Pinocchio: éternelle source d'inspiration?
Pinocchio, célèbre marionnette née de l’imagination de l’écrivain toscan Carlo Collodi, a fait sa première apparition publique il y a cent trente-huit ans déjà. En ce laps de temps, l’humanité de ce pantin est parvenue à attendrir le cœur de nombreux lecteurs et lectrices, ainsi que celui des spectatrices et spectateurs des films et des pièces de théâtre qui l’ont mis en scène. Au cours de ce siècle, il a connu bien des aventures et revêtu nombre de casquettes, mais il a surtout franchi des frontières et conquis de nouveaux pays. De la Toscane, sa terre natale, Pinocchio a traversé l'Europe et n’a pas hésité à jeter l’ancre sur d'autres continents. Par quel moyen a-t-il connu un tel succès? C'est simple, grâce à la traduction!
Pinocchio et ses premières (més)aventures
Imaginons que nous souhaitions brosser un tableau de l’histoire et de l’évolution, en Europe, de la littérature jeunesse, il y a fort à parier que la plupart d’entre nous penseraient à Pinocchio, célèbre pantin auquel a donné naissance dans le lointain 1881 Carlo Collodi (Carlo Lorenzini pour les intimes) avant que le film de Walt Disney, datant de 1940, ne lui donne un souffle nouveau. Si l’idée que vous vous faites de Pinocchio est celle d’un pantin aux grands yeux bleu ciel, habillé à la tyrolienne, doux, à l’air un peu coquin et fondamentalement naïf, alors il est évident que vous connaissez bien la version de Disney. En revanche, si le Pinocchio dont vous vous souvenez est un pantin vêtu à la va-vite, brusque, malpoli, aux comportements surprenants, mais qui est surtout empreint d’humanité, alors vous pensez au Pinocchio de Collodi et vous avez probablement lu le livre en italien.
Le pantin, disions-nous, a fait sa première apparition le 7 juillet 1881 dans le roman à épisodes écrit par Carlo Collodi, intitulé La storia di un burattino (Histoire d’un pantin[1]) et paru dans le premier numéro du Giornale dei Bambini, magazine qui se proposait d’offrir des lectures agréables et instructives aux enfants, les bambini justement, qui savaient et pouvaient lire. Initialement, les aventures de la marionnette étaient censées se conclure sur sa pendaison à la Quercia Grande (oui, vous avez bien lu: pendaison... Nous sommes décidément en présence d’une histoire bien plus sombre que celle narrée par Disney) dans l’épisode du 27 octobre 1881. Toutefois, Pinocchio a rencontré un succès tel que ses aventures ont repris le 16 février 1882, cette fois sous le titre Le avventure di Pinocchio (Les aventures de Pinocchio). Le récit que nous connaissons est donc le fruit de l’union de La storia di un burattino et de Le avventure di Pinocchio, et sa première publication dans un volume unique, éditée par les Edizioni Paggi, datée de 1883. Cette version de Pinocchio porte le titre Le avventure di Pinocchio et le sous-titre Storia di un burattino, et s’accompagne des illustrations d’Enrico Mazzanti, qui a prêté son coup de crayon à la plupart des œuvres de Collodi.
Du vivant de l’auteur, cinq éditions de Le avventure di Pinocchio. Storia di un burattino ont vu le jour, mais le succès de ce récit ne s’est pas arrêté avec la vie de son auteur. En effet, quelques années après la publication du livre déjà, un grand nombre d’auteures et d’auteurs avaient commencé à faire paraître des œuvres ayant Pinocchio pour protagoniste, mais dont le déroulement variait nettement par rapport à celui de l’histoire de Collodi. Ce phénomène a été tellement constant et répandu qu’il a même été baptisé les Pinocchiate.
Les Pinocchiate
Les récits s’inscrivant dans la catégorie des Pinocchiate présentent un Pinocchio très éloigné de l’original et, parfois, les protagonistes sont des membres de sa famille qui ne figurent pas dans Le avventure di Pinocchio. Storia di un burattino, comme son fils, son frère ou son cousin. Une caractéristique étrange des Pinocchiate, qui confirme l’importance que le pantin a eue dans l’imaginaire, entre autres, italien, est l’instrumentalisation par certains auteurs de la marionnette à des fins idéologiques. Ainsi, le pauvre Pinocchio est devenu fasciste dans le récit de Cirillo Schizzo Pinocchio fra i Balilla. Nuove monellerie del celebre burattino e suo ravvedimento («Pinocchio parmi les Balilla. Nouvelles espiègleries du célèbre pantin et sa rédemption»), publié en 1927, ainsi que dans deux histoires écrites respectivement par Palmira Melesi Fanti et Ciapo. Dans la première, intitulée Pinocchio… in un altro mondo! («Pinocchio... dans un autre monde!») et publiée en 1938, la marionnette parcourt le territoire chinois dans une tentative d’évangélisation de la population locale à l’aide de personnages chinois convertis au christianisme, tandis que, dans la seconde, intitulée Il viaggio di Pinocchio («Le voyage de Pinocchio»), publiée en 1944 et écrite expressément comme livre de propagande pour la république fasciste de Salò, le pantin fait face à de nombreuses mésaventures causées par sa volonté de rester fidèle à l’idéologie fasciste dans l’Italie de la résistance des Partigiani. Par contre, en 1936, Aleksej Nikolaevič Tolstoj a écrit Zolotoj ključik, ili Priključenija Buratino («La petite clé en or ou les aventures d’une marionnette»), récit dont le protagoniste Pinocchio défie Carbas Barabas, cruel directeur d’un théâtre et exploiteur des marionnettes qui y travaillent, et en triomphe en fondant un théâtre au sein duquel les pantins peuvent enfin travailler libres de toute forme d’esclavage.
Au-delà du phénomène des Pinocchiate, Pinocchio a pu continuer, et continue, son chemin dans le monde grâce aux traductions effectuées dans une myriade de langues, deux-cent-soixante pour être précises. La première a été celle de Mary Alice Murray en anglais, publiée en 1892 par la maison d’édition T. Fisher Unwin de Londres, mais d’autres ont rapidement suivi, telles que celle qui est considérée comme étant la première traduction française, signée en 1912 par la Comtesse de Gencé, ou celle plus récente de Nicolas Cazelles, datée de 1995. On dénombre même une réécriture du récit en hindi!
Entre démarche sourcière et approche cibliste, les cœurs des traducteurs français balancent
Quatre-vingt-trois ans les séparant, les versions de la Comtesse et de Cazelles témoignent des changements qui se sont opérés dans l’approche de l’exercice traductique. De fait, la démarche cibliste[2] est en plein essor à l’époque où la Comtesse entreprend sa transposition en français de l’œuvre de Collodi, tandis qu’une méthode située à la frontière entre approche sourcière[3] et approche cibliste prédomine au moment où Cazelles embarque pour cette même aventure.
Cette divergence dans la démarche adoptée entraîne des différences de traduction des indices culturels tels que les noms des personnages. Ainsi, la version initiale de la Comtesse s’intitule Les aventures de Pinokio (Albin Michel, 1912), la transcription permettant aux lecteurs de prononcer correctement le nom du protagoniste, tout en respectant les codes de la langue française et en signalant l’origine étrangère du personnage. En revanche, Cazelles reprend le nom, désormais célèbre, du pantin de bois sans plus d’explication que n’en donne Collodi. Le même constat s’impose pour Geppetto, qui perd un «p» chez la Comtesse. D’ailleurs, les modifications apportées dans la première traduction sont parfois plus significatives: par exemple, le chien Melampo devient Ménélas, ce qui fait disparaître l’effet comique dû à la dichotomie entre la référence au dieu devin Mélampous et le fait que le canidé ainsi nommé ferme les yeux sur le vol des poules de son maître (contre rémunération). En ce qui concerne les références littéraires, la même question se pose et une réponse toute aussi différenciée est apportée par ces deux traducteurs. En effet, pour éviter de lister des œuvres que ne connaîtrait probablement pas son lectorat, la Comtesse procède à des réécritures telles que «leurs histoires, leurs géographies» (118) lorsqu’elle est confrontée à l’astucieuse citation par Collodi d’autres œuvres qu’il a signées de sa plume, à savoir «i Giannettini, i Minuzzoli» (138). À l’opposé, Cazelles décide de conserver ces titres, sans en préciser l’auteur. Ce faisant, il invite implicitement le néophyte à se documenter et n’importune pas le connaisseur avec des détails superflus. Enfin, le traitement réservé aux mets évoqués confirme à nouveau notre observation de départ, la Comtesse ayant tendance à franciser les plats quand Cazelles s’attache à en conserver l’italienneté.
Dans Translating Children’s Literature (30), Gillian Lathey déclare que la littérature jeunesse requiert la capacité d’exprimer des idées complexes de manière limpide, mais que des tournures stylistiques telles que les enchâssements ne doivent pas être complètement éliminées, bien qu’elles puissent entraîner une certaine confusion dans l’esprit des petits lecteurs, car certaines circonstances peuvent justifier leur emploi. Or, l’écriture de Collodi présente précisément de tels cas de figure, à l’image de la phrase de 183 mots par laquelle Pinocchio narre à Geppetto ses dernières péripéties au chapitre VII. Uniquement rythmé par des virgules et articulé autour des récurrentes conjonctions de coordination «e» (et) et «ma» (mais) et de subordination «perchè» (parce que), ce monologue traduit le bouleversement de la marionnette ainsi que sa volonté de lier les événements les uns aux autres et de justifier ses agissements... en vain, car le propos en ressort incohérent et ne dupe pas le lectorat, qui connaît les véritables liens de causalité unissant ces différents coups de théâtre et peut donc rire de cette tentative avortée. Là encore la Comtesse et Cazelles s’opposent par la manière dont ils gèrent ces effets de style. Ainsi, la traductrice rétablit une ponctuation normée et restructure cette intervention en onze phrases, essayant de créer de nouvelles unités de sens, même si le texte se prête difficilement à l’apport d’une explication logique. Elle s’attache également à construire des phrases satisfaisant aux règles stylistiques françaises, notamment en supprimant des figures de style qui témoignent pourtant du manque d’éducation du pantin, à savoir des répétitions simples et des parallélismes de structure. En outre, ce passage est, en italien, empreint de marques d’oralité que la Comtesse gomme même si elles sont le reflet soit de l’émotion de Pinocchio, qui, sous le coup de celle-ci, s’exprime en oubliant l’usage (s’il le connaît), soit de l’origine toscane du protagoniste. En effet, le recours au pronom «io» (je) devant le verbe conjugué, inutile en italien, est commun en Toscane et n’est pas non plus sans rappeler le «moi, je» caractéristique du discours des enfants. En revanche, Cazelles évite tous ces écueils et reproduit au plus près la forme et le fond du monologue.
Toutefois, les deux traducteurs se rejoignent en ceci qu’ils n’hésitent pas à apporter les modifications qui s’imposent pour garantir la logique du texte. Par exemple, ils omettent tous deux de traduire la portion du chapeau du chapitre VII qui indique que Geppetto fabrique de nouveaux pieds à Pinocchio après que ceux-ci ont brûlé, précisément parce que l’artisan ne procède à ses travaux que dans le chapitre VIII.
Traducteurs/créateurs: examen des traductions françaises du chapitre X
En étudiant attentivement le chapitre X, nous avons pu constater que ces traducteurs avaient altéré le texte, dans une plus ou moins grande mesure, et avons émis des hypothèses quant à leurs motivations.
Ainsi, certaines modifications semblent tendre à tisser un lien entre le narrateur et le lecteur pour que ce dernier puisse s’identifier au premier et tirer des leçons des mésaventures décrites, par exemple par l’insertion du collectif «on» (Cazelles 64). D’autres changements peuvent viser la théâtralisation du conte, qui devient plus dynamique et enclin à captiver un jeune lectorat. Il s’agit notamment de l’insertion de verbes dénotant un mouvement soudain, tel que «survenir» (Gencé 40), de l’utilisation du présent de narration ou de la suppression de certains éléments descriptifs qui ralentissent la cadence. Chez la Comtesse s’ajoutent à ces modifications celles destinées à élever le registre [«ovation» (40)], à atténuer la violence [«tenait un fouet» (41), en lieu et place de «faisait claquer un fouet» (Cazelles 66)] et à transmettre un enseignement moraliste par la justification des malheurs des pantins grâce à l’exacerbation de leur friponnerie (Pinocchio est décrit comme sautant délibérément sur la tête du chef d’orchestre, alors qu’en italien, il semblerait que cet atterrissage soit le fruit du hasard). Elle adopte d’ailleurs une visée moraliste dès le début de l’histoire, auquel elle ajoute un prologue (au terme duquel elle invite le lecteur à prendre exemple sur le protagoniste) expliquant que Pinocchio est un immigré italien qu’elle a recueilli, répondant ainsi aux codes de bienséance de l’époque selon lesquels les classes aisées devaient faire preuve de charité envers les plus démunis. Cette démarche s’inscrit dans un courant auquel son nom d’empreint renvoie, puisqu’il n’est pas sans rappeler les Comtesses moralistes de Genlis et de Ségur dont les première et dernière syllabes respectives mises bout-à-bout recréent phonétiquement «Gencé».
Certaines altérations entraînent en revanche des glissements de sens et semblent imputables à une méconnaissance de la langue italienne, laquelle se traduit parfois par des pléonasmes. Ces occurrences sont d’ailleurs plus fréquentes dans la première traduction, à l’instar de la transposition de «minacciavano da un momento all'altro di scambiarsi un carico di schiaffi e di bastonate» (Collodi 41) en «se menaçaient mutuellement d’une rosée de soufflets et de coups de bâton» (Gencé 40) [«n’allaient pas tarder à s’administrer force gifles et coups de bâton» (Cazelles 64)].
Il ressort de cet examen que la proposition de Nicolas Cazelles semble plus fidèle à l’original tant dans son contenu, qui est traduit dans son intégralité, que dans son style, qui tend à retranscrire le langage courant dans toute sa gaucherie et drôlerie, reproduisant un registre parfois familier et des expressions «bancales», miroirs du télescopage fréquent à l’oral de plusieurs tournures idiomatiques. Toutefois, la Comtesse de Gencé n’est pas la seule à s’être autorisée quelques écarts par rapport à l’original...
Pinokiyo: une transcréation hindi. Us et coutumes du sous-continent indien dans la création de Gulzar
En 2017, la maison d’édition Scholastic India, branche de la plus connue Scholastic Inc., a publié un petit livre intitulé Pinokiyo au sein de la collection Poṭlī Bābā kī kahānī («Le récit du paquet de Baba»). L’auteur de tous les livres de cette collection est Gulzar, célèbre directeur cinématographique indien, compositeur de musiques de films, poète et écrivain que nombre d’entre vous connaissent, sans le savoir, car c’est à lui que nous devons la chanson Jay Ho!, bande son de Slumdog Millionaire (2008). Toutes les histoires de Poṭlī Bābā kī kahānī, y compris Pinokiyo, sont des réécritures ou des transcréations de contes populaires pour le sous-continent indien. La collection comprend d’ailleurs Alī bābā aur cālīs cor (Ali Baba et les Quarante Voleurs) et Alādīn ka cirāg (La lampe d’Aladin), ainsi que Gopī Gāyen Bāgā Bāyen, réécriture d’une histoire mettant en scène deux amis musiciens, appelés Gopī et Bāgā, et dont la version «originale» date de 1915.
Consistant à créer tout en traduisant, et réciproquement, la transcréation est une pratique attestée en Inde depuis l’Antiquité, mais le premier à l’avoir nommée ainsi a été le poète et traducteur indien Purushottama Lal (1929-2010). Déjà au temps des Veda (à partir de 1 500 avant J.-C.), l’écriture et la traduction n’étaient pas considérées comme deux activités distinctes, mais comme deux étapes d’un même processus créatif. Entre 3 000 avant J.-C. et 600 après J.-C., de nombreux auteurs ont procédé à des traductions ou à des réécritures de textes originalement composés en sanskrit qu’ils ont transposés en langues prakrites[4]: ces traductions sont connues sous le nom de chāyā chāyā, soit la traduction comme ombre du texte original. Selon G. Gopinathan, expert dans le domaine de la théorie de la traduction de et vers plusieurs langues du sous-continent indien:
«La transcréation peut offrir la meilleure solution possible aux problèmes posés par les textes littéraires qui sont ancrés dans une culture donnée. Dans ce cadre, la transcréation peut être considérée comme la renaissance ou une incarnation (Avatar) de l’œuvre originale. En termes généraux, elle peut être définie comme une réinterprétation esthétique du texte original, adaptée aux lecteurs/au public cible dans la langue d’arrivée à une époque et dans un espace spécifiques.» (Gopinathan 2008: 3)
C’est précisément dans cet esprit de créativité et dans une approche cibliste que se situe le Pinokiyo de Gulzar, qui, grâce à ses caractéristiques intertextuelles et structurelles, comme la tentative d’insertion d’un récit-cadre dans l’histoire, est en mesure de dialoguer avec les autres textes de la collection et d’autres transcréations de la littérature indienne (jeunesse ou non), notamment avec le Pañcatantra[5]. De toute évidence, Gulzar s’inspire fortement du film de Disney pour son livre. Par exemple, il nomme son grillon Jinmi, non sans rappeler le célèbre Jiminy Cricket. De plus, tous les événements brutaux présents dans l’histoire de Collodi, comme l’abatage du grillon par Pinocchio, la pendaison du patin et les menaces de mort de Mangefeu, sont absents de la contrepartie hindi. Le lecteur est alors confronté à une histoire qui semble avoir été passée au rouleau compresseur, devant se contenter de onze chapitres sur les trente-six initiaux.
Outre l’omission de nombreuses parties de l’œuvre de Collodi, Pinokiyo présente aussi des ajouts tout à fait surprenants pour les lectrices et les lecteurs habitués à l’histoire se déroulant dans la Toscane de la fin du XIXe siècle, comme la présence d’un double narrateur et de chansons tout au long de l’histoire. Cette dernière caractéristique est à la fois l’une des conséquences de l’influence du film de 1940 et une marque distinctive de l’auteur, lui-même écrivain de textes musicaux et sensible aux goûts et attentes de son public, pour lequel il est de coutume de rencontrer de la musique dans divers domaines créatifs. Un autre aspect inhérent à l’approche cibliste de Gulzar est l’ajout d’éléments typiques de la culture et de la société indiennes, comme le montrent les exemples ci-dessous:
– a) सुबह के रंग में मंदिर की घंटियां और बच्चों की हंसती-खेलती आवाज़ शामिल थीं| और एक गली से बच्चे स्कूल की खुशरंग यूनिफार्म पहने आ जा रहे थे| यानी सब तरफ से आ रहे थे और स्कूल की जानिब जाते थे| (Gulzar, 2017: 18)
«Dans la lumière matinale, les voix des enfants qui riaient et jouaient se mêlaient au son des clochettes du temple. Les enfants arrivaient d’une ruelle vêtus d’uniformes aux belles couleurs de leur école. Ou bien ils arrivaient de toutes les directions et se dirigeaient vers l’école.»
Dans ce bref passage, nous pouvons remarquer la présence de trois caractéristiques rythmant le quotidien des habitants de l’Inde contemporaine: le temple, les clochettes utilisées dans les rituels et les uniformes que les étudiants portent pour aller à l’école, héritage de la présence britannique.
– b) मालिक ने अपनी जैकेट की जेब में हाथ डालकर सोने की चार अशरफियां बाहर निकलीं […] (Gulzar, 2017: 28)
«Après avoir mis la main dans la poche de sa veste, le directeur sortit quatre pièces d’or […].»
– c) «चार अशरफियां सोने की…»
जैसे ही पिनोकियो गली के बीचों-बीच पहुंचा, बिल्ली और लोमड़ी, पेड़ की एक शाख पर कुछ चमकती हुई अठन्नियां लटकाए हुए दाखिल हुईं| (Gulzar, 2017: 30)
«Quatre pièces d’or…»
Dès que Pinocchio eût atteint le milieu de la ruelle, le chat et le renard accrochèrent des pièces brillantes de la valeur d’une demi-roupie sur la branche d’un arbre.»
Les extraits b) et c) illustrent d’autres tentatives de l’auteur d’ancrer l’histoire du pantin dans le contexte culturel de ses petits lecteurs. Ainsi, le récit se déroulant dans un passé indéfini, l’auteur repêche des monnaies d’antan pour transporter son public dans une autre période historique. En effet, le terme aśaraphiyāṁ que nous avons traduit par «pièces d’or» dans l’extrait a) correspond au pluriel d’aśaraphī, soit une pièce en or utilisée il y a plusieurs siècles et ayant une valeur comprise entre seize et vingt-cinq roupies. En revanche, les «pièces brillantes de la valeur d’une demi-roupie» de l’extrait c) sont les aṭhanniyāṁ, pluriel d’aṭhannī, qui est une autre devise utilisée autrefois dans le sous-continent indien et connu des lecteurs de Gulzar.
La présence d’un double narrateur, que nous avons interprétée comme une tentative de fournir un récit-cadre à l’histoire, l’ajout de chansons qui rythment le conte et les nombreux essais de l’auteur pour rendre le contexte de Pinokiyo plus parlant pour son public font de cette œuvre une authentique transcréation ainsi qu’une Pinocchiata contemporaine.
La marionnette par le prisme des illustrations
Enfin, nul ne saurait aborder la littérature jeunesse sans faire la part belle aux illustrations. Toutefois, la traduction de Cazelles n’étant illustrée que d’une seule image, signée Roland Topor et insérée sur la première de couverture, nous n’en dirons que quelques mots pour nous consacrer plus avant aux dessins de Sara Fanelli qui accompagnent la réédition de la traduction de la Comtesse.
La représentation choisie par Actes Sud fait montre d’une grande sobriété, bien à propos donc pour signaler aux lecteurs que cette traduction est exempte de fioritures, un retour au texte original, destiné aussi bien aux enfants qu’à un lectorat plus aguerri.
En revanche, lorsque la maison d’édition Albin Michel réédite la traduction de la Comtesse en 2003, son choix se porte sur les illustrations de Fanelli qui sont parues la même année aux côtés d’une retraduction moderne du conte par Emma Rose et pour lesquelles la graphiste britannique recevra le National Art Library Illustration Award l’année suivante.
Cette première illustration montre que, bien qu’elle représente Jiminy sous la forme d’un grillon, et non d’un criquet, Fanelli a été influencée par Disney en ceci que l’insecte se retrouve affublé d’un chapeau, détail entièrement absent du texte original, mais indéniablement présent dans le film de 1940. De même, l’artiste dote les éléments du mobilier de bras, de jambes et de visages...
D’aucuns affirment qu’il est astucieux de glisser des incohérences entre l’image et le texte afin de susciter la réflexion chez le lecteur. Quelle qu’ait été la motivation de l’illustratrice, il est indéniable que certains décalages sont à constater. Ainsi, le lecteur sera surpris de lire la phrase «J’apprends l’arithmétique aux fourmis» (Gencé 10) être accolée à une illustration dépeignant ces insectes s’instruire non pas de mathématiques, mais de graphie.
D’autres écarts sont à constater dans le placement de certaines représentations visuelles par rapport aux événements qu’elles dépeignent. Par exemple, le chapitre VI se conclut avant que Pinocchio ne se réveille et ne découvre que ses pieds se consument, mais l’image qui achève cette section du livre est la suivante.
Cependant, Fanelli propose également des représentations inattendues, répondant à la dimension comique du texte de Collodi. Parmi elles figure l’exemple suivant, qui suscitera certainement le rire chez nos lecteurs.
Un classique en évolution permanente
Ainsi, l’histoire de Pinocchio a traversé les âges et transcendé les frontières géographiques, linguistiques et culturelles, sans toutefois se départir de ses caractéristiques fondamentales.
Depuis le lointain jour de sa première rencontre avec le public, notre pantin a parcouru un long chemin, riche en rebondissements, qui l’a mené bien plus loin que son créateur ne l’aurait peut-être imaginé. Protagoniste de l’histoire écrite par Collodi, Pinocchio s’est transfiguré au cours des siècles: il a été, lui et ses (més)aventures, porté à l’écran, il est monté sur les planches des théâtres et il a été couché sur différents papiers pour jouer un rôle de premier plan ou briller même par son absence comme dans certains récits des Pinocchiate, tels que Il fratello di Pinocchio (Ettore Ghiselli 1898) ou Il figlio di Pinocchio (Oreste Boni 1893). Ces dernières ne sont que l’un des premiers exemples illustrant la capacité d’adaptation du récit du pantin collodien, lequel doit à la pratique de la traduction ses voyages par le canal des langues à destination de diverses cultures, ainsi que son évolution, qu’elle soit presque imperceptible, comme dans l’œuvre de Cazelles, ou plus manifeste, comme dans la transcréation de Gulzar.
Les traductions et la transcréation que nous avons étudiées ne sont que trois exemples de réécriture du texte. Elles témoignent non seulement des variations subies par le texte au cours de son passage d’une langue/culture à une autre, mais aussi des altérations imputables à l’époque à laquelle l’adaptation est opérée. Ainsi, en 1912, la Comtesse s’adresse à des nantis, adopte une visée moraliste et privilège une domestication du texte source, tandis que Cazelles, qui traduit à la fin du XXe siècle, cible un public plus large et opte pour une approche révélatrice de sa volonté d’initier subtilement ses lecteurs à une autre culture. La réécriture de Gulzar s’inscrit, quant à elle, dans un tout autre contexte: publiée en 2017, elle dépasse même l’approche cibliste de la première traduction française en se configurant comme un produit totalement nouveau, adapté à un lectorat indien par un représentant de cette culture. D’ailleurs, des artistes d’autres domaines ont également trouvé l’inspiration dans ce récit, à l’image de Fanelli, qui a réinventé et modernisé le conte au gré de ses coups de crayon et collages.
Nous disposons désormais d’une grande variété d’histoires aux formats divers (livres, films, bandes dessinées, pièces de théâtre, etc.) dont Pinocchio est le protagoniste. Toutes sont en dialogue constant les unes avec les autres et constituent un microcosme multiculturel qui nous invite à partir à l’aventure en prenant comme point de départ un seul et même conte. Ce sont justement ces interactions entre ces diverses créations et la capacité du récit et de ses personnages à s’adapter à des contextes distincts tout en conservant certains de leurs éléments originaux qui élèvent cette œuvre au rang de classique.
Bibliographie
Sources primaires:
– Cazelles, Nicolas. Les Aventures de Pinocchio. Actes Sud, 1995.
– Collodi, Carlo. Le Avventure Di Pinocchio - Storia Di Un Burattino. Felice Paggi, 1883.
– Collodi, Carlo, et al. Le Avventure Di Pinocchio - STORIA DI UN BURATTINO. Edité par Giunti Editore, Edizione Nazionale Delle Opere Di Carlo Lorenzini, Fondazione Nazionale Carlo Collodi, 2012.
– Gencé, Comtesse de. Pinocchio. Albin Michel, 1912.
– Gulzar. Poṭlī Bābā Kī Kahānī : Pinokiyo. Edited by Scholastic India Pvt. Ltd., 2017.
Sources secondaires:
– Boni, Oreste. Il figlio di Pinocchio. Battei, 1893.
– Gopinathan, G. Translation, Transcreation and Culture: The Evolving Theories of Translation in Hindi and Other Modern Indian Languages. http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/summary?doi=10.1.1.494.7695.
– Lathey, Gillian. Translating Children’s Literature. Basingstoke and New York: Routledge, 2016.
– «Pinocchio e Pinocchiate.» Letteratura Dimenticata, http://www.letteraturadimenticata.it/pinocchio.htm. Consulté le 25 novembre 2018.
Cet article est la prolongation d'un travail de séminaire réalisé dans le cadre du cours intitulé «Traduire la littérature jeunesse» donné à l'Université de Lausanne au semestre d'automne 2018 par les professeures Irene Weber Henking et Martine Hennard Dutheil de la Rochère.
[1] Toutes les traductions en français composées par nos soins sont inscrites entre guillemets, tandis que celles qui sont officielles, à savoir les titres d’œuvres, apparaissent en italique.
[2] La priorité est donnée à l’idiomaticité du texte, c’est-à-dire à un style qui reprend des tournures communément employées dans la langue cible.
[3] Le texte original est considéré comme sacré et doit être reproduit fidèlement, quitte à produire une traduction empreinte d’éléments rappelant son origine étrangère.
[4] Avec l’expression «langues prakrites», nous nous référons aux langues vernaculaires parlées dans l’Inde antique et considérées à l’époque comme une antithèse de la langue sanskrite.
[5] Le Pañcatantra («cinq traités»), dont la première version est en sanskrit, est un recueil de récits, à l’origine transmis par voie orale, destinés en premier lieu aux enfants, reliés entre eux par un récit-cadre et tendant à dispenser des enseignements moraux.