À Neuchâtel, un Rat Conteur se plie en quatre pour les petits lecteurs

En franchissant le pas de la porte, on laisse derrière soi le tintamarre des bus et des voitures pour trouver refuge dans un cocon confortable. Les locaux sont lumineux et d’amples allées permettent de circuler facilement entre les grandes étagères blanches où sont soigneusement rangés les livres, bandes dessinées, jeux et jouets. Surtout, on est accueilli dans une atmosphère décontractée par deux libraires aux larges sourires. On sent qu’elles adorent leur métier. Pourtant, l’une avait entamé des études d’infirmière et l’autre se destinait au marketing; mais leur goût pour les livres a vite pris le dessus.

Si on demande à Marie-Anne Aeby combien d’enfants elle a, elle répond qu’elle en a trois: ses deux filles de 8 et 11 ans, ainsi que son magasin. À 42 ans, la Fribourgeoise se souvient des ouvrages qui l’ont fascinée quand elle était petite. Émerveillée par Le bon gros géant puis par L’histoire sans fin, elle a développé un gros appétit pour la lecture, sans se douter qu’elle en ferait son métier. Jeune adulte, elle envisage d’abord de travailler comme infirmière ou dans le domaine social, avant de s’apercevoir que cela ne lui convient pas. C’est ainsi qu’un proche lui suggère la profession de libraire. Elle tâte le terrain par un stage d’une semaine dans une librairie à Fribourg, Librophoros. «Ça a été la révélation!», se souvient-elle. Son apprentissage se déroule donc là-bas, où elle travaillera durant une décennie.

Rat des champs puis rat des villes

Après quelques années de pratique, Marie-Anne Aeby nourrit l’envie de voler de ses propres ailes. Elle réduit son taux de travail pour exercer à temps partiel, afin de consacrer une moitié de la semaine à son projet. Entretemps, l’amour l’a amenée à venir habiter en terres neuchâteloises. C’est donc à Saint-Blaise (NE), petite localité du littoral, qu’elle fonde sa propre librairie en 2008. Commencer dans un village lui permet de profiter d’un loyer raisonnable, le temps de se constituer une clientèle. Par la suite, elle transfère sa librairie à Neuchâtel, en novembre 2010. Le centre-ville s’avérant trop onéreux, elle l’installe un peu plus loin, rue Pierre-à-Mazel – un quartier à fort trafic automobile et proche d’un centre commercial, mais aussi des lycées, qui constituent une clientèle appréciable.

Cet automne-là se révèle encore plus mouvementé que prévu pour la libraire, puisque quelques semaines après ce déménagement, elle apprend qu’elle est enceinte de son premier enfant. Il lui faudra bien de l’énergie pour tout mener de front. Marie-Anne Aeby bénéficie aussi du soutien précieux apporté par son mari depuis le début, tant sur le plan matériel que par ses encouragements et ses conseils pragmatiques. «Tout cela n’aurait pas été possible sans lui», souligne-t-elle avec reconnaissance.

Petit à petit, Le Rat Conteur fait son nid dans le chef-lieu cantonal. Mais voilà qu’une autre librairie indépendante s’installe au sein du centre commercial situé à quelques pas de là. Puis, une poignée d’années après, la Fnac débarque. «On a eu peur, mais finalement, ça ne nous a pas beaucoup porté préjudice», commente Marie-Anne Aeby, avant d’ajouter: «On est sur des créneaux différents, chacun peut avoir sa place.». Elle s’applique à se démarquer par des choix de livres réfléchis et originaux pour les enfants et les adolescents. Dans sa librairie, on ne trouvera que très peu de produits liés aux dessins animés célèbres. Même les adultes peuvent trouver de quoi se mettre sous la dent dans un petit rayon qui leur est dédié, ou en passant commande.

L’accueil des clients est particulièrement personnalisé. «À force, on connaît leurs prénoms et ceux de leurs enfants, leurs âges, ce qu’ils aiment. On peut aller vraiment loin dans le service et, parfois, ça nous prend beaucoup de temps – mais c’est aussi sûrement ce qui plaît», observe la gérante. Après bientôt quinze ans d’existence, Le Rat Conteur a réussi à tisser une continuité. D’ailleurs, certains jeunes qui fréquentaient la librairie à Saint-Blaise quand ils étaient petits sont désormais lycéens et reviennent dans celle de Neuchâtel, sans leurs parents. De plus, beaucoup de clients sont des «consommateurs-citoyens», estime Marie-Anne Aeby, qui veulent clairement soutenir les petits commerces.

La librairie cultive sa présence sur internet et sur les réseaux sociaux. «Finalement, le marketing est utile quand même…j’aurai pas étudié ça pour rien!», rigole Morgane Bratschi, 26 ans, engagée en 2020. La jeune femme avait quitté son Jura bernois pour l’Angleterre, afin d’y suivre un cursus dans ce domaine commercial. Mais sur place elle a été rattrapée par sa passion pour les livres, en particulier lors d’un job de vacances dans la chaîne de librairies Waterstones et en faisant du bénévolat à l’occasion des défis-lecture d’une bibliothèque. De retour en Suisse, elle a donc postulé à la fois dans le marketing et comme libraire. «Vendre des assurances, ça allait pas le faire. J’aurais dépéri», confesse la jeune libraire.

Un univers enchanteur et des activités à foison

Sur leur blog, les deux libraires publient chaque mois une sélection de livres sur un thème donné, ainsi qu’une liste de nouveautés. Et dans leurs locaux, trois à quatre fois par an, elles organisent des présentations des nouveautés pour les bibliothécaires de la région. «Ça prend beaucoup de temps mais c’est gratifiant – et les commandes suivent», souligne Morgane Bratschi. Les bibliothèques constituent en effet une clientèle importante.

La librairie se profile aussi par son identité visuelle. En tons pastel, une joyeuses bande d’animaux, imaginés par Anaïs Krebs, illustratrice neuchâteloise, font équipe: le rat «Rufus Rattus, marchand d’aventures» et la renarde «Edmée Goupil, livreuse de merveilles», mais aussi la chouette «Octavia Hulotte, feuilliste visionnaire», la loutre «Poema Mustelida, bibliothécaire lacustre» et le chat «Magnus Felis, gardien des mystères». Ces personnages reflètent bien l’élan des libraires à partager mille et un trésors via différents canaux.

Le Rat Conteur propose notamment un abonnement, L’Abo du Goupil, sur 3, 6 ou 12 mois, qui permet de recevoir mensuellement un livre dans sa boîte aux lettres, adapté à la tranche d’âge et accompagné de petites surprises, telles que des marque-pages et des autocollants. «Ça faisait des années que j’avais ça en tête, et ça s’est concrétisé pendant le confinement», explique Marie-Anne Aeby. La librairie organise en outre des ateliers à thème: par exemple des bricolages nature, une lecture de contes, ou encore des cafés-parents, avec des animateurs et animatrices de la région.

Nouveau déménagement pour plus d’espace

Le Rat Conteur a fini par se sentir à l’étroit dans ses locaux de 70m². «C’était tellement petit qu’on devait marcher en crabe», raconte Marie-Anne Aeby. La libraire rêvait de trouver un espace où les clients circuleraient librement avec une poussette et aussi de disposer d’un atelier à part entière, en plus des surfaces de vente et de stockage. L’occasion s’est présentée lorsqu’une imprimerie a fermé dans la même rue. C’est littéralement à la porte d’à côté que les libraires ont déménagé, pour redéployer le magasin dans 170m².

Alors que les affaires marchaient très bien pendant la pandémie, elles se sont tassées en 2022; petit bémol que l’on espère passager. Les gens semblent avoir déplacé leurs dépenses vers d’autres secteurs, note Marie-Anne Aeby, en constatant qu’«il faut donc tout le temps rester actifs, leur montrer qu’on est là, leur donner envie». Que ce soit un club de lecture ou des animations autour du livre, elle imagine déjà de nouvelles pistes à foison… tout en se raisonnant, car mieux vaut doser son énergie et ne pas s’éparpiller. «On se complète bien. Moi, j’ai plein d’idées, je suis au pays des Bisounours», dit-elle. «Et moi, je suis un peu la rabat-joie qui dit: "réfléchis bien!", "pense à l’argent!"», rebondit Morgane. Et leurs éclats de rire résonnent à travers cette librairie, où règne décidément une bonne humeur communicative.

---

Infos pratiques
Le Rat Conteur
Pierre-à-Mazel 2
2000 Neuchâtel