Moritz Verlag: un éditeur allemand qui nage contre le courant et surprend depuis 25 ans
Moritz Verlag est la filiale germanophone de L’École des loisirs qui n’en fait qu’à sa tête depuis un quart de siècle. Plutôt que de souffler 25 bougies, son directeur Markus Weber raconte son parcours à travers 25 albums.
Moritz Verlag est la filiale germanophone de L’École des loisirs qui n’en fait qu’à sa tête depuis un quart de siècle. Plutôt que de souffler 25 bougies, son directeur Markus Weber raconte son parcours à travers 25 albums.
C’est une visite à la Foire du livre de Francfort, en 1964, qui donne l’idée à Jean Delas, Jean Fabre et Arthur Hubschmid de créer L’École des loisirs. Trente ans plus tard, dans la même ville, la maison d’édition française confie à l’ancien libraire Markus Weber sa filiale allemande, Moritz Verlag. Que pendant 25 ans, les lois du marché n’aient pas réussi à entamer la qualité des livres publiés sous le label Moritz, cela se fête!
Tout commence avec l’impressionnant 1. Chien bleu (Blauer Hund) de Nadja, qui fait partie des 14 titres du premier catalogue de la nouvelle maison d’édition en 1994. Le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung a beau publier une critique dithyrambique de l’album («un des plus beaux livres du XXe siècle»), jamais les ventes du Blauer Hund allemand (12 000 exemplaires) ne pourront concurrencer celles du Chien bleu français (600 000 exemplaires). Qu’importe: 25 ans plus tard, à la Literaturhaus de Francfort, c’est ce titre surprise que l’éditeur Markus Weber choisit de présenter en guise de cerise sur le gâteau d’anniversaire pour clore les festivités. «Tant que j’existerai, ce livre existera», commente le directeur de la branche allemande de L’École des loisirs.
Le premier programme de l’éditeur allemand contient également 2. Un beau livre (Die Bücherhasen) de Claude Boujon, qui est le premier titre de Moritz Verlag à avoir été épuisé. Mais c’est plutôt une exception, car les débuts sont loin d’être faciles. Certes, l’attention des médias a pu être attirée et les libraires ont commandé les livres de la nouvelle maison d’édition, mais le grand public semble les bouder. Comme l’a expliqué Arthur Hubschmid dans une interview[1] «Nager contre le courant n’est jamais facile, et le courant était définitivement contre nous. Le grand public allemand n’était pas encore prêt pour nos albums colorés à l’esthétique novatrice. Cela n’allait changer que très lentement».
Anaïs Vaugelade et Chen Jiang Hong
Bien sûr, quand vos propriétaires sont ceux de L’École des loisirs, les auteurs-illustrateurs francophones marquent votre vie. En 2000, paraît 3. Une soupe au caillou (Steinsuppe) d’Anaïs Vaugelade qui rencontre un grand succès et fait l’objet de plusieurs adaptations théâtrales. «Deux ans plus tôt j’avais publié 4. Laurent tout seul (Lorenz ganz allein), un livre qui explique que quand on est grand, on ne peut pas changer d’avis toutes les cinq minutes», commente Markus Weber avant d’ajouter: «c’est ce que je me suis souvent dit». Il est vrai que l’éditeur francfortois, malgré ses difficultés initiales, va faire preuve de ténacité avant de pouvoir finalement faire sa place dans le paysage de la littérature jeunesse germanophone et s’y établir comme un incontournable.
Un auteur de Moritz Verlag très apprécié par les critiques outre-Rhin est Chen Jiang Hong. Traduit en 2005, 5. Le prince tigre (Der Tigerprinz) récolte un rugissant succès. L’année précédente, 6. Le cheval magique de Han Gan (Han Gan und das Wunderpferd) s’est vu décerner le Prix allemand de littérature jeunesse dans la catégorie album.
Trois livres non francophones qui changent la donne
«Après quelques années», a expliqué Arthur Hubschmid lors d’une soirée festive organisée par Moritz Verlag pendant la dernière Buchmesse de Francfort, «nous avons décidé que notre filiale allemande publierait aussi des titres qui ne venaient pas de chez nous mais qui étaient peut-être davantage adaptés au marché germanophone». C’est ainsi que naît l’indépendance de la politique éditoriale dont jouit Markus Weber jusqu’à aujourd’hui. Et c’est fort heureux, car l’éditeur possède un grand talent pour en découvrir d’autres.
En 2006, trois livres – non francophones – changent la donne pour la maison d’édition allemande: 7. Nos petits enterrements (Die besten Beerdigungen der Welt) du Suédois Ulf Nilsson, 8. La course au gâteau (Die Torte ist weg) du Néerlandais Thé Tjong-Khing et 9. Bonne nuit, petit gorille (Gute Nacht, Gorilla) de l’Américaine Peggy Rathmann.
Le premier album, traduit par Ole Könnecke, connaît un grand succès, le second sera vendu 100 000 fois en allemand et le troisième est le bestseller absolu de Moritz Verlag. «Le titre avait déjà été publié en Allemagne par un autre éditeur mais quand, au Canada, je suis tombé par hasard sur une version cartonnée, j’ai eu le déclic», explique l’éditeur. C’est ce qu’on appelle avoir du flair: le petit gorille de Moritz dans sa version carton en est aujourd’hui à son 20e tirage.
Une arme à feu et des cartes du monde
Markus Weber continue évidemment de traduire des auteurs francophones de L’École des loisirs comme Dorothée de Monfreid avec 10. Nuit noire (In finsterschwarzer Nacht, 2009) – «un livre dont les enfants raffolent, mais qui fait peur aux parents» ou Catharina Valckx avec 11. Haut les pattes! (Pfoten hoch!) en 2011 – «notre seul album avec une arme à feu sur la couverture». L’éditeur privilégie toujours la qualité à la facilité, comme pour l’impressionnant 12. Nous, notre histoire (Wir und unsere Geschichte) d’Yvan Pommaux et Christophe Ylla-Somers. «Il faudrait encore citer Grégoire Solotareff ou Philippe Corentin, qui ont été très importants pour Moritz Verlag, ou Gerda Muller, qui l’est toujours», complète Markus Weber.
Parmi les albums non francophones qui marquent la vie de la maison d’édition francfortoise, citons 13. Ma vie heureuse (Mein glückliches Leben, 2011) de Rose Lagercrantz qui sera repris par L’École des loisirs deux ans plus tard, ou encore une découverte de Markus Weber en Pologne: 14. Cartes. Voyage parmi mille curiosités et merveilles du monde (Alle Welt. Das Landkartenbuch, 2013) du couple formé par Aleksandra Mizielinska et Daniel Mizielinski. Au-dessus de son bureau, Markus Weber a d’ailleurs accroché une carte de l’Allemagne tirée de l’atlas, un des albums de Moritz Verlag qui s’est le mieux vendu.
Akim court bien en Allemagne et Angela Merkel lit Zou
15. Akim court (Akim rennt, 2013) un des premiers – et un des meilleurs – albums sur le thème des réfugiés signé Claude K. Dubois connaît, malgré son délicat sujet, un succès inespéré en Allemagne et remporte même le prestigieux Prix de littérature de jeunesse allemande 2014 dans la catégorie album. Un an plus tard, Zou le zèbre compte la chancelière parmi ses lectrices! Entre une visite de la reine d'Angleterre et la tragédie grecque, Angela Merkel prend effectivement le temps de lire 16. La provision de bisous de Zou (Eine Dose Kussbonbons) dans un jardin d’enfants de la ville de Stralsund. L’idée est de promouvoir la lecture et la fondation dont c’est le but en Allemagne, la Stiftung Lesen. Son directeur explique aux enfants que «quand on peut lire, on peut devenir chancelière de l’Allemagne». Une action médiatique qui profite évidemment aux ventes des histoires de l’irrésistible petit zèbre de Michel Gay.
S’il y a eu des hauts, il y a aussi eu des bas en 25 ans. Le plus grand fiasco que l’éditeur francfortois avoue «n’avoir toujours pas compris» vient du Portugal: en 2015, le public allemand refuse obstinément de s’amuser avec le très ludique 17. Livre clap (Klapp auf, Klapp zu!) de Madalena Matoso. Que pena!
Une version audio de Pipikack de Stephanie Blake
Les germanophones sont en revanche prêts à s’amuser avec l’insolent lapin Simon. Markus Weber avoue qu’il a mis dix ans à se décider de publier Stephanie Blake… dont on compte aujourd’hui cinq titres en allemand. 18. Caca boudin (Pipikack) existe même dans une version audio et son trailer prouve l’internationalité de l’humour de Simon – enfin, de Stephanie Blake. Il convient de saluer le travail de Tobias Scheffel, qui a traduit Pipikack, mais pourrait également donner les interviews de Marie-Aude Murail en son absence tellement il connaît bien son œuvre. Il a su transposer dans la langue de Goethe d’innombrables albums francophones dans toute leur légèreté et leur acuité.
En 2017, alors que la France est le pays à l’honneur de la Foire du livre de Francfort, c’est le loup de 19. C'est moi le plus beau (Ich bin der Schönste im ganzen Land) de Mario Ramos, paru dix ans plus tôt, qui fait la une de la brochure publiée par l'éditeur allemand, preuve que cet album «qui plaît autant aux parents qu’aux enfants» n’a rien perdu de son actualité. L’année est faste pour les francophones et des talents comme la Belge Anne Brouillard, qui aime se perdre dans 20. La grande forêt (Der große Wald), ou le Français Edouard Manceau, qui chatouille un 21. Gros cornichon (Der wilde Watz), font leur apparition dans le programme de Moritz Verlag.
De l’Allemagne au monde francophone
Si Markus Weber a permis aux germanophones de goûter à de nombreuses saveurs de la littérature jeunesse francophone, le voyage s’est parfois fait en sens inverse. L’autrice-illustratrice Antje Damm, qui pose une multitude de questions passionnantes dans 22. Dis-moi (Frag mich), raconte une amitié touchante entre un petit garçon et une vieille dame dans 23. La visite (Der Besuch) et traite de la thématique de la patience dans 24. En attendant Goliath (Warten auf Goliath), en constitue un excellent exemple. De même, le petit lapin du Francfortois Jörg Mühle, qui doit aller au lit, au bain ou se faire consoler, a réussi à franchir de nombreuses frontières. Débutée par 25. Au lit, Petit Lapin! (Nur noch kurz die Ohren kraulen?), la série de cartonnés est publiée en français par Pastel, la filiale belge de L’École des loisirs.
Avec une équipe très réduite, Markus Weber publie une vingtaine de titres par an. Des albums «qui ne peuvent pas ennuyer, qui doivent surprendre». Pour ses 25 ans, et malgré l’illectronisme de son directeur qui privilégie le papier à la toile, Moritz Verlag s’est offert un compte Instagram qui vaut le détour. Sinon, Markus Weber, qui est plus doué pour raconter un livre pour enfants que pour tenir un discours grandiloquent, dit juste «vouloir continuer à faire de bons livres». Avant de préciser: «C’est assez difficile comme cela».
[1] Deutschlandfunkkultur, 9 février 2019.