de littérature jeunesse.
Proposition vidéo de Zoom.
L’auteur offre également Re-Zoom (Circonflexe, 1996), qui élargit le projet en explorant aussi la dimension du temps et en intégrant les différentes civilisations. (DB)
14. La nuit quand je dors…, de Ronald Curchod, Rouergue, 2014
Album, dès 10 ans
Avec La nuit quand je dors…, Ronald Curchod explore la bizarrerie des rêves. L’enchaînement des planches déconcerte et questionne, comme les étranges associations que fait le cerveau la nuit. Rien n’est trop fou pour un esprit endormi: le haut devient le bas; est-ce un ciel, est-ce un lac? Pourtant, nul détail n’est laissé au hasard dans cette œuvre subjuguante. Si l’on observe bien, on notera à chaque instant un élément qui établit un lien avec la page précédente, qui tisse habilement la toile de cette aventure onirique virant parfois au cauchemar.
La variété des illustrations vaut le détour. Les couleurs sont tantôt vives et contrastées, tantôt ton sur ton; des formes très angulaires laissent régulièrement la place à un tracé tout en rondeurs.
Le rêveur, représenté par un curieux petit bonhomme, gravit des montagnes et redescend dans les aires, tel un avatar de jeux vidéo, se déplaçant inlassablement vers la droite, vers la fin du livre et vers le réveil. Les quelques hululements et autres bruits provenant de la forêt finissent par se fondre avec ceux de la réalité. Le chat miaule, le coucou sonne, l’aube est arrivée. (CS)
15. Sens, de Marc-Antoine Mathieu, Delcourt, 2014
Bande dessinée, dès 14 ans
Une flèche noire pour titre. Un homme dirigeant son regard dans la direction indiquée pour image de couverture. Avec un tracé très épuré et des images en noir et blanc, l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu nous invite à la recherche d’un Sens.
Au commencement, il y a une petite flèche de lumière blanche au sein de l’obscurité. Le pictogramme invite à l’ouverture d’une porte. Ainsi débute le long périple d’un voyageur mystérieux. Suivant le chemin de sa vie, muni d’une valise, d’un manteau et d’un chapeau, l’homme aux yeux dissimulés – qui pourrait être vous, qui pourrait être moi – est propulsé dans un décor vertigineux, tantôt désertique, tantôt aquatique, fait de lignes d’horizons et de flèches, observables dans l’infiniment grand ou dans l’infiniment petit.
La vue de cet homme avançant seul dans un monde à première vue peu accueillant provoque un brin d’étourdissement. Il n’est pourtant jamais réellement désorienté: de nombreux indices placés tout au long du chemin (mais aussi dans son propre bagage) lui permettent une progression lente mais confiante. Bien que parfois emporté vers des lieux inhospitaliers, le voyageur, grand observateur, finit toujours par retrouver le chemin qui est le sien.
Voici un livre «sans titre» (mais répertorié avec le titre Sens), qui nous invite à nous projeter dans le personnage du voyageur en quête de sens et, comme lui, à rester attentif ou attentive aux signes que la vie dépose sur notre chemin et qui sont visibles autour de nous. Car quelque part se trouve toujours une réponse. (CS)
16. Spot, de David Wiesner, 2015
Application, dès 6 ans
Lecteur·trice? Explorateur·trice? Entrer dans le monde de David Wiesner par l’application Spot c’est construire son propre chemin en zoomant, dézoomant et scrollant pour passer de l’infiniment grand à l’infiniment petit (et inversement). Tout commence par une petite Bête à bon Dieu: deux doigts qui glissent sur sa carapace et nous voilà plongeant vers une île mystérieuse. Deux doigts encore, et sur l’île apparaît une maison isolée. Dans la maison, un étrange laboratoire: plusieurs coccinelles munies de plans détaillés et d’un poste à souder y construisent une congénère métallique.
Plusieurs possibilités d’exploration s’ouvrent alors. En zoomant sur des objets gisant sur le plan de travail, cinq mondes imaginaires (et animés!) peuvent être déployés. La lectrice-exploratrice préférera-t-elle en savoir plus sur l’article de journal dédié aux intrigants «Mekanikos» ou sur le monde dissimulé au fond d’un cookie abandonné?
Plusieurs bandes-son accompagnent d’un bout à l’autre la découverte de Spot. Avec les couleurs, elles créent cinq ambiances totalement différentes. Pourtant, des liens se créent entre les mondes engloutis – citadin, aquatique ou encore lunaire –, notamment grâce à la présence de «passages secrets». En navigant d’un monde à l’autre, on s’amusera des rencontres entre de drôles de matous et les fameux Mekanikos. Laissant la curiosité le guider, chaque lecteur-explorateur créera une trajectoire, et donc une histoire, qui lui est propre. (CS)
Les rédactrices: Delphine Bernard (DB), Laura Del Nostro (LDN), Christine Fontana (CF), Bertille Pacquement (BP), Camille Schaer (CS)
Image de vignette: illustration intérieure de Suis-moi!, de Maja Kastelic (©Alice Jeunesse)