Les joyeuses linogravures de Joëlle Jolivet
Illustration[s]: la création d'images à travers différentes techniques 3
Illustration[s]: la création d'images à travers différentes techniques 3
Ouvrages documentaires, imagiers pour les plus jeunes, albums de fiction…: Joëlle Jolivet, talentueuse faiseuse d’images, s’illustre par la variété des genres littéraires et des thématiques qu’elle explore. Sa technique favorite (mais pas exclusive!)? La linogravure, un procédé de reproduction qu’elle utilise comme moyen d’expression et dont elle aime le rendu simple, net et précis. Sous ses gouges, aussi affûtées que son sens de l’observation et du détail, naissent des tableaux envoûtants, qu’on ne se lasse pas d’admirer.
C’est dans son atelier d’Ivyr-sur-Seine, au sud-est de Paris, que Joëlle Jolivet nous reçoit en ce vendredi 21 juin 2024, jour de la Fête de la musique. On s’y sent immédiatement «comme à la maison»: l’heureux bazar qui règne confère aux lieux une atmosphère vivante et hospitalière. À la fois «dépôt légal» personnel et cabinet de curiosités, l’espace de travail de l’illustratrice regorge de trésors. Parmi les objets les plus insolites, mentionnons un élégant squelette chapeauté ou une lampe à l’effigie d’un cochon anthropomorphe. Aux murs sont accrochés non seulement de nombreux travaux personnels, mais aussi des œuvres d’autres artistes: notre œil entraîné remarque tout de suite les dessins de nos compatriotes Emmanuelle Houdart et Tom Tirabosco, que Joëlle Jolivet connaît de longue date. Et puis, il y a des livres, bien sûr! En plus de ses ouvrages en langue originale, la créatrice conserve un exemplaire de chaque édition étrangère qu’elle reçoit, si bien que ses étagères ont un air d’auberge espagnole livresque: l’italien côtoie l’allemand, l’anglais, le polonais ou encore le russe. Un succès international largement mérité au vu de la qualité et de la richesse de sa bibliographie.
Faire des images… et des rencontres!
Mais rembobinons quelque peu le film… La carrière de Joëlle Jolivet débute il y a un peu plus de 35 ans. Après des études de graphisme et un passage aux Beaux-Arts (pour apprendre la lithographie), la jeune femme se tourne presque instinctivement vers la littérature jeunesse. «J’avais envie de faire des images et le livre pour enfants était alors l’un des rares endroits où l’on pouvait laisser libre cours à sa créativité», se souvient-elle. D’autant que, dans les années 90, tout reste à faire: «C’était presque un champ vierge et toute une génération d’artistes et d’éditeurs s’est joyeusement lancée dans l’aventure».
Faire des images, oui, mais toujours dans un rapport de cohérence avec l’objet livre: depuis ses début, Joëlle Jolivet s’intéresse à la conception éditoriale dans sa globalité et est particulièrement sensible aux choix de fabrication et d’impression de ses ouvrages. Une chance donc que, très rapidement, sa route croise celle de deux éditrices qui partagent les mêmes préoccupations formelles et avec qui elle créera de nombreux livres: Brigitte Morel, directrice des éditions Les Grandes Personnes[1] et Sophie Giraud, fondatrice des éditions Hélium[2]. «Il se trouve que je connais mes éditrices depuis trois décennies», souligne Joëlle Jolivet, «et si nous avons réussi à travailler aussi longtemps ensemble, c’est sans doute parce que nous dialoguons beaucoup; chaque livre est le fruit d’une intense collaboration». L’artiste apprécie particulièrement d’avoir affaire à des maisons d’édition à taille humaine et non pas à de grandes structures impersonnelles. «L’expérience que j’ai des grosses équipes éditoriales, c’est que tout est plus dilué, plus mou et la prise de décision s’avère compliquée», regrette l’illustratrice.
Chez Hélium, Joëlle Jolivet signe plusieurs ouvrages avec Jean-Luc Fromental, son complice de toujours, dont la série de bandes dessinées Miss Chat ou l’album Os court!; signalons aussi Vues d’ici[3] (créé avec Fani Marceau), qui occupe une place spéciale dans le cœur de l’illustratrice (voir encadré final). Pour Les Grandes Personnes, elle a notamment réalisé deux très grands documentaires, Costumes[4] et Le corps humain, ainsi qu’un magnifique ouvrage sur la Ville Lumière, À Paris, avec des textes de Ramona Bădescu.
La linogravure ou la création par le blanc
Bon nombre des titres cités ci-dessus ou apparaissant sur notre photographie ont été réalisés en linogravure. Dérivée de la gravure sur bois, cette technique peu connue du grand public, pratiquée sur une plaque de linoleum, est dite «en taille d’épargne». Comme nous l’explique Joëlle Jolivet, cela signifie qu’il faut «creuser le blanc et laisser le trait en relief, un peu à la manière du papier découpé». La plaque est ensuite encrée et imprimée sur une feuille de papier. Cela nous amène à une autre particularité à garder en tête dès le début (notamment en cas de lettrages): le travail doit être fait à l’envers car les motifs seront ensuite transposés en miroir. «C’est une gymnastique mentale», plaisante Joëlle Jolivet, qui a trouvé une astuce imparable: elle effectue ses esquisses sur du papier calque. Cela lui permet non seulement d’éviter les problèmes de sens, mais aussi de recommencer, modifier et préciser ses dessins, jusqu’à obtenir un résultat satisfaisant. Elle reporte ensuite le tout sur sa plaque de linoleum et se met à creuser, en se laissant toutefois une marge de liberté. «Je redessine toujours certains éléments directement en gravant et, parfois, c’est la gouge qui décide toute seule. Avec cette technique, on travaille un peu à l’aveugle. Il est difficile d’avoir un contrôle total sur le résultat». Même pour une illustratrice aussi expérimentée que Joëlle Jolivet, la linogravure offre toujours son lot de surprises.
Le kit de la parfaite linograveuse
Les gouges
C’est grâce à elles qu’on creuse le linoleum. Joëlle Jolivet utilise des gouges tchèques et suisses, dont elle apprécie la finesse: une gouge en V pour les éléments de précision, une en U pour les parties plus grossières et une autre plate pour les grands espaces à creuser.
La plaque de linoleum
L’artiste travaille principalement avec le «vrai» linoleum. Elle aime aussi la gomme japonaise, mais le matériau est si cher qu’elle ne s’en sert que pour fabriquer des tampons ou de toutes petites images.
Le rouleau encreur
Il permet d’étaler l’encre uniformément sur la plaque de linoleum.
L’encre
Encres typographique, de gravure ou offset, c’est selon les préférences. Joëlle Jolivet imprime essentiellement en noir, parce qu’elle aime beaucoup le trait, mais on peut aussi opter pour des encres de couleur.
La presse
Avant de posséder du matériel professionnel (dans son atelier, on trouve une presse à taille-douce et une presse à épreuves), l’illustratrice se servait d’une petite cuillère et… d’une bonne dose d’huile de coude!
Les inconditionnel·e·s de la linogravure le savent: il est (presque) impossible d’obtenir un résultat parfaitement net et lisse. Les images contiennent souvent des défauts et des maladresses (il arrive que le noir soit moucheté de blanc ou que des traits involontaires et des taches d’encre s’invitent accidentellement), mais c’est aussi cela qui leur confère du charme et du caractère. Ces «pétouilles», comme les nomme Joëlle Jolivet, sont en partie conservées dans le livre papier, pour autant qu’elles ne troublent pas la lecture de l’image. Quand elles sont de trop, notamment pour les ouvrages complexes et riches en détails, l’illustratrice rectifie le tir à l’ordinateur. «Heureusement, je sais que je peux me reposer sur la phase de réparation», dit-elle. Un soulagement pour celle qui avoue être sous tension pendant presque tout le processus de création. «Il y a un côté très contraignant à la linogravure. En plus de la dimension physique, l’aspect définitif joue un rôle important: il faut beaucoup réfléchir pour ne pas se tromper. Jusqu’à la fin, j’ai la sensation d’être une équilibriste au bord du vide». Le facteur temporel n’est pas non plus à négliger: la technique demande beaucoup de temps, surtout si, comme Joëlle Jolivet, vous avez des «oursins sous les fesses» (l’expression très imagée nous a fait sourire) et que vous vous levez régulièrement de votre chaise pour vaquer à d’autres occupations.
Concentration, patience et minutie sont donc de mise pour qui souhaite se consacrer à la linogravure. Est-ce cette exigence qui explique que peu de créateurs et créatrices jeunesse y aient recours? En partie, sans doute. Joëlle Jolivet mentionne aussi que la linogravure n’est pas très présente dans la culture française, contrairement à d’autres techniques plus ancrées.
Des goûts, des formats et des couleurs
Pourquoi Joëlle Jolivet a-t-elle choisi de faire de la linogravure sa marque de fabrique? «À vrai dire, ce sont surtout les autres qui m’associent à cette technique spécifique, à tel point qu’il est parfois difficile d’en sortir», nuance-t-elle. «Même quand je travaille au pinceau, comme pour Les oiseaux électriques de Pothakudi ou Le tigre de miel, certains pensent qu’il s’agit de linogravure, peut-être parce que les images, dans lesquelles je vais regratouiller un peu ou rajouter des touches de blanc au stylo, ont un rendu très proche».
L’artiste a aussi créé un projet aux crayons de couleur qui, trop éloigné de l’univers visuel auquel elle l’avait habituée, n’a malheureusement pas convaincu son éditrice.
Stylistiquement très différente, la série Miss Chat est illustrée à l’aide d’un petit stylo tout fin. Bonne nouvelle pour les amatrices et amateurs de ces enquêtes graphiques, le quatrième tome, Le chat rebooté, est paru en avril et le suivant est d’ores et déjà en préparation.
Pour Joëlle Jolivet, la linogravure ne va donc pas de soi. «À mon sens, chaque livre est différent», explique-t-elle. «Au début du travail sur un projet, je me demande toujours quel outil est le plus approprié à l’histoire que j’ai envie de raconter».
Une autre question qui se pose lors de l’élaboration d’un livre – et qui donne parfois lieu à des négociations avec les équipes éditoriales – est celle de l’utilisation (ou pas) de la couleur. Joëlle Jolivet a un goût prononcé pour le noir et blanc, qui n’est pas toujours perçu à sa juste valeur. «Les gens ont parfois l’impression que, dans une illustration en noir et blanc, il manque quelque chose et qu’un livre sans couleur est un objet modeste et bon marché». Heureusement pour nous, l’artiste ne partage pas cette opinion et a réalisé certains de ses ouvrages les plus remarquables uniquement au trait. Lorsque ses livres en linogravure ont de la couleur, cette dernière peut être ajoutée de différentes manières: à l’ordinateur, au pinceau ou par superposition de plaques de linogravure. Pour certains documentaires, comme Zoo logique, l’illustratrice a, en quelque sorte, «réinventé le procédé du bleu de bande dessinée». Elle précise: «J’ai imprimé une version des images en gris clair, sur laquelle j’ai réalisé ma mise en couleur à la gouache. Dans un deuxième temps, le noir est venu se superposer à cela». Un passage par la photogravure, et les illustrations sont fin prêtes pour la mise en pages.
Comme pour la technique ou la couleur, le format n’est jamais laissé au hasard par notre interlocutrice. Son trait épais et ses illustrations foisonnantes induisent des ouvrages aux dimensions généreuses (certaines éditions frisent les 50 centimètres de haut), qui ne passent pas inaperçus sur les rayons des bibliothèques et des libraires. Joëlle Jolivet identifie toutefois une tendance au rétrécissement, surtout lorsque ses livres sont réédités ou réimprimés.
Fort heureusement, Joëlle Jolivet continue à «voir grand». Preuve en est avec le projet qui l’occupe depuis maintenant six mois: la réalisation de fresques pour une nouvelle gare du réseau Grand Paris Express. Pas moins de cinquante mètres de panneaux illustrés entièrement en linogravure. De quoi nous rendre un peu jaloux des futur·e·s usagers et usagères qui pourront admirer quotidiennement la virtuosité du trait de Joëlle Jolivet. Mais l’artiste nous console bien vite en nous offrant un exemplaire de Paris à colorier, sorti juste à temps pour les Jeux olympiques. Un très bel objet sur lequel viendra se (lino)graver le souvenir de cet échange passionnant avec une artiste hors du commun.
Joëlle Jolivet en trois livres
Lorsqu’on demande à Joëlle Jolivet s’il y a un livre qui compte tout particulièrement à ses yeux, elle peine à répondre, tant elle les aime tous. Ce n’est donc pas un, mais trois titres que nous avons choisi de vous présenter dans cet encadré.
365 pingouins, textes de Jean-Luc Fromental (Naïve, 2006 / Tom Poche 2014 / Hélium 2017)
Recevoir un pingouin par jour par la Poste…: voilà ce qui arrive à une famille, qui va rapidement se sentir dépassée par les événements. Cet album «à compter», qui fait la part belle à l’absurde et à l’humour de répétition, est absolument savoureux. Pas étonnant qu’il constitue le bestseller de Joëlle Jolivet. L’artiste confie: «J’aime faire des livres avec Jean-Luc Fromental, on se marre bien ensemble». Et nous donc!
Vues d’ici, conçu avec Fani Marceau (Naïve, 2007 / Hélium 2018)
Destiné aux tout-petits, ce leporello a été pensé comme un livre-paravent à déployer autour de bébé. Du désert à la banquise, en passant par la lande, l’océan ou la savane: les jeunes yeux seront captivés par ces fabuleux paysages autour du monde que Joëlle Jolivet a mis bout à bout sans aucune rupture. Le carton utilisé (brillant d’un côté et mat de l’autre) permet une astucieuse opposition entre le jour et la nuit. «Je suis très contente d’avoir trouvé une idée pour utiliser le recto-verso du leporello de manière cohérente», confie l’illustratrice qui, 17 ans après la première édition de l’ouvrage, se souvient encore de tous les tâtonnements pour arriver au résultat final.
Le corps humain (Les Grandes Personnes 2021)
Tout, tout, tout, vous saurez tout sur le corps humain grâce à cet album documentaire. L’ingénieux système de rabats permet une exploration couche par couche, de la tête aux pieds. Pour concevoir cet ouvrage, Joëlle Jolivet a puisé dans ses souvenirs d’enfance: «Les planches anatomiques avec flaps, c’est quelque chose que j’ai découvert dans le Larousse médical de mes grands-parents que je regardais pour me faire peur les mercredis après-midi. De tels livres, on n’en trouve plus aujourd’hui!». Loin d’être effrayant, l’ouvrage de l’illustratrice permet aux lecteur·rice·s (jeunes ou moins jeunes) de mieux appréhender la composition et le fonctionnement si complexes de notre corps.
[1] Avant de fonder sa maison d’édition, Brigitte Morel a été éditrice pour le Seuil Jeunesse (c’est là qu’elle a rencontré Joëlle Jolivet) et pour Panama.
[2] Sophie Giraud a fait ses armes chez Albin Michel Jeunesse et Naïve, puis a créé les éditions Hélium.
[3] Le livre est d’abord paru chez Naïve en 2007.
[4] La première édition de Costumes est parue chez Panama en 2007.