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Le noyau de vérité de la folle pensée

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Annie Rolland
11 février 2010
"Qu'en serait-il si ces fous avaient raison, s'il existait chez nous tous,

dans le moi, une instance observatrice et menaçante de ce genre,

qui, chez eux, n'aurait fait que se séparer nettement du moi,

et aurait été, par erreur, déplacée dans la réalité extérieure?"


Sigmund FREUD 1





En choisissant de vous parler du livre de Charlie Price, Le temps des lézards est venu2, je prends le risque d'exposer la part de mon travail de psychothérapeute que j'estime la plus complexe. Cela ressemble à un voyage déconcertant, dont on aimerait qu'il s'achève parce qu'il est inconfortable mais que l'on poursuit dans le but d'apprendre quelque chose d'indicible. Cela ressemble à un rêve dont on émerge troublé par l'étrangeté de son déroulement et dont les traces perdurent durant la journée. Cela ressemble au roman de Charlie Price dont la lecture nous précipite dans un abîme de doute existentiel. Il s'agit de la confrontation avec la folie et plus particulièrement avec celle qui frappe les adolescents et dont la forme la plus connue sous sa forme chronique est la schizophrénie ou hébéphrénie qu'on appelait au 19e siècle la "démence précoce des jeunes gens".

Pour que chacun ait plaisir à lire l'histoire si singulière de Ben Mander et de sa mère, je vais tâcher de parler de ce livre sans trahir les ressorts de l'intrigue.



Préliminaires à l'analyse



Il me parait important de préciser en quoi je prends un risque. En travaillant plus de dix ans dans un service de psychiatrie et notamment dans le pavillon des admissions, j'ai rencontré de nombreux jeunes gens âgés de 16 à 20 ans présentant des troubles graves de la personnalité accompagnés d'un syndrome dissociatif. Je suis devenue la psychothérapeute de certains d'entre eux bien que la demande de soin dans un contexte de déni massif de la réalité ne soit pas immédiatement identifiable. Le jeune ne se sent pas malade, il a peur; il ne comprend pas pourquoi il est à l'hôpital, il est victime d'un malentendu, voire d'un complot; il ne sait pas ce qu'est un psychologue et parfois, à cause des hallucinations, il perçoit autre chose que ce que nous voyons. Le psychanalyste Paul-Claude Racamier a consacré une grande partie de son œuvre aux psychotiques.

Il dit comment le déni, "artisan de fragmentations, répand tout alentour des ondes concentriques d'incertitude, où la vérité et la fiabilité de votre pensée se mettent à filer comme le sable entre les doigts." 3 A fréquenter quotidiennement des patients en agonie psychique, le vertige et le doute engendrés deviennent les partenaires incontournables des séances de soin. Pour se rassurer, le clinicien se réfugie dans la nomenclature des manuels de psychiatrie. On peut, par exemple, y lire ceci à propos de l'hébéphrénie :



" Le début est généralement insidieux et progressif, surtout chez l'adolescent (difficultés scolaires, perte du rendement, allégation d'une fatigue croissante, accompagnées de plaintes hypocondriaques). Les formes à début pseudo-névrotique sont assez fréquentes, mais rapidement, (en quelques mois ou un an) s'installent des éléments discordants manifestes. Le malade vit dans une sorte d'état de rêverie. Incapable de se concentrer même sur une lecture, il se lance dans de systèmes idéologiques ou pseudo-scientifiques, il s'occupe d'inventions dérisoires, de projets de réformes grandioses et inconsistants, etc." 4



La lecture de cette description clinique me rend toujours perplexe car si elle décrit bien les signes extérieurs du délire, elle ne restitue rien de la catastrophe psychique qui est en train de se produire, ni l'expérience du point de vue du sujet. En effet, comment la pensée devient-elle discordante? Que ressent-on lorsque la pensée est dissociée? Dans un texte de 1933, Freud utilise une image poétique pour expliquer les origines du démantèlement de la pensée:



"Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas n'importe comment, il se casse suivant ses directions de clivage en des morceaux dont la délimitation, bien qu'invisible, était cependant déterminée à l'avance par la structure du cristal. Des structures fêlées et fissurées de ce genre, c'est aussi ce que sont les malades mentaux."
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C'est précisément lorsque la capacité de liaison et l'enveloppe de l'appareil psychique sont altérées que la pensée vole en éclat, comme un cristal qui se brise. Ajoutons à ceci que le sujet va alors, pour survivre à cette catastrophe, tenter de fabriquer une autre pensée avec les morceaux éparpillés de son moi morcelé. C'est ainsi que naissent les délires, qui sont le reflet d'une néo-pensée, donc d'une néo-réalité. D'un point de vue psychiatrique, c'est une maladie mentale; d'un point de vue psychanalytique c'est une tentative d'auto-guérison. Mais du point de vue du sujet lui-même, qu'est ce que c'est ?

Nous ne le découvrons à chaque fois de manière singulière en écoutant le délire du schizophrène. Si le cristal se brise le plus souvent au moment de l'adolescence, c'est bien parce qu'il s'agit du moment de la vie ou les questions existentielles du sens de la vie et de l'identité se posent avec la violence d'un séisme. La secousse sismique peut briser le cristal d'un moi encore inachevé.



Les adolescents nous inquiètent, nous effraient d'autant plus qu'on parle le plus souvent d'eux en soulignant la violence de leurs actes. Les passages à l'acte meurtriers perpétrés par des jeunes gens sont médiatisés sans que jamais la moindre interrogation soit formulée quant à la genèse de l'acte et l'état psychique du jeune agresseur. Aujourd'hui, dans une politique de la santé qui se veut "rentable , la folie est exclusivement traitée sous l'angle de la dangerosité, mais jamais sous l'angle de la souffrance. Ainsi, la majeure partie de la population est maintenue dans l'ignorance d'une réalité sociale et affective taboue: la folie. Le fou, c'est toujours l'autre, l'étranger, l'inconnu, le dangereux, ce n'est pas moi. C'est ici que j'en reviens au risque. La prise en charge des jeunes psychotiques et leur suivi psychothérapique régulier durant plusieurs années, oblige le soignant à penser en permanence à la précarité de la frontière entre le normal et le pathologique, à la fragilité de ses convictions à propos du sentiment d'exister.

Chaque entretien avec un patient schizophrène confronte le psychothérapeute à la nécessité de demeurer coûte que coûte, selon la si délicate formule de Paul-Claude Racamier, "le digne ambassadeur de la réalité" 6...



"Est-ce que je suis fou?" Demande l'adolescent de 16 ans en consultation psychologique, alors qu'il a senti vaciller son sentiment d'exister et qu'il s'est interrogé sur la probabilité de l'existence d'un autre lui-même dans un monde parallèle... Il a ressenti, ne serait-ce qu'un bref instant, ce qu'on appelle l'angoisse de morcellement et il a compris qu'il pouvait devenir fou, mais il ne l'est pas... Puisqu'il pose la question! De ces expériences étranges nous apprenons que le noyau de la folie est en chacun de nous, au cœur de notre moi. Et puis nous oublions... Le roman de Charlie Price nous oblige à regarder en face le visage humain de la folie, et il s'agit du visage d'un enfant terrorisé.



Quand la littérature brise le tabou...



"Est-ce que je suis fou?" Se demande Ben Mander, jeune homme de 17 ans aux prises avec une situation familiale désastreuse. Nous le rencontrons au début de l'histoire lorsqu'il est confronté à la désertion paternelle du domicile familial et à l'hospitalisation de sa mère dans un service de psychiatrie.



Si Ben est indulgent avec ses parents, cela ne va pas de soi pour le lecteur dont le malaise grandit à chaque page, surtout s'il s'agit d'un adulte. Nous nous sentons néanmoins en empathie avec ce jeune homme dévoué à sa mère, soucieux de son bien-être et conscient du fait qu'il ne peut en aucun cas tenir ses engagements scolaires et surveiller les moindres faits et gestes de sa mère folle et encore moins veiller à ce qu'elle prenne bien son traitement.

L'empathie augmente encore lorsque nous comprenons que le père de ce jeune homme n'a aucunement l'intention de lui venir en aide car il a déserté la maison.



"Avec mon père... euh... ça va, je suppose, enfin ça allait. Il est d'accord pour me donner du fric, mais il ne lèvera pas le petit doigt pour M'man. Je pense qu'il travaille encore, mais je n'en suis pas sûr. Je ne crois pas qu'il soit franchement mauvais. Il est juste égoïste et paresseux, et il boit et se bourre de cachets contre la douleur. Il se planque. Il n'est pas à la hauteur." (p. 134)



Ben semble se débrouiller mais on se doute que la fatigue et la confusion le guettent. Nous sommes toutefois rassurés car il semble entourés de personnes bienveillantes. Ben explique la douleur singulière que l'on éprouve à vivre avec un proche atteint d'une maladie mentale.



"M'occuper de M'man après le départ de P'pa a foutu mon adolescence en l'air. J'ai souvent manqué l'école, puis j'ai laissé tomber la lutte et j'ai démissionné de mon poste de président du club de pêche à la mouche."(p. 19)



Ses amis ont déserté la place, il n'a guère de succès avec les filles et pense que la folie de sa mère ne joue pas en sa faveur. Soit elle fait fuir, soit elle suscite une forme de pitié... Ben se montre incroyablement efficace quand sa mère se met à délirer. Elle croit que les lézards envahissent la terre et qu'ils prennent l'apparence d'êtres humains. Mais la vie de Ben se résume à un seul mot : solitude. Une solitude insidieuse contre laquelle Ben tente de lutter en se démenant pour trouver une solution pour que sa mère soit prise en charge par les services sociaux. Il rencontre Marco, un adolescent qui tout comme lui a une mère hospitalisée en psychiatrie. Marco est un ami providentiel pour Ben, lui seul peut comprendre les difficultés qu'il rencontre puisqu'il connaît exactement les mêmes. Mais Marco cultive l'ambition de trouver le traitement miraculeux qui permettrait de guérir la maladie mentale. La suite de l'histoire est construite sur le récit très détaillé des tribulations extraordinaires de Ben et Marco...



Leur histoire nous fait voyager dans le labyrinthe spatio-temporel de la folie. Les deux adolescents entraînent le lecteur dans le vécu d'une distorsion psychique vertigineuse. Aucune observation clinique, si pertinente soit-elle, ne peut révéler la nature du noyau de vérité qui régit souterrainement les processus de pensée. Le roman de Charlie Price rend possible la rencontre avec cet autre si étrange. De cette lecture émerge un sentiment nouveau, si peu familier et éloigné des sentiers battus des préjugés et des opinions formatées par la norme qui règne en dictateur sur notre pensée. Le style narratif subtil de l'auteur crée des interstices qui laissent s'infiltrer le sens comme un tamis filtre la lumière. De ce voyage improbable nous revenons éclairés et bienveillants, ce qui bien sûr nous fait le plus grand bien! Impressionnés par ce qu'il advient du champ de la pensée lorsqu'il n'est plus balisé par les certitudes, nous sommes contraints de nous rallier à la parole de Sigmund Freud évoquant, non pas la maladie mentale comme le faisaient ses contemporains aliénistes, mais les malades mentaux eux-mêmes, reconnus comme des personnes :



" Nous ne pouvons pas non plus leur refuser un peu de cette peur mêlée au respect que les peuples anciens témoignaient aux fous. Ils se sont détournés de la réalité extérieure mais, précisément pour cela, ils en savent plus sur la réalité intérieure, psychique, et peuvent nous dévoiler bien des choses qui, autrement, nous resteraient inaccessibles." 7



L'angoisse, le vertige, l'inquiétude, les questions existentielles sur le sens de la vie et le non-sens de la douleur et de la mort composent la mosaïque du vécu adolescent. Ces éléments sont communs à nous tous mais ils font chanceler ceux à qui il manque l'amour sous sa forme généreuse. Dans ma rencontre psychothérapique avec des adolescents psychotiques j'ai souvent mesuré l'immense effort qu'ils mettaient en œuvre pour ne pas sombrer dans les ténèbres, dans le néant de la non-pensée. Il leur fallait aussi faire des efforts pour maintenir une relation avec ces autres qui parfois leur semblaient si menaçants. Et lorsque après plusieurs mois de traitement, ils reprenaient pied dans la même réalité que moi, je saluais leur courage, leur ténacité et nous commencions à réfléchir ensemble, à rebours, sur le grand mystère de leur délire.



A l'heure où la psychiatrie régresse vers une forme répressive au lieu de progresser en intelligence avec le savoir, toutes les contributions humanistes sont bienvenues. La complexité du dispositif de soins que nécessite toutes les pathologies psychotiques, ainsi que la longueur du chemin que les soignants (toutes spécialités confondues) doivent accomplir avec les malades demandent encore des progrès et une somme d'investissements considérables. Il semble que depuis quelques années, le ministère de la santé ait décidé de prendre le chemin de l'économie de moyens, ce qui revient à mépriser et condamner ces malades si particuliers. J'ignore ce que la lecture du roman de Charlie Price fera surgir dans l'esprit des jeunes lecteurs, mais je pense que nul ne regrettera d'avoir accompagné Ben dans son épopée fantastique. Quant à moi, j'ai lu ce livre comme un hommage à mes jeunes patients et je le referme en éprouvant ce sentiment qu'on appelle supplément d'âme...


La Cahuette

Le 10 février 2010





1 FREUD, Sigmund (1933) Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse. Paris, Gallimard. P. 83



2 PRICE, Charlie (2009) Le temps des lézards est venu. Traduit de l'anglais par Pierre Charras. Editions Thierry Magnier.



3 RACAMIER, Paul-Claude (1995) L'inceste et l'incestuel. Paris, Les Editions du Collège



4 EY, Henri, BERNARD, Pierre, BRISSET, Charles (1960) Manuel de psychiatrie. Paris, Masson.



5 FREUD, Sigmund (1933) ibid. p. 82



6 RACAMIER, Paul-Claude (1980) Les schizophrènes. Paris, Payot.



7 FREUD, Sigmund (1933) ibid. p. 83