Pas de branches sans racines. La transmission intergénérationnelle à travers les albums pour la jeunesse
Les relations intergénérationnelles dans la littérature jeunesse (et au-delà) 3
Les relations intergénérationnelles dans la littérature jeunesse (et au-delà) 3
«Savoir d’où l’on vient, c’est comme avoir des racines. Et les enfants comme les arbres ont besoin de leurs racines pour grandir»[1]. La conjugaison des générations est essentielle pour intégrer le passé de la mémoire familiale au présent et permettre de composer l’avenir. L’analyse de quarante albums va, dans cet article, tenter de présenter la diversité des transmissions, leurs barrières et leurs supports.
Transmettre vient du latin «mittere» (envoyer) et «trans» (au-delà), et exprime étymologiquement l’idée de traversée. «La transmission est une opération ou un acte de passation: on transmet un savoir-faire, un savoir-être, de la culture, des croyances, des valeurs, mais aussi des contenus psychiques, des formations inconscientes» (Espinoza, 2019)[2]. Ancelin Schützenberger (2015)[3] distingue deux grands types de transmissions: la transmission intergénérationnelle est pensée et parlée, elle est consciente et explicite; la transmission transgénérationnelle n’est pas dite, il s’agit des secrets, des non-dits.
Les grands-parents sont considérés comme étant les représentants du lien intergénérationnel, et occupent des rôles essentiels au sein de la famille. Ils sont souvent impliqués dans la vie familiale grâce à leur solidarité sous forme d’aide financière ou de service rendu. Ils soutiennent les parents dans la garde des enfants. Complices, amuseurs et indulgents en premier, ils sont éducateurs en second. Témoins du temps qui passe, ils apprennent aux plus jeunes la succession des générations et la mortalité humaine. Segalen (2019)[4] les présente comme les détenteurs de l’histoire familiale, qui assurent la fonction de transmission du passé et aident l’enfant à s’inscrire dans une lignée: «la mémoire offre à l’individu la ressource de s’enraciner dans quelque chose qui lui préexiste». La nécessité de la transmission se trouve aujourd’hui exacerbée par l’évolution de la famille et la diversité des configurations familiales. La tendance vers un modèle de famille nucléaire réduit significativement le champ de transmission de l’histoire familiale (Campagne-Alavoine (2012)[5].
Mietkiewicz & Schneider (2002)[6] considèrent que la littérature enfantine n’est pas un simple véhicule d’histoires et de récits, mais aussi un support de transmission éducative et culturelle. Selon Bonnery (2010)[7], les contenus de la transmission ont significativement évolué, passant d’histoires au premier degré telles que des contes traditionnels à l’évocation au second degré d’éléments culturels. L’album n’est plus uniquement une source de lecture, mais va permettre des échanges qui seront potentiellement vecteurs de transmission. Les albums jeunesse traitent abondamment de la relation intergénérationnelle et tout particulièrement du lien privilégié et de la complicité entre les générations. Ils relatent des événements heureux comme les vacances des petits-enfants, mais aussi des moments plus tragiques tels que la solitude, la vieillesse, la maladie et la mort. La littérature jeunesse de la grand-parentalité ressemble à une littérature du souvenir. C’est aussi une littérature de l’héritage et de la transmission.
A l’occasion du dossier thématique intergénérationnel, cet article traite de la transmission représentée à travers quarante albums destinés aux jeunes de moins de neuf ans. Dans le cadre de cette analyse, nous avons décidé de limiter la transmission intergénérationnelle au cercle familial et de ne pas inclure la deuxième génération (les parents). Le choix des albums s’est porté principalement sur des ouvrages primés, en particulier par le Prix Chronos de Littérature. Les titres retenus sont majoritairement récents et disponibles dans le catalogue des maisons d’édition.
Passé présent
Dans une période où la notion de famille se perd au profit des individus, l’engouement pour la généalogie atteste de la nécessité de se réapproprier la mémoire familiale pour mieux appréhender le présent (Le Figaro, 2 mai 2010)[8].
Ricœur (2000)[9] a étudié la mémoire, «faculté cognitive permettant à l’homme de se représenter le passé au sein du présent». La mémoire spontanée ou involontaire permet de revivre le passé (la fameuse madeleine de Proust) tandis que la mémoire volontaire permet de restituer le passé en faisant appel à la mise en mémoire et aux rappels des souvenirs.
Neuburger (1995)[10] définit la mémoire familiale comme «un processus de sélection de ce qu’il convient d’oublier pour soutenir, maintenir, transmettre le mythe d’un groupe familial». Coenen-Huther (1994)[11] donne une définition plus pratique: «l’ensemble des souvenirs que tout individu, à un moment donné, possède à propos de sa famille d’origine». Elle recouvre de multiples dimensions allant de la simple anecdote personnelle au récit d’un événement collectif plus tragique.
a. Savoirs
Les albums les plus stéréotypés abordent la transmission du savoir-faire des grands-parents: Mamie partage son goût pour la cuisine ou le tricot tandis que Papy transmet sa passion pour le jardinage ou le bricolage. Dans Histoire de chocolat, un petit garçon vit un moment de complicité avec sa Mamou autour de la préparation de sa première mousse au chocolat. Le tricot est une histoire tendre sur la passation entre générations de l'art du tricot. Madeleine pourra ainsi réaliser une écharpe constituée de bouts de laine correspondant chacun à des moments de vie. Le récit en forme de randonnée Les aoûtiens élève haut l’imaginaire enfantin pour une lecture en deux plans, décalée et énigmatique. Alors qu’un ancien maçon vante doctement les mérites de son potager, le regard de son petit-fils Pierre est attiré par des événements inédits. Maminette, quant à elle, convie Tim à une leçon de jardinage plus actuelle et invite l’enfant à devenir un éco-citoyen (Les secrets du potager: planter une graine pour mieux manger).
A la manière de contes initiatiques, d’autres albums décrivent des grands-parents porteurs de savoir-être, valeurs essentielles du développement personnel. Papi, amoureux des peupliers, transmet sa joie de vivre à sa descendance (Mon papi peuplier). Dans une véritable ode à la nature, Pépé Léon, un peu misanthrope, apprend à sa petite-fille à profiter des petits bonheurs et à ressentir la fragilité des choses simples (Le parfum des grandes vacances). Dans un jardin enchanteur aux motifs japonais chatoyants et aux animaux merveilleux, le grand-père de Miyuki l’initie à profiter du moment présent. Merci, Miyuki! amène les enfants sur le chemin de la méditation, thème devenu un véritable phénomène de société dans l’édition bien qu’encore peu présent dans l’album jeunesse. Enfin, le temps d’un trajet en bus jusqu’au Terminus, une mamie, à l’altruisme joyeux et naturel, révèle à son petit-fils les beautés de la vie et le charme discret de la citoyenneté.
b. Traditions
L’album peut être une invitation au voyage pour offrir un trait d’union avec le pays de ses ancêtres et découvrir ses origines. Dans le respect des rites traditionnels, Sori se réunit en famille dans son village natal pour célébrer Chuseok, fête nationale coréenne de la moisson (Sori et la lune d’automne). Le secret du clan ne se limite pas au simple dévoilement d’une énigme teintée de fantastique. Le récit autour du festival O-Bon tient plus de la transmission d’un héritage culturel, de la recherche du sacré d’un Japon ancestral au-delà des générations. Sur un mode onirique, Liam et le serpent arc-en-ciel est le seul album qui traite de la transmission transgénérationnelle. Au cœur d’une légende provenant du Temps du Rêve, le grand-père amène Liam à la découverte de l’art aborigène et de ses symboles. Un dernier album propose une plongée dans l'Afrique traditionnelle pour explorer le sujet universel des liens puissants entre les descendants et leurs ancêtres. Grand-père Moulika, le chef du village, rapporte à son petit-fils une croyance africaine: chacun a son double animal, même le coq solitaire.
Certains albums évoquent les traditions familiales et sont l’occasion d’un retour dans la culture de l’enfance. Un homme, porteur de la berceuse Je t’aimerai toujours chantée par sa mère, fredonne à son tour le refrain à son bébé. Dans une autre histoire, Grand-père explique à son petit-fils la recette des souvenirs qui lui permettra de conserver les moments vécus avec sa famille. Le titre de l’album Mon arbre est révélateur de la pratique courante de planter un arbre pour la naissance d’un bébé. Témoin complice des anniversaires et symbole de la vie qui passe, il grandit au même rythme que l’enfant. Au fil des années, la famille s’agrandit, le marronnier s’épanouit et développe ses branches... à la manière de l’arbre généalogique. Dans l’album Un marron dans la poche, ce n’est plus l’arbre mais son fruit qui est sujet d’un rituel. Le narrateur perpétue une habitude héritée de son passé. A l’approche de l’automne, il continue de collecter des marrons, parce qu’ils sont jolis, brillants et qu’ils portent chance, comme une sorte d’hommage à sa mutti disparue.
c. Histoires
Les enfants ont du mal à saisir la notion du temps qui passe et n’imaginent pas que leurs ascendants ont été des enfants. Peu d’albums explorent le parcours de vie des aïeux. L’histoire en vert de mon grand-père et Le visage de Mamina, l’un habillé de vert, l’autre de rose, retracent habilement les moments marquants de l’histoire familiale. Dans le premier titre, un petit garçon déambule dans un jardin merveilleux et se balade dans la mémoire de son bisaïeul. Les extraordinaires topiaires de cet artiste extravagant illustrent magnifiquement sa vie passée. La dernière page laisse imaginer que l’arrière-petit-fils saura cultiver le souvenir. Dans le second titre, la fête d’anniversaire de Mamina est propice à un dialogue entre une fillette et sa grand-mère. Les rides qui parcheminent le visage de l’aïeule sont les marques indélébiles de moments heureux ou tragiques… Dans un autre échange, Raconte encore grand-mère!, les événements biographiques de la grand-mère s’inscrivent dans le souvenir pour être à jamais conservés dans la mémoire familiale. À travers une fresque de 16 tableaux, le leporello Racines offre une traversée de la vie, un témoignage concis qui transcende le temps et plonge le narrateur à la source de son identité.
La lecture d’albums est aussi l’occasion de transmettre la grande histoire, en faisant référence à des événements historiques majeurs qui ont laissé des traces dans la famille. Un enfant franco-allemand déterre inopinément le casque d’Opapi, un casque de soldat de la Première Guerre mondiale. Papi Jean en profite alors pour lui raconter, à partir de la correspondance de son propre grand-père Émile, la réalité du conflit de 1914-1918. Inspiré d'une histoire vraie, l’album La robe rouge de Nonna relate l’instauration de l’état fasciste totalitaire de Mussolini en 1922 et la cruauté des Chemises Noires qui contraignit la famille à émigrer en France. Le fil de soie se base sur les mêmes éléments de fiction, une chanson et une robe, pour traiter de la déportation tzigane pendant la Seconde Guerre mondiale de 1939 à 1945. Parce que le récit est trop douloureux pour être raconté avec des mots, Mamilona dénoue les fils de ce passé mystérieux d’une manière très originale. Enfin, Pépé Luis est un grand-père sans enfance qui a fui la guerre civile en Espagne en 1936. Il a de nombreux talents, dessine comme le Douanier Rousseau mais ne sait ni lire ni écrire et accommode les expressions pour mettre les poings sur les îles.
Futur compromis
La transmission peut être interrompue pour diverses raisons plus ou moins sérieuses: le refus de transmettre pour des questions d’individualisme ou de genre, par exemple. Papi chocolat incarne les «nouveaux grands-parents». Grand-père dynamique et ancien chocolatier à la retraite, il a l’intention de profiter de son temps libre sans s’embarrasser de sa petite-fille Salomé. La ténacité de la fillette aura raison du grand-père qui finira par lui apprendre la recette de ses ganaches en sucettes. Dans l’album Li, la petite calligraphe, une petite chinoise rêve de devenir calligraphe mais cet art ne se transmet qu’entre hommes. Face à cette injustice, sa grand-mère Zi a une idée pour qu’elle puisse devenir l’élève de son grand-père Wan Ling, maître en la matière.
La problématique des secrets de famille s’exprime aussi à travers la littérature pour la jeunesse. Les travaux d’Ancelin Schützenberger (2004)[12], qui est à l’origine de la psychogénéalogie, ont montré que les transmissions invisibles sont sources de maux psychiques chez les descendants. Serge Tisseron (2019)[13] explique que pour protéger la famille et les enfants trop petits, les secrets traumatisants peuvent perdurer sur plusieurs générations. Les secrets suintent et l’enfant cherche à percer le mystère, il est préférable de les révéler une fois que celui-ci grandit. Les livres La robe rouge de Nonna et Le fil de soie lient un secret familial avec des faits historiques et traitent d’un événement établi à la génération des grands-parents. Dans le pastiche du célèbre conte, l'arrière-arrière-petit-fils de Barbe-Bleue tente de faire disparaître l’histoire de son ancêtre pour effacer la honte d’un étage générationnel plus éloigné et remédier à la mauvaise réputation qui l’empêche de trouver une épouse.
Beaucoup d’albums abordent un sujet auquel les enfants peuvent se trouver confronter: les défauts mnésiques et la maladie d'Alzheimer dont souffrent de nombreuses personnes âgées. Ils tentent d’expliquer avec délicatesse les pertes de mémoire inhérentes à la vieillesse, les absences, l’oubli. Diverses émotions sont évoquées: l’inquiétude et l’incompréhension de l’enfant de ne pas être reconnu, la colère, la tristesse et enfin l’acceptation. La transmission passe parfois par un objet porteur de souvenirs, tous les membres de la famille possèdent des ballons, les ballons du souvenir. Quand ceux de Papi s’envolent au fur et à mesure que sa mémoire s’efface, son petit-fils s’engage à garder la mémoire de son grand-père et à la transmettre aux générations futures. Emma et sa mamie, quant à elles, découvrent un lieu magique, la forêt des souvenirs, où sont préservés les odeurs et les souvenirs passés et oubliés. Elles plongent dans l'ancienne vie de la grand-mère et élaborent des stratégies pour conserver le lien très fort qui les unit. L’album Le magasin de souvenirs rappelle aussi la nécessité de créer des souvenirs. Célia décide de consigner dans un récit les souvenirs de sa bisaïeule Mamine.
La littérature de la grand-parentalité est aussi celle de la mort qu’il faut expliquer à l’enfant, le décès des aïeux étant souvent la première expérience traumatique des enfants avec la mortalité humaine. Le thème de la transmission permet d’aborder la question du souvenir des proches disparus, de ce qui est laissé en héritage. «[La transmission] dépasse la mort dans la mesure où elle se poursuit, même si son objet se déforme au cours du temps, bien au-delà de la disparition de ses premiers "détenteurs"» (Godlbeter-Merinfeld, 2007)[14]. Loin des tumultes de la vie courante, l’album Le jardin des ours fait l’éloge des moments ordinaires de la vie, instants précieux partagés avec Papi et Pépé. Un petit ours s'invente un jardin luxuriant pour se remémorer ses deux grands-pères et s’éloigner paisiblement pour reprendre son propre chemin. Le livre J’ai laissé mon âme au vent est une magnifique métaphore sur la pérennité du lien affectif. Un grand-père adresse à son petit-fils un message d’amour sous la forme d’un poème: malgré sa disparition, il sera toujours présent dans ses souvenirs. Une jeune fille chemine dans la campagne sur les sentiers perdus, chemins jadis parcourus avec son grand-père qui vient de disparaître. La nature fait resurgir les enseignements transmis, la joie des moments de partage et lui permet d’apprivoiser son deuil. Dans l’ouvrage Mon miel, ma douceur, Zhora lègue une tunique brodée, trace de son affection et objet transitionnel, pour atténuer la peine de sa petite-fille Khadija.
Traces du passé
Le processus de construction et de transmission de la mémoire familiale s’appuie sur des médiateurs du souvenir. Pour de Gaujelac (2012)[15], «la mémoire familiale est constituée de récits, d’albums de photos, de films, d’objets, de traces multiples qui constituent le terrain à partir duquel "on se reconnait"».
Dès l’aube de la modernité, les écrits du for privé (aussi appelés ego-documents) tels que les livres de compte, les livres de famille, les carnets, les journaux, les mémoires et les autobiographies ainsi que les correspondances, témoignent de pratiques mémorielles au sein de la famille (Francis & Cadei, 2012)[16]. La fonction de biographe de l’aïeul s’inscrit dans un projet de transmission de la mémoire familiale. Les échanges épistolaires sont mentionnés dans quelques ouvrages cités dans cet article. Dans un courrier testament, La lettre de mon grand-père, celui-ci adresse un manifeste écologiste à sa petite-fille. Chaque année à Noël, Mia, devenue grande, lit la lettre à ses enfants et s’attache à transmettre le message optimiste et responsable vis-à-vis de la cause environnementale.
Les photos, encadrées, regroupées dans un album ou rassemblées dans une boîte, sont de véritables trésors que les livres jeunesse ne manquent pas de représenter. Dans de nombreux ouvrages précédemment cités dans cet article, des clichés imprimés sur papier noir et blanc ou sépia permettent d’évoquer un temps révolu. Par ailleurs, la consultation des albums photos est une occasion rituelle d’évoquer la chronique familiale et de la transmettre aux jeunes générations (Maresca, 2004, cité par Francis, 2012)[17]. À l’image de Mon extraordinaire histoire de famille, un petit garçon prend «le gros album vert […] dans la bibliothèque» pour parcourir la saga familiale, assis sur les genoux de son grand-père. Au fil des pages, l’enfant traverse toutes les générations tandis qu’il laisse vagabonder son imagination.
«[…] l’objet matériel [..] agit aussi sur la mémoire» (Turgeon, 2007)[18]. L’objet entre dans le processus de mémorisation, il est réceptacle de mémoire. Muxel (1996)[19] montre que certains objets témoignent de l’histoire familiale, rappellent l’enfance ou des personnes décédées. Dans l’album La couverture: une histoire en petits carreaux (de tissu), l’objet mémoriel a une valeur affective inestimable. Plutôt que des palais, des tableaux de peintres ou des bijoux, les enfants se disputent l’héritage d’une couverture composée de centaines de morceaux de tissu, tous uniques par les anecdotes qu’ils racontent. De la même manière, l’écharpe de Grand-maman Léa tricotée à partir de petits bouts de laine représente le patrimoine familial (Le tricot). Certains objets en lien avec le plus jeune âge, et tout particulièrement les jouets, inscrivent l’enfant dans la lignée. Dans Souvenirs de Gibraltar, papy et sa petite-fille Gaufrette partent sur les traces du passé à la recherche d’un trésor enterré: un ours bleu «bien amoché», souvenir d’enfance. L’album L’attrape-lune propose un autre symbole de transmission: le chapeau rouge que papy porte toujours sur sa tête. «Un jour, plus tard», il le donne à son petit-fils qui assure désormais la relève et invente des nouvelles anecdotes tout aussi folles. Le conte yiddish Le schmat doudou raconte l’attachement affectif de Joseph à une couverture, objet transitionnel offert à la naissance par son grand-père tailleur. Des années plus tard, Joseph, devenu adulte, décide d’écrire pour se souvenir de cette histoire.
Perspectives à venir
La pandémie de Covid-19 et l’isolement subséquent des grands-parents a mis en évidence l’importance du lien intergénérationnel mais aussi de la transmission. Les aïeux sont traditionnellement considérés comme les dépositaires du patrimoine familial à transmettre aux futures générations.
Les grands-parents ont leur place bien à eux dans la littérature de jeunesse. Les albums sont nombreux à mettre en scène la relation profonde et affectueuse entre les générations, mais beaucoup plus minoritaires quand il s’agit d’aborder le rôle de transmission. La sélection d’ouvrages de cet article démontre pourtant l’ampleur de la thématique, qu’il s’agisse de son contenu, ses barrières ou ses supports. Il importe encore de relever que la maladie d’Alzheimer est sur-représentée par rapport à la réalité tandis que la problématique des secrets familiaux demeure taboue. La qualité littéraire et graphique de certains titres justifierait qu’ils soient réédités pour rester disponibles plus longtemps.
Les albums mettent en jeu des personnages humains, et non des animaux anthropomorphes qui introduiraient une mise à distance contraire à la thématique. Alors que les grands-parents qui assurent la garde des petits-enfants sont présentés en couple, ceux qui endossent le rôle de la transmission apparaissent souvent seuls, en relation binaire avec un petit-enfant (sans affinité particulière pour un genre).
L’analyse des ouvrages, pourtant récents, révèle une distorsion entre les représentations des personnes âgées et la réalité observée. Les aïeux des albums sont très stéréotypés: les descriptions physiques sont désuètes (cheveux blancs, chignon, vêtements classiques, canne…), Mamie cuisine et tricote pendant que Papy jardine et bricole! Les étapes de la vie sont très traditionnelles: naissance, rencontre, mariage, famille… Il y a encore très peu d’ouvrages qui prennent en compte les modes de vie des «nouveaux grands-parents», des personnes âgées en bonne santé, dynamiques et actives, avec des loisirs pour elles-mêmes, divorcées voire amoureuses…
Les sujets de transmission intègrent peu les préoccupations responsables, le respect de l’environnement ou le développement durable. Les albums photos papier continuent d’être le support privilégié de la transmission alors que l’avènement de la photographie digitale a permis de démultiplier le nombre de traces iconographiques.
L’offre éditoriale saura-t-elle évoluer pour s’adapter aux mutations sociétales et à l’ère numérique?
Liste des livres cités dans l’article
- Histoire de chocolat, de Fani Marceau et Christine Davenier, Kaléidoscope, 2019.
- J’ai laissé mon âme au vent, de Roxane Marie Galliez et Eric Puybaret, La Martinière Jeunesse, 2013.
- Je t’aimerai toujours, de Robert Munsch et Camille Jourdy, Les éditions des éléphants, 2020.
- L'arrière-arrière-petit-fils de Barbe-Bleue, de Bruno Heitz, Le Genévrier, 2020.
- L’attrape-lune, de Séverine Vidal et Barroux, Mango Jeunesse, 2016.
- L’histoire en vert de mon grand-père, de Lane Smith, Gallimard Jeunesse, 2012.
- La couverture: une histoire en petits carreaux (de tissu), d’Isabel Minhós Martins et Yara Kono, Notari, 2012.
- La forêt des souvenirs, de Rachel Ip et Laura Hughes, Kimane, 2021.
- La lettre de mon grand-père, de Michael Morpurgo et Jim Field, Gallimard Jeunesse, 2019.
- La recette des souvenirs, de Jean Tévélis et Eva Chatelain, Alice Jeunesse, 2016.
- La robe rouge de Nonna, de Michel Piquemal et Justine Brax, Albin Michel Jeunesse, 2013.
- Le coq solitaire, d’Alain Mabanckou et Yuna Troël, Seuil Jeunesse, 2019.
- Le casque d’Opapi, de Géraldine Elschner et Frédéric Sochard, L’Élan vert, 2014.
- Le fil de soie, de Cécile Roumiguière et Delphine Jacquot, Thierry Magnier, 2013.
- Le jardin des ours, de Fanny Ducassé, Thierry Magnier, 2015.
- Le magasin de souvenirs, de Jeanne Taboni Misérazzi, Didier Jean, Zad et Isaly, Utopique, 2012.
- Le parfum des grandes vacances, de Thibault Prugne, Margot, 2019.
- Le schmat doudou, de Muriel Bloch et Joëlle Jolivet, Syros, 2013 (réédition).
- Le secret du clan, de Gilles Baum et Thierry Dedieu, HongFei Cultures, 2020.
- Le tricot, de Jacques Goldstyn, La Pastèque, 2021.
- Le visage de Mamina, de Simona Ciraolo, Gallimard Jeunesse, 2017.
- Les aoûtiens, d’Olivier Douzou et Frédérique Bertrand, Rouergue, 2019.
- Les ballons du souvenir, de Jessie Oliveros et Dana Wulfekotte, Circonflexe, 2020.
- Les poings sur les îles, d’Elise Fontenaille et Violeta Lópiz, Rouergue, 2011.
- Les secrets du potager: planter une graine pour mieux manger, de Virginie Le Pape et Julia Spiers, Casterman, 2021.
- Les sentiers perdus, de Stéphanie Demasse-Pottier et Mathilde Poncet, Hélium, 2018.
- Li, la petite calligraphe, de Sandra Nelson et Catherine-Jeanne Mercier, Belin, 2006.
- Liam et le serpent arc-en-ciel, de Danièle Fossette et Bénédicte Nemo, Cipango, 2019.
- Merci, Miyuki!, de Roxane Marie Galliez et Seng Soun Ratanavanh, La Martinière Jeunesse, 2018.
- Mon arbre, de Mélanie Edwards et Émilie Angebault, Albin Michel Jeunesse, 2018.
- Mon extraordinaire histoire de famille, d’Élisa Sartori, Éditions du Trésor, 2019.
- Mon miel, ma douceur, de Michel Piquemal et Élodie Nouhen, Didier Jeunesse, 2019 (réédition).
- Mon papi peuplier, d’Adèle Tariel et Jérôme Peyrat, Talents Hauts, 2015.
- Papi chocolat, de Didier Jean et Zad, Utopique, 2017.
- Racines, de Marianne Ferrer, Monsieur Ed, 2016.
- Raconte encore grand-mère!, de Marido Viale et Xavière Broncard, Samir, 2014.
- Sori et la lune d’automne, d’Uk-bae Lee, Syros, 2007.
- Souvenirs de Gibraltar, de Laurence Gillot et Charlotte Roederer, Nathan, 2013 (réédition).
- Terminus, de Matt de la Peña et Christian Robinson, Les éditions des éléphants, 2016.
- Un marron dans la poche, de Nathalie Wyss et Cécile Deglain, L'Initiale, 2018.
[1] L’arbre à Grands-Pères, de Danièle Fossette et Claire Legrand, Flammarion-Père Castor, 1997.
[2] ESPINOZA Francisca, «Transmission intergénérationnelle et transgénérationnelle». Dans Agnès Vandevelde-Rougale éd., Dictionnaire de sociologie clinique (pp. 661-663), Toulouse : Érès, 2019.
[3] ANCELIN SCHÜTZENBERGER Anne, Aïe, mes aïeux!, Paris : Desclée de Brouwer, 2015.
[4] SEGALEN Martine, MARTIAL Agnès, Sociologie de la famille (9e édition révisée) [1981], Malakoff: Armand Colin, coll. «U. Sociologie», 2019.
[5] CAMPAGNE-ALAVOINE Léo, «La littérature de jeunesse, un soutien à la parentalité?» Dans: L’Agence quand les livres relient éd., Quand les livres relient (pp. 57-87), Toulouse : Érès, 2012.
[6] MIETKIEWICZ Marie-Claude, SCHNEIDER Benoît, «Vue à travers la littérature enfantine: La place des grands-parents dans l'éducation familiale», dans Dialogue, vol. 4, no 158, 2002, pp. 51-64.
[7] BONNERY Stéphane, «Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages dans la relation entre adultes et enfants: des évolutions significatives des modalités éducatives», dans Raison publique, n° 13, 2010, pp. 323-336.
[8] LOUIS Cyrille, «La généalogie, nouvelle passion de la jeunesse», dans Le Figaro, 2 mai 2010.
[9] RICOEUR Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris: Seuil, 2000.
[10] NEUBURGER Robert, Le mythe familial, Paris: Esf, 1995.
[11] COENEN-HUTHER Josette, La mémoire familiale. Un travail de reconstitution du passé, Paris: L'Harmattan, coll. «Logiques sociales», 1994.
[12] ANCELIN SCHÜTZENBERGER Anne, «Secrets, secrets de famille et transmissions invisibles», dans Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, vol. 2, n° 33, 2004, pp. 35-54.
[13] TISSERON Serge, Les secrets de famille, Paris: Puf, coll. «Que sais-je ?», 2019.
[14] GOLDBETER-MERINFELD Édith, «Générations et transmission. Introduction» dans Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, vol. 1, n° 38, 2007, pp. 5-12.
[15] DE GAUJELAC Vincent, L’histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale, Paris: Payot, coll. «Petite bibliothèque», 2012.
[16] FRANCIS Véronique, CADEI Livia, «Transmettre dans la famille, se transmettre entre familles. Formes, rôles et enjeux des écritures parentales», dans Biennale internationale de l'éducation, de la formation et des pratiques professionnelles, juillet 2012, Paris, France.
[17] Ibid.
[18] TURGEON Laurier, «La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire». Dans: Octave Debary, Laurier Turgeon éd., Objets & mémoires (pp. 13-36), Paris: Maison des Sciences de l’Homme, Presses de l’Université de Laval, 2007.
[19] MUXEL Anne, Individu et mémoire familiale, Paris: Nathan, coll. «Essais & Recherches», 1996.
Image de vignette: couverture de l'album Le visage de Mamina de Simona Ciraolo (©Gallimard Jeunesse).