Pinocchio: éditions, réécritures et recompositions en terres romandes
L’histoire de Pinocchio[1] est connue de toutes et tous, notamment grâce à l’adaptation en dessin animé de Walt Disney – le deuxième long-métrage de la franchise, sorti en 1940. Cependant, l’œuvre de Carlo Collodi, parue en 1883[2], a connu bien d’autres adaptations et continue d’inspirer de nombreux artistes.
L’histoire de Pinocchio[1] est connue de toutes et tous, notamment grâce à l’adaptation en dessin animé de Walt Disney – le deuxième long-métrage de la franchise, sorti en 1940. Cependant, l’œuvre de Carlo Collodi, parue en 1883[2], a connu bien d’autres adaptations et continue d’inspirer de nombreux artistes.
Éditions et adaptations littéraires suisses
En Suisse aussi, le petit pantin a eu du succès, notamment dès 1927, avec une deuxième édition chez Payot[3], dont des extraits figurent ensuite dès 1934 dans Mon second livre[4], le manuel de lecture obligatoire à l’usage des élèves vaudois de l’époque. En 1936, une nouvelle édition paraît chez Livressor[5], augmentée d’un chapitre sur les aventures de Pinocchio en Suisse: la colombe l’emmenant à la mer, passe par les Alpes et, se trouvant en difficulté, est secourue par un aigle royal, qui raconte à Pinocchio pourquoi les montagnes sont blanches. En 1943, Jean Chevaux, pseudonyme de Jean Laroche, auteur notamment de feuilletons dans divers journaux vaudois, présente Le frère de Pinocchio[6]. Surnommé Morille, ce petit pantin de bois, aussi désobéissant que son frère, va être confronté à toutes sortes d’aventures et va rencontrer beaucoup de personnages connus des enfants. En 1957, c’est au tour de Globi[7], le célèbre perroquet suisse-allemand, de partir à Venise avec Pinocchio – une aventure qui n’est malheureusement pas traduite en français.
Le motif du pantin a également inspiré l’autrice valaisanne S. Corinna Bille. Plusieurs de ses histoires ont en effet un pantin ou une marionnette pour personnage principal, comme Le pantin noir (ill. Hannes Binder) ou La petite danseuse et la marionnette (ill. Constanza Bravo), dans laquelle une minuscule danseuse tombe amoureuse d’un pantin de bois. Alors que l’inspiration collodienne s’entrevoit entre les lignes, l’autrice revendique ce lien dans Marietta chez les clowns (ill. Albertine), où elle crée une version féminine de Pinocchio:
«Le cadre de Verscio, des Centovalli, du Teatro Dimitri, les histoires de marionnettes et cette famille de clowns avec six ou sept enfants vivant dans de vastes maisons extraordinaires, tout ça me plaît tellement que j’ai inventé un nouveau Pinocchio, mais qui est fille et clownesse.»[8]
Autres médias – autres supports
Outre le film de Walt Disney, l’œuvre de Carlo Collodi a connu plusieurs adaptations cinématographiques, dont deux en 2022: l’une, de nouveau par Disney, mais cette fois, en prises de vue réelles, l’autre par le réalisateur mexicain Guillermo del Toro. Ce dernier propose une version en stop-motion, avec une interprétation plus politique de l’histoire, ayant pour cadre l’Italie fasciste des années 1930.
Le théâtre a également fait sienne l’histoire de Pinocchio, notamment avec des adaptations pouvant être jouées par et pour des écoles. Par le passé, plusieurs versions ont été mises en scène en Suisse romande, comme à Lausanne en 1963 au Théâtre d’enfants[9]. En 1987, à Genève, c’est le théâtre Am Stram Gram[10] qui en propose une version jouée par des adultes. Etienne Delessert, célèbre illustrateur notamment des Contes de Ionesco et auteur de Yok-Yok – et récent lauréat du Grand Prix suisse de design 2023, décerné par l’Office fédéral de la culture – en signe l’affiche.
En 2017, les éditions Khépri sortent une adaptation sur un autre support, le kamishibaï, une technique de narration qui mêle récit oral et images et qui est semblable à un petit théâtre. L’histoire est adaptée et découpée en 25 planches, que le conteur ou la conteuse fait défiler au fur et à mesure de la narration, permettant un nouvel accès à l’histoire de Collodi.
En 2020, c’est une exposition qui met à l’honneur le pantin au château de St-Maurice, en proposant notamment à 25 illustratrices, illustrateurs et bédéistes suisses, comme Haydé ou Zep, de croquer le portrait de leur Pinocchio[11].
L’opéra
Au printemps 2023, l’Opéra de Lausanne présente un opéra[12] pour enfants de 2008, d’une durée d’1h15. Il est l’œuvre de deux Allemandes, la compositrice Gloria Bruni et la librettiste et autrice de livres pour enfants Ursel Scheffler. Après des représentations en Allemagne, en Italie, en Angleterre et en Biélorussie, Lausanne accueille la première représentation en français, avec une traduction de Mathias Constantin et Antoine Schneider, deux musiciens romands. À noter qu’une adaptation en espagnol est en cours, avec des représentations prévues également en 2023 à Frutillar au Chili.
Concept et genre
L’Opéra de Lausanne présente une production par année destinée au jeune public. Ainsi, après Cendrillon (2018), Pierre et le loup (2019), Le petit chaperon rouge (prévu pour 2020 mais donné en 2021) et L’amour vainqueur (2022), Pinocchio a été choisi pour l’année 2023. La compositrice revendique en effet le côté intergénérationnel de son opéra: «Pinocchio ist eine Oper für jung und alt, die geschrieben wurde, um [ein] Publikum jeden Alters näher an die faszinierende Welt der Oper heranzuführen»[13] («Pinocchio est un opéra pour les petits et les grands, qui a été écrit pour initier un public multi-âge au monde fascinant de l’opéra» [ma traduction]).
Comme l’explique Theresa Schmitz, qui a consacré une thèse de doctorat à ce sujet, il existe trois types d’opéras pour enfants: l’opéra interprété uniquement ou majoritairement par des enfants, celui interprété uniquement par des adultes professionnels et celui, mixte, où les deux catégories d’acteurs se mêlent[14].
En France, c’est dans les années 1980-90 que les premières productions professionnelles destinées à un jeune public voient le jour:
«Ces nouveaux spectacles pour enfants sont principalement des adaptations du grand répertoire, réduisant les œuvres dans leur durée et adaptant leur contenu au niveau d’expérience des enfants. Investies par une forte exigence pédagogique, elles forment un rite de passage visant à préparer l’enfant à sa future rencontre avec le grand répertoire. En s’adaptant aux horaires scolaires, une programmation spécifique se met en place, instaurant une séparation entre public d’enfants et public d’adultes.»[15]
Peu à peu, les opéras vont se mettre à commander des créations originales à des compositeur·rice·s parfois réticent·e·s. En effet, tout comme la littérature jeunesse, l’opéra pour enfants fait face à de nombreux préjugés, encore aujourd’hui:
«Selon la conviction que l’œuvre d’art devrait porter sa fonctionnalité en elle-même et non la recevoir du contexte de sa représentation ou du public envisagé, la production d’opéras pour enfants est souvent considérée par les institutions de musique savante comme une création de second rang. Ce manque de légitimité ne dérive pas d’une remise en question générale de l’utilité du genre – personne ne doute de l’utilité pédagogique de proposer de l’art aux enfants – il s’agit plutôt d’un manque de reconnaissance de la qualité artistique des œuvres par les institutions de musique savante. Plusieurs compositeurs témoignent de discrimination de la part de leur environnement professionnel pour avoir composé un ouvrage pour enfants.»[16]
Pour autant, si certain·e·s ont vu dans les enfants un public facile à satisfaire et ont ainsi livré des productions de basse qualité[17], il n’est à pas douter que Gloria Bruni et Ursel Scheffler n’en font pas partie, au vu du succès de leur production, notamment à Minsk et en Italie. Dans le monde germanophone, la plume prolixe et de qualité d’Ursel Scheffler est d’ailleurs bien connue du public enfantin, notamment pour Alle nannten ihn Tomate et la série de livres Conny Fux, ou celle autour du Kommissar Kugelblitz.
Sur le site internet dédié aux multiples adaptations de la production de Bruni et Scheffler, le concept de l’opéra est résumé ainsi:
«A first series of simple compositions introduce the main characters into a serene and carefree atmosphere accompanied by cheerful musical series. Faithfully following the original plot written by Collodi, the main characters, Geppetto, Talking Cricket, the Blue Fairy, the Cat and the Fox, and Mangiafuoco’s theatre, all make their appearance on stage. The young listeners are gradually drawn into a music crescendo that will accompany Pinocchio through a series of adventures inside the belly of the terrible dogfish. As in the original tale, the opera does not fail to deliver a happy ending and bring the children back to a joyful atmosphere, living them pondering about a more optimist future.»[18]
(«Une première série de compositions simples introduit les personnages principaux, dans une atmosphère sereine et insouciante, accompagnée par des airs entraînants. Suivant fidèlement l’intrigue originale de l’histoire de Collodi, les personnages principaux, Gepetto, la Fée Bleue, le Chat et le Renard, le théâtre de Mangefeu, tous font leur apparition sur la scène. Les jeunes auditeurs sont progressivement entraînés dans un crescendo musical, qui va accompagner Pinocchio à travers une série d’aventures dans le ventre du terrible requin. Comme dans le conte original, l’opéra ne manque pas d’offrir une fin heureuse et de ramener les enfants à une atmosphère joyeuse, en les laissant réfléchir à une futur plus optimiste.» [ma traduction])
On voit ici que la fidélité à l’intrigue originale semble être un élément important et revendiqué par le duo d’artistes. De nombreuses différences apparaissent cependant, inhérentes parfois à la forme de l’opéra ou aux influences d’autres réadaptations. Comme l’explique dans leur article Chiara Bemporad et Gabriele Bucchi, la reconfiguration d’une œuvre littéraire en un opéra est en effet un processus complexe et intéressant à plusieurs aspects:
«[…] [On] peut tout d’abord évoquer le rapport qu’il [l’opéra] instaure avec sa source littéraire. Souvent écrite dans une autre langue, cette source est l’objet d’un travail de réécriture, traduction et reconfiguration de la part du librettiste et du compositeur lui-même. L’adaptation d’une œuvre à la forme du livret implique une série d’ajustements, de suppressions ou de déplacements de sens, imposés par les conventions du genre ainsi que par les circonstances historiques de sa représentation. Le texte issu de ce travail d’adaptation, souvent plus simple et schématique sur le plan de la dramaturgie et de la psychologie des personnages, acquiert une nouvelle force expressive grâce au langage musical qui se greffe sur lui, tout en se prêtant à une analyse linguistique, littéraire et dramaturgique.»[19]
À partir du livret francophone[20], nous nous proposons d’analyser quelques points concernant la structure de l’intrigue et les différents personnages.
Structure
Si l’opéra reprend les épisodes marquants de l’histoire de Collodi, certains éléments de l’intrigue se trouvent cependant modifiés et se rapprochent sur certains points de la version de Walt Disney, comme c’est le cas au Pays de l’amusement ou pour le premier tableau. En effet, l’histoire s’ouvre sur Gepetto, sculptant le bois, assis à côté du pantin déjà terminé. En voyant une étoile filante, il fait le vœu que Pinocchio devienne un vrai petit garçon, pour ne plus être seul, comme l’explique le metteur en scène, Cédric Dorier, dans la note d’intention, présente dans le livret disponible lors de la représentation:
«Gepetto, sans femme ni enfant, éprouve le besoin viscéral d’avoir un interlocuteur, de s’occuper d’une créature, d’exister dans les yeux d’un autre, quelles que soient les difficultés de communication qu’il va connaître avec cet autre»[21].
Ce vœu est aussitôt exaucé par la Fée, déjà présente à ce moment-là. Elle met directement en garde le pantin:
«Mais pour devenir un vrai garçon, il te faudra encore accomplir une chose. Tu dois montrer qu’en plus de pouvoir courir et gigoter, tu possèdes également un cœur». (Acte 1, scène 2)
Cette promesse et mise en garde n’apparaît dans l’œuvre de Collodi qu’assez tardivement, aux deux-tiers de l’intrigue. La finalité de l’histoire se voit ainsi modifiée et exacerbée par la version de l’opéra. Le Grillon est chargé, tout comme chez Disney, de protéger Pinocchio et d’être sa conscience.
Dans le troisième tableau apparaissent des éléments propres à cette création – par exemple au théâtre de marionnettes, où Pinocchio remplace spontanément et avec succès un joueur de tambour dont le poignet s’est cassé – et qui témoignent parfois d’une relecture propre au contexte actuel. Ainsi, le Renard et le Chat ont un discours plus capitaliste que dans l’original:
«[…] [va] faire fructifier ton argent au marché, comme le font les gens raisonnables. Ton capital va grandir chaque jour, grandir, grandir, sans que tu aies à bouger ton petit doigt.» (Acte 1, Scène 9).
L’acte 1 se conclut sur le vol et la pendaison de Pinocchio par les deux gredins. Il est intéressant de noter que c’est sur ce même épisode que se finissait l’histoire originale de Collodi[22]. Intitulée alors Storia di un burattino (Histoire d’un pantin), elle est parue en feuilleton dans le journal pour enfant Giornale per i bambini entre juillet et octobre 1881[23]. Au vu du succès de l’histoire et des protestations des enfants quant à la fin tragique, l’éditeur du journal Guido Biagi a poussé Carlo Collodi à écrire la suite que nous connaissons, en introduisant à ce moment-là la morale du «vrai petit garçon».
L’acte 2 comporte un tableau uniquement instrumental, illustrant l’ouragan, au cours duquel le pantin et son père sont avalés par la baleine – et non par un requin, comme dans la version originale. Le «[…] le lien à la mer, l’océan qui donne et qui prend, ce milieu indomptable et si beau, cette mer à la fois nourricière et mortifère, peuplée autant par la nature que par notre imaginaire […]»[24] est d’ailleurs un aspect que le metteur en scène souhaite mettre en avant. De même que dans la version disneyenne, les deux protagonistes parviennent finalement à sortir du ventre de la baleine en allumant un feu afin de la faire tousser. La résolution de l’histoire est cependant propre à l’opéra, au moment où la Fée et le Grillon portent secours aux deux naufragés, échoués sur la plage. La Fée déclare en effet:
«Pinocchio, tu as prouvé que tu aimes ton papa. Ton cœur a commencé à battre dès que tu as eu peur pour lui. C’est la preuve que ton cœur n’est plus de bois. En toi, bat le cœur d’un vrai petit garçon.» (Acte 2, scène 5)
Le spectacle se termine sur une chanson d’adieu[25], réunissant tous les personnages de l’histoire, personnages dont nous allons maintenant présenter quelques caractéristiques propres à la version donnée à Lausanne.
Personnages
L’opéra reprend les personnages principaux du récit de Collodi: le Grillon parlant, la Fée bleue, Gepetto, Mangefeu, le Chat, le Renard, etc. Comme certains passages de l’intrigue sont coupés ou varient quelque peu par rapport au récit collodien, quelques personnages sont absents, comme maître Cerise, qui donne le bois dont est fait Pinocchio au sculpteur, ou Lumignon, le camarade insouciant de Pinocchio au Pays de l’amusement.
Si les autres personnages sont repris, certaines modifications apparaissent toutefois dans leur caractère ou dans leur implication. Le personnage de Mangefeu, par exemple, semble plus gentil, à l’image du Pinocchio, serviable à ce moment-là, qui désire sauver la représentation. La Fée quant à elle, personnage récurrent dans l’œuvre originale, n’intervient qu’à deux reprises dans l’opéra, au début et à la fin, et de manière suggérée dans l’ellipse entre le premier et le deuxième acte. Cependant, son implication est renforcée par l’introduction du thème du «vrai petit garçon», érigé comme but moral du pantin dès le début de l’œuvre.
Le Grillon, présent sous des formes différentes dans quatre chapitres de l’œuvre originale, est ici omniprésent, représentation peut-être influencée par le dessin animé de Walt Disney, dans lequel il est un personnage central. C’est en outre lui qui prend le rôle du narrateur pour la transition entre les deux actes:
«LE GRILLON. (vient devant le rideau noir, au public) Que s’est-il passé à votre avis? (un temps bref) Je vais vous le dire: lorsque la Fée vit ce pauvre Pinocchio pendu à l’arbre, elle fut prise d’une grande compassion à son égard. Par magie, elle le décrocha et le sauva, (avec ironie) – notre cher Pinocchio!» (Acte 2, scène 1)
Arrêtons-nous un instant sur la figure du narrateur. Ce «personnage», figure propre au genre du conte ou du roman, occupe dans l’œuvre de Collodi une place importante, car il rythme le récit en s’adressant directement aux enfants, comme au tout début de l’œuvre:
«Il était une fois… – Un roi! s’écrieront aussitôt mes petits lecteurs. Non les enfants, vous vous trompez. Il était une fois un morceau de bois.» (Pinocchio[26], chap. 1, p. 39)
Cet effet, qui pourrait être assimilé au quatrième mur au cinéma ou au théâtre, est également voulu par la forme première de Pinocchio, le feuilleton, qui avait pour objectif de garder les lecteur·rice·s en haleine pour leur donner envie de lire le prochain épisode: «Ce qui arriva par la suite, c’est une histoire si étrange qu’on ne pourrait presque pas croire, et que je vous raconterai dans les chapitres à venir.» (Pinocchio, chap. 3, p. 55). Il est intéressant de voir que le livret reprend directement cette structure au début de l’acte 2:
«– Et quelle fut cette surprise? – Je vais vous le dire, mes chers petits lecteurs.» (Pinocchio, chap. 4, p. 57)
«Que s’est-il passé à votre avis? Je vais vous le dire» (Acte 2, scène 1)
Enfin, deux personnages interviennent uniquement dans l’opéra.
Le premier est un rappeur qui apparaît au Pays de l’amusement. L’introduction d’un genre musical inhabituel pour l’opéra et dont l’origine est populaire renforce le décalage entre ce qui est attendu de Pinocchio et ses actions réelles, tout en soulignant la «canaillerie» du Pays de l’amusement. Cet effet est renforcé par le registre familier utilisé, comme le montre la diction proposée («p’tit» à la place de petit) ou certains mots usités («mec»). Le rap permet en outre de déclamer un texte de manière plus rythmée, en jouant sur les sons et les rimes:
«Hé la, regardez, observez ces laids mouflets,
Et voyez leurs yeux ébahis, leur air surpris,
Faut leur montrer et les pousser à frapper.
Par ici vous allez voir la vraie vie.
Reste ici mec on est tes amis mat’ là-bas cet’ baraque nous allons la mettre en vrac»
(Rap du Pays de l’amusement, acte 2, scène 2)
Ce tableau se veut aussi être une critique de la société de consommation, comme l’explique le metteur en scène:
«Il m’a semblé essentiel de souligner le contraste entre ce Pays de l’amusement, reflet de notre société qui valorise l’agitation, la suractivité, la consommation, le divertissement à tout prix, et finit par fabriquer que des ânes, et de lui opposer l’authenticité d’un lien simple et pur, qui est la seule et vraie richesse, quel que soit le milieu social»[27].
Le second «personnage», inhérent au genre de l’opéra, est le chœur. Celui-ci prend plusieurs formes au cours de la pièce et est composé de personnages variables, comme lors des passages au Pays de l’amusement, où il est majoritairement composé d’enfants. Le chœur apparaît à plusieurs reprises, parfois en tant que masse de personnes (les clients de l’auberge ou les chasseurs de baleine), parfois, en tant que personnage, comme le «bois» («chœur de la forêt»). Musicalement, le chœur permet d’apporter des harmonies supplémentaires, d’interagir avec les solistes, d’accentuer certaines de leurs paroles en renforçant la mélodie ou encore de leur faire écho. Scénographiquement, leur présence (les clients de l’auberge par exemple) permet d’ajouter de la «matière» à une scène, de renforcer certains mécanismes du récit (le charivari du Pays de l’amusement), ou encore de jouer entre présence sonore et absence visuelle. Cela permet également de renforcer certains thèmes et interprétations, notamment en rapport avec les différentes classes sociales. Ainsi, Gepetto, extrêmement pauvre, vit «[…] dans un abri de fortune sous un de ces beaux pontons de bord de mer sur lesquels circulent les familles bourgeoises unies, aisées et enviées […]»[28], qui sont jouées par des adultes et des enfants du chœur.
Cette nouvelle réadaptation de Pinocchio montre bien que l’œuvre de Carlo Collodi est encore un terreau fertile pour la création, 140 ans après sa première publication. La multiplicité des supports et des médias actuels permet de faire découvrir l’histoire du pantin au plus grand nombre. Qui sait si ce n’est pas cette fois l’effet inverse qui s’est produit à Lausanne, où c’est bien l’histoire du petit pantin qui a peut-être fait découvrir le monde de l’opéra au plus grand nombre!
[1] Le présent article se base sur une recherche plus large sur la réception de Pinocchio en Suisse: André, Manon et Pizzagalli, Marta, «Pinocchio in Svizzera», in Capecchi, Giovanni (dir.), à paraître.
[2] En 1902, une traduction française est imprimée à Tramelan, qui reprend les illustrations originales, voir https://www.e-helvetica.nb.admin.ch/view/nbdig-28115!urn%3Anbn%3Ach%3Anbdig-28115%3Anbdig-28115.pdf?q=&v=all&urn=nbdig-28115&waybackMode=page&start=0&rows=20&sort=score%20desc%2C%20ehs_urn_id%20asc [dernière consultation: mars 2023].
[3] Collodi, Carlo, Les aventures de Pinocchio, Nézière, Raymond de la (ill.), Lausanne; Genève; Neuchâtel; Vevey; Montreux; Berne: Libraire Payot & Cie, 1927.
[4] «Les aventures de Pinocchio», in Grand, Fanny-Marie et Briod, Ulysse (éd.), Mon second Livre. Livre de lecture à l’usage de la deuxième et troisième années d’école, Lausanne; Genève; Neuchâtel; Vevey; Montreux; Berne; Bâle: Libraire Payot & Cie, 19344, p. 268-280.
[5] Les aventures de Pinocchio. Nouvelle adaptation augmentée d’un chapitre: un voyage mouvementé de Pinocchio en Suisse, Erik (ill.), Lausanne; Genève: Livressor, 1936.
[6] Chevaux, Jean, Le frère de Pinocchio. Suite des Aventures de Pinocchio de C. Collodi, Hafner, F. (ill.), Morges: Etienne, 1943.
[7] Bruggmann, Alfred, Mit Globi und Pinocchio nach Venedig, Lips, Robert (ill.), Zürich: Globi Verlag, 20218.
[8] Bille, S. Corinna, Marietta chez les clowns, Albertine (ill.), Genève: Editions La Joie de Lire, 2001, quatrième de couverture. Une autre édition, illustrée par Mirjana Farkas, chez le même éditeur, paraît en 2019.
[9] Voir un extrait sur les Archives de la RTS: https://www.rts.ch/archives/tv/information/carrefour/9896152-au-theatre-denfants-de-lausanne.html [dernière consultation: mars 2023].
[10] Voir un extrait sur les Archives de la RTS: https://www.rts.ch/archives/tv/information/journal-romand/13716595-pinocchio.html [dernière consultation: mars 2023].
[11] Illustrations à retrouver dans Duvanel, Philippe (éd.), Portraits de Pinocchio par 25 illustratrices, illustrateurs et bédéistes suisses, St-Maurice: Fondation du Château de St-Maurice, 2020.
[12] https://www.opera-lausanne.ch/show/pinocchio/ [dernière consultation: mars 2023].
[13] https://gloriabruni.com/de/pinocchio/ [dernière consultation: mars 2023].
[14] Schmitz, Theresa, «Le Petit Chaperon rouge de Georges Aperghis: questionnements autour du genre», in Auzolle, Cécile (dir.), La création lyrique en France depuis 1900. Contexte, livrets, marges, Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 264.
[15] Schmitz, «Le Petit Chaperon rouge», art. cit., p. 264.
[16] Schmitz, Theresa, «L’opéra pour enfants. Le Vaillant petit tailleur de Wolfgang Mitterer: à la découverte d’un genre méconnu», Sociétés, 2009, n°104, p. 85.
[17] Schmitz, «L’opéra pour enfants», art. cit., p. 85-86.
[18] http://pinocchioopera.org/il-racconto/?lang=en [dernière consultation: mars 2023].
[19] Bemporad Chiara et Bucchi Gabriele, «L’opéra en toutes lettres: témoignage d’une initiative de médiation culturelle», Études de Lettres, 2016 (4), p. 8.
[20] Disponible sous: https://www.opera-lausanne.ch/app/uploads/2022/04/LIVRET-TEXTE_Pinocchio-2023-francais-1.pdf [dernière consultation: mars 2023].
[21] Dorier Cédric, «Note d’intention», Livret de l’opéra Pinocchio, Opéra de Lausanne, 2023.
[22] Pour en savoir plus sur l’histoire originale et sur les traductions de Pinocchio, lisez notre article: https://www.ricochet-jeunes.org/articles/pinocchio-eternelle-source-dinspiration [dernière consultation: mars 2023].
[23] Colin, Mariella, L’âge d’or de la littérature d’enfance et de jeunesse italienne. Des origines au fascisme, Caen: Presses universitaires de Caen, 2005, p. 66-67.
[24] Dorier Cédric, «Note d’intention», Livret de l’opéra Pinocchio, Opéra de Lausanne, 2023.
[25] Pour l’écouter: https://vimeo.com/808669816 [dernière consultation: mars 2023].
[26] Collodi, Carlo, Les aventures de Pinocchio, Violante, Isabel (trad.), Paris: Flammarion, 2001.
[27] Dorier Cédric, «Note d’intention», Livret de l’opéra Pinocchio, Opéra de Lausanne, 2023.
[28] Dorier Cédric, «Note d’intention», Livret de l’opéra Pinocchio, Opéra de Lausanne, 2023.