Lettre des îles Baladar
Un grand livre de Jacques Prévert & André François
Un grand livre de Jacques Prévert & André François
changer de rythme, alterner le brut et le raffiné, brosser avec ironie le portrait d'une époque et,
par un jeu de perspectives folles, faire basculer mon horizon. »,
Etienne Delessert - Revue des Livres pour Enfants – Janvier 2009
on voit sourdre le murmure et le cri de ce qu'il faut bien nommer la poésie.
A vif. A cru. »
André Pozner - in Paris la Belle Flammarion, 2008
Quatre mains à l'ouvrage
L'album Lettre des îles Baladar, écrit par Jacques Prévert et illustré par André François, paru pour le Noël de 1952 dans la collection Point du Jour que dirige René Bertelé chez Gallimard, est vite devenu un grand classique du livre de jeunesse. Il a été réédité en 2007.
Le titre de l'album évoque une lettre mais, de la forme épistolière, nous n'avons que l'enveloppe peinte sur la couverture à l'italienne. Cette enveloppe très créative préfigure le célèbre emboîtage des Larmes de crocodile qu'éditera Robert Delpire en 1956 ou la campagne publicitaire de Olympic Airways en 1967. André François y parodie l'envoi aéropostal mais le «par avion» y devient «par thon» (partons!), calembour annonciateur du bestiaire de l'album et lié au slogan touristique «Visitez Baladar» . Elle est joyeusement oblitérée de cachets à la datation très festive (Noël, Pentecôte, Pâques), avec des timbres jubilatoires à valeurs faciales drôlatiques : une cafetière anthropomorphe (motif récurrent chez lui) valant 7 mouthon, un ange à 1 dicthon et un thon fumeur de pipe à 25 thons. André François aime les timbres, et on les retrouvera sur une très belle couverture du New Yorker en 1986.
Alors que, le plus souvent, on confie un texte achevé à un artiste avec mission de l'illustrer, pour la Lettre des îles Baladar, la démarche a été différente et ce livre a été composé à quatre mains, comme L'Opéra de la lune qui naîtra, un an plus tard, de l'étroite collaboration de Jacques Prévert avec Jacqueline Duhême. Quatre-Mains-à-l'Ouvrage, nom du héros de l'album !
Il semblerait que ce soit leur ami commun Alexandre Trauner qui aurait présentés les co-auteurs l'un à l'autre. Si l'on en croit les souvenirs de la famille Farkas, leurs rencontres se faisaient à Paris. André François qui habitait Grisy-les-Plâtres, un petit village du Vexin, s'y rendait en voiture. Sa fille Katherine se souvient encore de sa jalousie le jour où son père ramassa un hérisson au bord d'une route, et; au lieu de le lui donner à elle, l'avait emporté à Paris pour le donner à «Minette», la fille de Jacques Prévert.
Dans un entretien filmé par François Vié pour la télévision, André François raconte l'histoire du livre. Jacques Prévert «qui avait envie de faire un livre pour les enfants» a sollicité André François pour les images. Celui-ci a tout de suite été motivé par cette proposition, en particulier en pensant à Pierre et Katherine, ses enfants, qui ont alors une dizaine d'années...
Les compères se voyaient au moins deux fois par semaine. A chacune de leurs séances de travail, ils conversaient et «Prévert inventait un bout de l'histoire». André François, à partir de ces échanges verbaux, dessinait puis confiait au fur et à mesure ses dessins à Jacques Prévert qui ensuite écrivait sur les images. Le texte bref prévu initialement s'est progressivement étoffé et a pris la forme «d'un pamphlet politique sur l'indépendance et la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes.»
Une connivence joyeuse
Chacun a créé avec une grande liberté, sans redondances, avec chacun une interprétation originale et personnelle du sujet. Une joute d'imagination et de fantaisie entre deux princes de l'anticonformisme et une connivence joyeuse dont témoignent aussi leurs échanges de courriers et l'assaut de fantaisie des dédicaces respectives à leurs proches.
Parfois, le texte donnera une interprétation décalée de l'image, comme la caisse d'emballage de la statue du Général qui devient, chez Jacques Prévert, une ... caisse enregistreuse, détail inattendu mais pertinent car il accentue la rapacité mercantile du Général Trésorier.
Aux calembours visuels d'André François répondent les jeux de mots de Jacques Prévert. A la candeur experte du trait répond la naïveté très étudiée du ton (du thon!).
Jacques Prévert met à distance les situations révoltantes et grinçantes en usant d'une prose poétique, de redites incantatoires, mais aussi d'expressions du langage parlé, de jeux de mots et de fausses maladresses très calculées.
Parallèlement, l'univers graphique d'André François exprime à merveille la naïveté bon enfant des insulaires et la raideur ridicule des militaires. On retrouve avec bonheur quelques-uns de ses objets fétiches comme la cafetière, incongrue dans les mains d'un chameau, certains personnages de ses livres comme les petits bonshommes hirsutes en pyjama rayé, le petit oiseau perché sur la tête ou des héros de ses publicités qu'il appelle ses «contes de fées pour adultes» ainsi le singe débonnaire qui annonce Baignol & Farjon (1955) ou Max mon amour (1986). Et ce monde candide et farfelu s'épanouit sous l'omniprésente protection d'une lune très expressive, motif lui aussi récurrent dans les images d'André François, et dont les mimiques drôlatiques s'accordent avec les sentiments des indigènes.
Jacques Prévert et André François ont toujours apporté le plus grand soin aux maquettes de leurs ouvrages et il y a eu ^plusieurs essais pour la couverture... Cependant, le parti-pris éditorial (une page de texte avec en vis à vis une page illustrée) pourrait sembler problématique. A aucun moment, en effet, pour ces deux artistes épris de liberté, il ne semble y avoir eu correction, ni régulation ou calibrage, ce qui fait que, au final, les dessins ne se trouvent plus en face des écrits correspondants, d'autant plus que Jacques Prévert brode longuement autour de certains éléments du dessin, introduisant même des chansons et des bouts rimés, alors qu'il traite avec une rapide désinvolture certaines scènes détaillées par André François...
René Bertelé en a vite pris conscience et accepte ces décalages dans un courrier à Jacques Prévert.
La plupart du temps, l'image précède le texte d'une page au moins mais certains détails dessinés trouvent parfois leur écho écrit avec un retard de plusieurs pages, comme la savoureuse casquette à deux visières du Général Trésorier ou l'érection de la statue équestre.
En fin de compte, ce que des esprits chagrins eussent pu qualifier d'imperfections devient une qualité tant cette impertinence formelle assumée sans complexe se conjugue souverainement avec les fantaisies stylistiques et graphiques de l'album.
Les originaux de l'album, explique une lettre d'André François, « ont disparu dans la nature (entre l'éditeur et l'imprimeur) sans laisser de trace... C'est triste ».
et les noirs sont obligés de faire le chemin de fer ou la route,
et les blancs les appellent des «travailleurs volontaires». »
Jacques Prévert - Contes pour enfants pas sages - Pré aux clercs, 1947
Un pamphlet anticolonialiste
Les auteurs, pères tous deux, partagent un même respect de l'enfant. Jamais ils ne se penchent vers lui, ils l'élèvent au contraire, ils ont foi dans ses capacités de compréhension, ils ne font aucune concession idéologique ni aucune simplification réductrice. Le graphisme est le même que celui des dessins publiés par André François dans la presse adulte, le sujet traité par le texte de Prévert est d'une audace alors sans pareille dans l'univers du livre d'enfance. S'il y a un message, il n'est pas explicite. Si manichéisme il y a, il est subliminal. Au jeune lecteur d'analyser les situations et de se faire sa propre opinion.
L'histoire raconte comment Baladar, une île heureuse, est envahie et exploitée par les continentaux de Tue-Tue-Paon-Paon attirés par la fièvre de l'or, et comment le balayeur municipal immigré, Quatre-Mains-à-l'Ouvrage, grâce à son courage et à son astuce, renverra à la mer les colonisateurs déconfits.
Le récit, qui n'a rien d'épistolaire, fait allusion à toutes les dérives du colonialisme sur un ton léger, comme détaché, avec, sous cette feinte légèreté, un humour vitriolé. Il évoque l'exploitation des indigènes, le travail forcé des populations pour l'enrichissement du colon, le vol des ressources naturelles, la construction d'installations techniques inutiles et préjudiciables à l'environnement, le mépris infantilisant à l'égard des autochtones, et même les zoos humains, les exactions, la répression sanglante et les exécutions sommaires.
Des faits lourds et graves pour une narration alertement enlevée.
Le racisme ordinaire dangereusement mis à distance
Le texte et l'image vont jusqu'à oser un humour risqué, au second, voire au troisième degré. Ainsi ne comparent-ils pas Quatre-mains-à-l'ouvrage, l'esclave acheté aux Iles Fagotin, à un singe : il est un singe, référence hasardeuse à des clichés communément répandus dans une société où le racisme le plus élémentaire allait souvent de soi. Et leur «singe» se réjouit de n'avoir pas été exhibé dans une cage, dansant sur du verre pilé, allusion révoltante aux indignes zoos humains des expositions et foires qui suscitèrent tant de curiosité malsaine.
L'écrivain guinéen Tierno Monénembo, dans sa récente fresque historique Le roi de Kahel qui a obtenu le Prix Renaudot en 2008, fait dire au Vicomte Sandeval «.. c'est une race primitive, bien plus proche du singe que nous...», et, à Gambetta : «Si je vous comprends bien, les singes d'Afrique poursuivront l'oeuvre de Platon et de Descartes...»
Aujourd'hui encore, circule sur le net un ignoble diaporama sur l'élection de Miss Univers où la Miss Congo, dénudée, arbore une tête de guenon.
Nombre de publications destinées à l'enfance tenaient de semblables discours. Il n'est que de se souvenir du Voyage de Babar (1932) ou de Tintin au Congo (1930). Pas de changement avec la loi de 1949 sur les publications pour le jeunesse car elle ne condamne pas le racisme. Il ne le sera qu'en 1954, après l'autonomie du Maroc et de la Tunisie.
Au mieux, on baignait dans le syndrome Banania, comme Pierre et son ami Ben-Oub, de Bonzac illustré par Pécoud (1954).
Au pire, telle image d'Epinal non datée nous racontait que «... le jeune Bamboula Dans son ravissement gambade comme un singe.»
Telle autre, qui vante Les Merveilles de la chirurgie, montre un dynamomètre greffé dans l'abdomen d'un indigène. La médecine, « non seulement conservait au nègre sa vie, mais lui donnait le moyen de la gagner. Il a fait, dit-on, fureur à la Fête de Saint-Cloud.»
Belle revanche sur ces abominations si abondamment véhiculées, Quatre-Mains-à-l'ouvrage est le véritable héros de l'histoire racontée par Prévert-François. C'est un singe, certes, mais éminemmenr sympathique, voluptueusement sybarite et astucieux au possible, et c'est de lui que viendra la libération des insulaires qui l'ont généreusement accueilli et préservé de toute discrimination.
Faire alors de l'immigré le héros positif d'une histoire pour les enfants est bien audacieux. Il faudra attendre 1964 pour que Robert Delpire, toujours inspiré, publie, illustré par Jacqueline Duhëme, Houpi le petit kangourou de Claude Roy, et 1970 pour que les Editions du Père Castor éditent, illustré par Michelle Daufresne, Vieux frère de petit balai qui met en scène, avec respect et fraternité, un balayeur noir. Certes, dans Étranges étrangers, paru en 1951, Jacques Prévert dénonçait les injustices sociales et raciales dont souffrent les immigrés mais ce texte était destiné aux adultes.
J'écris, disait Jacques Prévert, «pour faire plaisir à beaucoup et emmerder quelques-uns». En fait, un livre comme Baladar, à l'époque, a dû ... faire plaisir à quelques-uns et emmerder beaucoup!
Ne visitez pas l'exposition coloniale !
Les tracts surréalistes signés par Breton, Eluard, Char, Aragon et quelques autres ou l'exposition intitulée La vérité sur les colonies, à laquelle participèrent André Gide et Albert Londres, ne font pas d'ombre à la grande Exposition Coloniale de 1931 dont l' énorme succès reflète la popularité des idées colonialistes dans le grand public.Alors, bien sûr, le colonialisme n'est guère remis en cause dans les livres d'enfants.
Il y avait eu, certes, en 1919 , Macao et Cosmage d'Edy Legrand, premier titre pour enfants des jeunes éditions Gallimard. On ne sait pas si Jacques Prévert et André François ont pensé à ce chef d'oeuvre d'avant-garde en créant notre Baladar, ni même d'ailleurs s'ils le connaissaient. Les ressemblances sont cependant criantes : une île, des insulaires heureux dans un décor paradisiaque, l'intrusion de colons qui exploitent leurs richesses naturelles et dénaturent les paysages par leurs constructions. Mais le ton est très différent, et pas seulement en raison du contexte historique de la victoire sur les «Boches». Le texte, sa typographie et l'image de Legrand ne font pas dans la dérision, mais sont d'un lyrisme luxuriant. Les deux héros du livre forment un couple mixte, une noire et un blanc, sans doute fort dérangeants à l'époque, et leurs amours perturbées sont au centre du récit. Et, conclusion désenchantée de leurs aventures, ils ne trouveront le salut que par la fuite et le refuge dans un recoin préservé de l'île, et non par la révolte et l'expulsion des intrus. Le vent des indépendances ne souffle guère encore...
En 1943, Henri Monier et Pol Ferjac, deux collaborateurs du Canard Enchaîné, publient chez Gallimard les aventures de Zonca et Flox, deux enfants amis, un petit blanc et une négrillonne blonde, partis d'une île exotique pour découvrir ensemble le vaste monde.
En 1947, dans L'Opéra des girafes ou Scènes de la vie des antilopes de ses Contes pour enfants pas sages, Prévert vitupérait déjà les colonisateurs avec un humour noyé de tristesse et Bim le Petit âne publié en 1951 à partir du film de Lamorisse évoquait des enfants colonisés avec une sincère fraternité.
Mais, en dehors de quelques publications isolées, on trouve surtout des livres qui, dans la mouvance de l'Exposition Coloniale de 1931, puis de la Foire coloniale de 1948, entonnent un vibrant cocorico à l'Union Française et à son magnifique Empire. Des albums de timbres vantent la mission civilisatrice des colons, les livres scolaires évoquent «l'ombre amicale et tutélaire de notre drapeau» et «la grande et noble histoire» de cette communauté qui s'étend «sur un ensemble de pays plus vaste que l'Europe».
La romancière Madeleine du Genestoux, très lue dans le jeune public, s'extasie sur sa patrie qui «est partout où elle a planté le drapeau tricolore et où notre nation a apporté sa civilisation, sa langue, son esprit de justice et d'humanité» (Enfants de nos colonies, Hachette, 1938).
La presse enfantine et la Bande Dessinée continuent à louer les exploits des explorateurs et des « pacificateurs », René Caillé, Stanley et Livingstone, Bournazel, Gallieni, Savorgnan de Brazza ou Charles de Foucauld.
Marginale dans ce contexte éditorial cocardier, Lettre des îles Baladar, libertaire et contestataire, bouscule les conservatismes et garde, aujourd'hui encore, une tonique actualité.
L'île heureuse : fortune d'un thème
André François et Jacques Prévert ont été tous deux fascinés par les îles. Qui ne se souvient de l'évocation lyrique de l'île de Pâques dans Les Portes de la nuit? Et ce n'est pas un hasard si Christiane Abbadie-Clerc, directrice de la BPI du Centre Pompidou a confié, en 1987, à André François, la campagne de communication de l'exposition Iles.
Où se trouvent les îles Baladar ?
L'entourage de Prévert, conforté par la parenté phonétique, les situerait aux Baléares.
Les proches d'André François, qui avait épousé une anglaise, pensent à Sercq, l'une des îles anglo-normandes, destination d'escapades familiales.
La situation géographique des îles mythiques, Champs-Elysées, Hespérides, Atlantide, est, depuis Homère et Pline l'Ancien, un sujet de controverse. On ne résoudra pas cette énigme ici!
Les îles ont toujours été une source d'inspiration littéraire.
On pense au fabuleux Quart-Livre de Rabelais ou à la savoureuse inversion sociale de L'île aux esclaves de Marivaux, et plus encore aux romans lus par un jeune public, Robinson Crusoë de Daniel Defoë, L'île au trésor de Stevenson, Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift ou encore L'île mystérieuse de Jules Verne.
Lettre des îles Baladar, comme Piment Doux paru chez Albin Michel en 1943. se situe dans cette grande famille thématique, mais plus précisément dans la lignée des Iles Fortnnées, lieux privilégiés de l'Utopie, déjà vantées par Pline l'Ancien et si superbement peintes dans Macao et Cosmage...
S'il est un texte de référence que l'on doit à coup sûr citer, c'est sans conteste Le supplément au voyage de Bougainville de Diderot. Ce très réjouissant dialogue philosophique paru à titre posthume en 1796 traite d'un certain nombre de thèmes que l'on retrouve dans notre album. Le discours du vieillard proteste vivement contre les dégâts causés à Tahiti par l'amoralité des Européens, les lois arbitraires d'une civilisation qui assujettit les hommes et l'émergence de besoins factices qui troublent les joies simples de la vie naturelle, faite de tolérance, d'innocence et de liberté. André François, qui a illustré Jacques le Fataliste en 1946, se retrouvait dans les idées protestataires et le mépris des conventions exprimés par Diderot.
En 1971, Michel Tournier, avec Vendredi ou la vie sauvage, version pour la jeunesse de Vendredi ou Les Limbes du Pacifique, renouvelle le mythe rousseauiste du bon sauvage et met à mal les thèses colonialistes de Defoë.
Près de vingt ans après Baladar, livre décidément prophétique.
Janine Kotwica
2009
Parution le 23.03.2011
Jacques Prévert & André François - Lettre des Iles Baladar NRF - Le Point du Jour, 1952 – Gallimard J, 2007