Les éditions OSL ou l’art du «made in Switzerland»: rencontre avec Camille Decrey
La Suisse et la littérature jeunesse 2
La Suisse et la littérature jeunesse 2
2600, c'est à peu près le nombre de titres que l’OSL (Œuvre Suisse des Lectures pour la Jeunesse) a publiés depuis sa création en 1931. Ses brochures, éditées dans toutes les langues nationales et en anglais, sont diffusées dans les écoles de Suisse, offrant ainsi aux enfants la possibilité de choisir les lectures qui les intéressent. Ricochet a rencontré Camille Decrey, responsable de la division romande de l’OSL, qui nous présente cette structure éditoriale unique en son genre.
Damien Tornincasa: Camille Decrey, vous êtes responsable de la division romande de l’OSL. Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer en quoi consiste votre fonction?
Camille Decrey: L’OSL est dirigée depuis 2015 par Regula Malin et j’ai rejoint la nouvelle équipe peu de temps après. Je m’occupe de la Suisse romande et de tout ce qui a trait au français. Je travaille à temps partiel dans les bureaux communs zurichois, ce qui me permet d’être au cœur des projets en cours et de pouvoir réagir sans délai au nouveau programme. Grâce à la petite taille des éditions OSL, mes fonctions sont très diversifiées. Je suis chargée des manuscrits, des textes d’auteurs/trices francophones, de la relecture des traductions vers le français, de dénicher des illustrateurs/trices de Suisse romande ainsi que du déroulement graphique, de la mise en page à l’impression. Sans oublier tout ce qui touche à la distribution, aux salons et aux rencontres qui ont lieu en français, mais pas uniquement, puisque je me rends à Bologne ce printemps.
Pouvez-vous déjà nous révéler ce que la «cuvée» 2019 réserve aux lecteurs francophones?
Le programme OSL 2019-2020 est déjà bien amorcé. Il comprend deux titres originaux en français. Janine Bruneau s’est penchée sur un couple de renards qui adopte une Boule de Poil aux comportements étranges: un jour, elle reste endormie, et tous les animaux de la forêt sont appelés à la rescousse. Le deuxième texte est rattaché à la collection sur la migration. L’autrice sénégalaise Ken Bugul dresse le portrait de Malik, poussé à imiter ses oiseaux préférés, les «kodjo-kodjo», pour survivre. Quant aux textes traduits de l’allemand, il y a l’histoire de Kaua, un enfant autiste qui, au moment de la rentrée des classes, doit encore trouver un moyen de s’intégrer. Une autre brochure célèbre le jubilé de la bibliothèque abbatiale de Saint-Gall, inscrite au patrimoine de l’UNESCO, et raconte l’histoire de Luc qui fait la connaissance des saints qui y rôdent. Ainsi qu’une brochure documentaire sur tous les aspects de la vie d’un arbre, détaillés et illustrés par un chêne.
L’OSL édite une trentaine de nouveautés par an (toutes langues confondues). Comment naissent les projets? S’agit-il de commandes passées par l’OSL ou de manuscrits qui vous sont directement soumis par les auteurs et illustrateurs?
Tout est possible. Il peut arriver qu’un manuscrit soit retenu, puis retravaillé pour correspondre à notre ligne éditoriale. Certains sujets sont préétablis par la directrice des éditions et un auteur spécialisé est contacté directement (comme pour la brochure documentaire sur l’arbre). Et il arrive qu’il y ait un projet de commande comme c’est le cas pour la brochure relatant l’histoire de la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall. Dans ces cas-là aussi, la conception de la publication, c’est-à-dire contacter un/e écrivain/e et y associer des illustrations concordantes, reste de notre ressort. En règle générale, quand un texte est validé, nous recherchons la personne adéquate pour l’illustrer en fonction de son style et de l’atmosphère qui s’en dégage, ainsi que de ses connaissances. Pour Ken Bugul, notre choix s’est porté sur Svenja Plaas qui a résidé 6 mois au Sénégal. Qu’un/e illustrateur/trice soit au commencement d’un projet serait insolite, mais qui sait?
Parmi les titres de votre catalogue figurent des auteurs «classiques» comme Rousseau (Mille petits jeux de la fructification) ou Blaise Cendrars (Le roi des orphelins), des créateurs contemporains chevronnés comme Albertine et Germano Zullo (Paquita), mais également des auteurs et illustrateurs un peu moins connus comme Nicolas Robel (Crocos) ou Ariane Racine (Du poil de la bête). L’OSL a-t-elle vocation à être un tremplin pour les jeunes artistes de Suisse romande? Comment faites-vous pour dénicher de nouveaux talents?
Effectivement, l’OSL se positionne comme tremplin pour jeunes artistes où l’expérimentation est encouragée, que ce soit dans le style de l’écriture, du dessin ou même du graphisme. Une forme chère à l’OSL est le plurilinguisme. Ainsi certaines brochures ne sont pas seulement traduites en deux langues mais intrinsèquement conçues comme bilingues. Carlos Henriquez et Nadia Droz sont les coauteurs de Lilly und der Fluss / La rivière de Julien / Lilly e il fiume qui plafonne en première place des ventes. Ils cosignent la nouvelle parution pour adolescents Emma & Louis que le genevois Pierre Schilling a admirablement illustré. Nous souhaitions que les illustrations soient confiées à un/e Romand/e et j’ai suggéré Pierre Schilling car j’avais été émerveillée par sa toute première bande dessinée, Pain d’épices. Grand bien nous en a pris! Il a accepté malgré quelques sueurs froides lors des passages en allemand. Pour le nouveau programme et le projet sur l’histoire des renards de Janine Bruneau, nous avons fait appel à Marina Rosset. Elle est active dans le film d’animation et ses courts-métrages me plaisent énormément. Comme son prochain court-métrage concerne des renards, elle en a donc déjà esquissé des centaines et des milliers. Et bien qu’elle n’ait encore jamais publié sur papier, elle a un trait tout indiqué pour les petits. Sans compter que de par son expérience en film d’animation, elle est experte en segmentation de scénario, un avantage indéniable pour la mouture d’un livre. Quant aux auteurs/trices des textes, je suis à l’affût des premiers romans, articles, essais, billets et je m’intéresse aux nouvelles formes d’expression scénique, miroir actuel de la création et des mots vivants.
Lorsqu’on parle de littérature jeunesse, on pense avant tout aux auteurs et illustrateurs. Mais qu’en est-il des traducteurs? Qui traduit la littérature jeunesse en Suisse romande?
Les oublier serait impardonnable car l’OSL œuvre beaucoup pour les traductions. Après la fête de Lorenz Pauli et Kathrin Schärer est un titre qui existe en six langues: allemand, français, anglais et dans les langues rhéto-romanes en puter, sursilvan et sutsilvan. La grande majorité des nouveaux titres sont traduits, cela varie selon le contexte de l’offre et de la demande lié à la région linguistique et si le sujet trouve un public. La collection sur les champions de foot connaît un énorme succès en Suisse allemande et italienne mais pas encore en Suisse romande, faute de visibilité vraisemblablement. Le troisième volet n’a donc pas été traduit en langue française. Ce qui est réellement dommage car nous avions deux jeunes traducteurs de Lausanne, Raphaëlle Lacord et Benjamin Pécoud, qui ont fait un travail remarquable et n’ont pas pu se confronter à Griezmann, Behrami et Neymar. La traduction est un monde plutôt complexe avec des spécificités propres à chacun. Il faut tantôt dénicher une personne affine à la littérature scientifique, tantôt une personne sachant capter la tonalité et l’ampleur des poèmes d’un/e auteur/trice. Camille Luscher l’a fait pour l’OSL à plusieurs reprises et ce dès ses tout débuts. La récente parution de Corniglias / Chocards / Alpendohlen d’Angelika Overath lui a donné du fil à retordre. L’écrivaine étant bilingue, elle a écrit ses poèmes tantôt en allemand, tantôt en vallader, puis les a elle-même traduits. Camille Luscher s’est inspirée des sonorités provoquées par les deux langues pour trouver l’interprétation la plus proche pour la version française. A noter qu’un/e écrivain/e peut œuvrer en tant que traducteur/trice et que certains/es travaillent parfois comme relecteurs/trices. Cette étape de travail aussi est souvent oubliée.
«Diversité linguistique» et «interculturalité», des mots-clés pour caractériser l’OSL?
Tout à fait, avec des publications en cinq langues, avec cinq idiomes représentés pour le rhéto-romanche, la diversité linguistique est de mise à l’OSL. En outre, il existe les brochures où deux langues se côtoient distinctement ainsi que les textes foncièrement bilingues, où le français s’interpose avec l’allemand ou l’italien. Avec la collection sur la migration, l’OSL porte l’accent sur la prise de connaissance d’autres contrées, de leurs contextes et de leur visions, tels Des tags fatals, histoire de trois amis en Syrie de Rosa Yassin Hassan, et la future brochure de Ken Bugul. Les enfants et les adultes perçoivent les conditions qui poussent des personnes d’autres cultures à migrer. Avec la particularité que le récit s’arrête au moment du départ, un parti pris que je trouve intéressant. D’ailleurs, à mon avis, l’interculturalité est tout autant perceptible pour un lecteur qui se penche sur une traduction d’un auteur suisse allemand ou grison. C’est pourquoi il est crucial de faire connaître les auteurs/trices suisses dans les autres parties du pays.
Un mot sur l’importance de la lecture chez les enfants et les jeunes?
Primordial, vraiment. A l’évidence, c’est l’avalanche de lectures dans ma jeunesse qui a aiguisé ma curiosité, éveillé mon intérêt pour les autres cultures et formé mon goût artistique. Toute lecture apporte un bienfait indéniable: en plus d’enrichir le vocabulaire et la grammaire, la lecture est bénéfique à l’ouverture d’esprit, la compréhension du monde et la familiarisation aux sujets de société. Tout comme l’imagination est un aspect vital pour un enfant et reste un outil utile par la suite. Je trouve indispensable d’être confronté dès son plus jeune âge à l’art littéraire et pictural. Pour cela, les publications de l’OSL sont tout indiquées, les textes sont riches et les illustrations novatrices.
Parmi tous les titres du catalogue, quels sont vos plus grands coups de cœur? Pouvez-vous nous en dire quelques mots?
Une sélection ardue car l’OSL a plus de 2600 titres à son actif dont quelques 700 dans son catalogue. Je peux évoquer les textes de Lorenz Pauli Après la fête et Mais non!, Mireille Mésange d’Irène Schoch, La haie vive de Meinrad Inglin et Emma & Louis de Carlos Henriquez et Nadia Droz. Je les apprécie pour le message qu’ils transportent, la justesse des mots choisis, leur conception étonnante et tout particulièrement pour leurs illustrations. Que ce soit Laura Jurt, Nadine Spengler, Kathrin Schärer, Irène Schoch ou Pierre Schilling, tous se valent sans exception.
En matière de diffusion et de distribution, l’OSL sort des schémas classiques. Pouvez-vous nous expliquer de quelle manière les brochures se retrouvent entre les mains des jeunes lecteurs helvétiques?
L’OSL reçoit le soutien de l’Office fédérale de la culture et est tenu, à chaque nouveau programme prévu pour la rentrée des classes, d’écrire à tous les établissements scolaires de Suisse. Les brochures de l’OSL sont proposées dans les écoles grâce à un réseau de responsables de distribution répartis par région dans toute la Suisse. Les enseignants/es et bibliothécaires scolaires peuvent demander sans frais une boîte de présentation dans la langue souhaitée et la mettre à disposition des élèves pendant un certain temps. Ceux-ci peuvent feuilleter les ouvrages à loisir et, s’ils le souhaitent, passer commande auprès de la personne responsable. Ce schéma fonctionne à merveille en Suisse alémanique mais malheureusement la présence de l’OSL en Suisse romande reste un défi. Personne ou presque ne connaît la maison d’édition et son offre, ce qui n’est pas le cas des Suisse alémaniques qui, toutes générations confondues, ont eu des brochures de l’OSL entre les mains. Ces brochures sont d’ailleurs idéales pour approcher une langue étrangère et fonctionnent parfaitement comme support dans les cours de langue, tous niveaux confondus. Elles permettent aussi aux enfants et aux jeunes de se responsabiliser en choisissant eux-mêmes les titres qui leurs plaisent, de remplir un formulaire et d’organiser le paiement. Sans nul doute, ces acquis de compétences les aideront concrètement pour la suite.
Les livres de l’OSL sont-ils commercialisés chez nos voisins français, allemands, autrichiens et italiens?
Pour le moment, nous avons un diffuseur pour l’Allemagne et l’Autriche. Nous ne sommes pas représentés ni en France ni en Italie, à tort ; nous en serions ravis.
Les titres de l’OSL sont publiés sous forme de fines brochures (reliure par agrafes). Quels sont les avantages et les inconvénients d’un tel support?
La confection d’une brochure de l’OSL est faite pour atteindre tout un chacun à moindre coût, tout en publiant de la littérature d’envergure. En ce qui me concerne, un livre n’est vivant que lorsqu’il a été lu et relu. Ceux de l’OSL sont idéalement transmissibles, à offrir et à découvrir sans retenue. Le format qui s’approche du A5 est reconnaissable entre tous. Il est facilement transportable, léger, bon marché mais aussi fragile, ce qui a tendance à agacer les bibliothèques de prêt. A ces dernières, nous proposons des fourres plastiques pour minimiser les dommages. Quant aux librairies, elles font l’impasse sur les brochures de l’OSL sous prétexte que, le dos étant si mince, elles s’évanouissent dans les rayons. Pourtant le format est fort pratique et il suffirait de placer les publications sur un présentoir de face ou à plat pour les rendre apparents. Nadine Spengler met justement au point un boîtier cartonné pour parer à ce défaut. Une boîte unique en son genre, faite main et en sérigraphie, proposant quatre brochures thématiques.
L’OSL a fait le choix d’imprimer ses brochures en Suisse. Pour quelles raisons? N’avez-vous jamais été tentés de confier cette tâche à un imprimeur étranger afin de réduire les coûts?
Il est vrai que nous sommes la seule maison d’édition de littérature de jeunesse helvète à imprimer en Suisse. A cette fin, la directrice des éditions consacre une grande partie de son temps à la collecte de fonds. Nous souhaitons continuer à imprimer en Suisse par égard pour les PME et les donateurs. Et cela nous permet d’accomplir le travail de suivi jusqu’au bout de la chaîne de production. Les graphistes nous accompagnent fréquemment à l’imprimerie pour le dernier contrôle.
Le travail de l’OSL a été salué à plusieurs reprises. Ainsi, en 2009, l’OSL recevait le Prix suisse Jeunesse et Médias «pour sa capacité à renouveler l’esthétique et les contenus littéraires de sa collection qui s’est ouverte aux expressions littéraires contemporaines». En 2012, le titre Die grosse Flut (Le déluge) de Nina Wehrle et Evelyne Laube a été récompensé à l’international, notamment par le Grand Prix de la Biennale de l’illustration de Bratislava (2013) et par le Prix international de l’illustration lors de la Foire du livre de jeunesse de Bologne (2012). Qu’est-ce que cela signifie, pour l’OSL, de recevoir de telles distinctions? Ont-elles permis de faire connaître votre travail au-delà de nos frontières et de vendre des droits à des éditeurs étrangers?
Les distinctions aident indéniablement. Le Prix suisse Jeunesse et Médias reçu en 2009 a donné un bon coup de rajeunissement à l’image de l’OSL. Cette gratification a permis de conforter le renouveau insufflé par la nouvelle direction d’alors. Puis cette dernière a parié sur deux illustratrices inconnues, Nina Wehrle et Evelyne Laube (It’s Raining Elephants) fraîchement sorties de l’école, et a publié Die grosse Flut. Toutes les récompenses obtenues pour cette œuvre ont permis à ces illustratrices de se faire un nom. Les retombées pour l’OSL sont d’avoir régulièrement des commandes internationales pour ce titre, même venant de Chine, et d’avoir remis les droits pour une version portugaise. Tout prix décerné à une publication assure sa propagation. Nous le constatons avec les publications récemment auréolées de Corniglias / Chocards, La haie vive, Mérette, pour les titres en français.
En parlant de la Foire du livre de jeunesse de Bologne, l’année 2019 s’annonce particulière, puisque la Suisse est l’invitée d’honneur de la manifestation. Qu’avez-vous prévu à cette occasion?
La présence de l’OSL à Bologne démontre l’importance qu’occupe la maison d’édition sur la scène suisse des illustrateurs/trices. D’ailleurs l’OSL compte onze illustrateurs/trices représentés à la Foire: Albertine, Vera Eggermann, It’s Raining Elephants, Hannes Binder, Lika Nüssli, Claudia de Weck, Tom Tirabosco, Kathrin Schärer, Anna Sommer, Catherine Louis et Pia Valär. Une sélection établie par SBVV qui organise, avec l’aide de Pro Helvetia, l’exposition sur la Suisse. Etant la maison d’édition la plus ancienne de Suisse, l’OSL a été retenue pour afficher certaines de ses productions. La maison sera donc présente sur les deux lieux, celui de l’exposition helvétique et au stand de SBVV avec les publications actuelles évoquées plus haut. Nous avons hâte de rencontrer et de découvrir de nouveaux talents.