Prouesses techniques de l'album jeunesse
Illustration[s]: la création d'images à travers différentes techniques 6
Illustration[s]: la création d'images à travers différentes techniques 6
«Il ne suffit pas de frapper l'oreille et d'occuper les yeux; il faut agir sur l'âme et toucher le coeur en parlant à l’esprit.»
Discours sur le style prononcé à l’Académie Française par Monsieur de Buffon le jour de sa réception, le 25 août 1753.
Longtemps, les images destinées à la jeunesse se limitèrent principalement à un tracé, net, augmenté d’une mise en couleur, secondaire, selon un procédé assez proche de celui du coloriage. À l’inverse, la gamme d’outils dont dispose aujourd’hui un illustrateur ou une illustratrice semble quasi infinie, entre ceux propres à sa création, et ceux, très variés, qui relèvent de la fabrication.
Cette évolution radicale s’est produite par à-coups, portée par des artistes qui ont su approcher le domaine du livre pour enfants avec un sens de la création non tempéré. Peintres, photographes, artistes des avant-gardes ont produit, tout au long du XXe siècle, des livres illustrés qui ont échappé aux représentations convenues que les adultes assignaient aux livres pour enfants.
Citons par exemple le peintre Edy-Legrand qui, dès 1919, avec Macao et Cosmage, offre un grand album carré dans la veine esthétique d’un Matisse, et dont la couleur est appliquée par l’enlumineur Jean Saudé au pochoir. En 1931, c’est le grand photographe américain Edward Steichen qui offre ses élégantes images aux clairs-obscurs marqués comme premières images des tout-petits (The first Picture Book). En 1957, le graphiste Paul Rand réalise un premier album en papiers découpés qui emprunte au langage de la communication visuelle (Toupie et confettis). Convoquons encore l’illustratrice Nadja qui marque en 1989 cette évolution avec un album, Chien bleu, qui évacue le trait et modèle une matière picturale qui s’affranchit des conventions de figuration. Citons enfin, parmi tant et tant d’autres, Sophie Dutertre qui, dès 1996, avec Les Exploits de Bombilla, renoue avec la rugosité de la gravure sur bois, aventurant l’illustration jeunesse sur la piste de l’art brut.
Cette évolution a connu une vive accélération à la fin du XXe siècle. L’édition jeunesse a alors le vent en poupe. Un peu partout, des maisons d’édition généralistes – des très régionales éditions du Rouergue aux très parisiennes éditions du Seuil – se dotent de départements jeunesse. Les catalogues, éclectiques, recrutant les créateurs dans des champs aussi variés que la publicité, l’art contemporain ou la bande dessinée indépendante, connaissent un franc succès et s’autorisent ainsi à renouveler en profondeur le champ esthétique de l’album. Kveta Pacovska et sa peinture rouge, Les Chats pelés et leurs assemblages hétéroclites d’objets, Olivier Douzou et son graphisme épuré font littéralement exploser le cadre convenu des images destinées à l’enfance.
La technique pour quoi faire?
La question, alors, n’est pas tant de diversifier les techniques mais d’ouvrir à une grande diversité de styles l’esthétique des livres pour enfants. Paru en 1999, avec sa trentaine de techniques utilisées pour sa réalisation, l’album Tout un monde fait figure de repère fort dans cette évolution. Pourtant, sa co-créatrice, Katy Couprie, ne s’est jamais arrêtée à cette liste de médiums (listés en fin d’ouvrage) et a toujours valorisé la question de l’expression: «Si la technique est bien au service d’une intention dans le processus de création, elle révèle très peu de ce qu’est l’image. Elle ne saurait se confondre ni avec sa nature, ni avec la fonction qu’elle occupe dans l’album», (La revue des livres pour enfants n°214, dec. 2003).
Cette même période des années 1990, parce qu’elle connaît la réédition des albums d’un artiste hors norme, Bruno Munari, par le biais d’un éditeur, Mantouan, Corraini, et d’une association parisienne, Les Trois ourses, va aussi voir s’affirmer un rapport nouveau à la matérialité du livre. L’artiste italien qui, dès 1956 imprimait ses textes et ses images avec des encres en couleurs sur du papier noir teinté dans la masse pour raconter une histoire se déroulant Dans la nuit noire, qui composait ses images sur du papier calque pour donner, littéralement, l’impression de se déplacer Dans le Brouillard de Milan (1968), libère alors les énergies. Beatrice Alemagna (qui l’avait lu enfant) s’autorise ainsi à recourir au papier calque pour sa Gisèle de verre (Seuil Jeunesse, 2002), et Anne Herbauts perce la couverture de son album Lundi (Casterman, 2004) d’une forme de maison évidée, ponctue ses flocons de neige d’embossages et obtient une variation du grammage de son papier au fil des pages pour suggérer la disparition progressive de son personnage.
Le fabricant, un acteur à part entière
Dès lors que les illustrateurs entendent intervenir sur la matérialité du livre, l’imprimeur est partie prenante du processus global de création. Les éditeurs, ceux directement en charge de l’ouvrage, ou bien les directeurs artistiques, ou encore les responsables de fabrication, selon l’organisation des maisons, sont alors étroitement associés au projet dès sa phase initiale. Entre contraintes économiques et progrès techniques, le créateur est aiguillé, soutenu, relayé par toute une équipe éditoriale et de fabrication. L’album devient une œuvre d’autant plus collective. Et l’illustrateur n’est plus seul en possession des outils qui permettent la réalisation finale de l’ouvrage.
Dans le même temps, des techniques de fabrication viennent augmenter le champ des possibles créatifs de l’illustrateur. Ce sont les vernis sélectifs utilisés par exemple par Delphine Chedru pour Dans ma maison il y a… (Seuil Jeunesse, 2007), les découpes lasers qui intègrent les albums narratifs d’Antoine Guilloppé à partir de Pleine lune (Gautier-Languerau, 2010), l’encre Pantone fluo qui parsème les images du Merveilleux Dodu-velu-petit (Albin Michel Jeunesse, 2015) de Beatrice Alemagna… Or, l’originalité de cette création livresque est que ces techniques, si elles peuvent être anticipées par l’illustrateur, relèvent du geste du fabricant. Delphine Chedru n’applique pas elle-même de vernis sur ses originaux, Antoine Guilloppé ne découpe pas ses images mais indique les parties qui doivent l’être par la machine, et Beatrice Alemagna n’a pas nécessairement besoin de peindre ses images en fluo mais plutôt de signaler pour la photogravure les zones qui devront être recouvertes d’une encre directe.
L’ordinateur entre en scène
L’arrivée conjointe de la Publication Assistée par Ordinateur et des premiers logiciels de dessin ©Illustrator ou ©Photoshop dans ces mêmes années du tournant du XXIe siècle a considérablement modifié le travail de l’illustrateur, qui ne transmet plus à l’éditeur ses originaux sur un support matériel mais sur un support numérique. L’image file désormais d’un ordinateur à un autre. C’est bien entendu une tendance, et non une généralité. D’autant plus que la grande majorité des illustrateurs restent attachés à la matérialité des crayons, de la peinture et du papier.
La bascule vers le numérique ne se fait d’ailleurs que très progressivement. Et si des illustrateurs qui n’ont jamais été très fanatiques de la manipulation délicate des fusains ou des pastels considèrent qu’un clic de souris est bien plus opérant, et riche de possibilités, ils sont loin de le crier sur les toits. Rares sont ceux, tels un Bruno Gibert, qui revendiquent ce choix du numérique: «Dessiner sur l'ordinateur est une sorte d'acte gratuit sans conséquence, que l'on peut recommencer à l'infini et qui est immédiat. Moi qui, de plus, ai été traumatisé par mes profs d'art plastique pour qui la propreté était une valeur cardinale, l'ordi livre une image "super propre", parfaitement gommée, sans trace de repentir, prête à être imprimée. Et tout effet se contrôle et peut être reproduit à l'infini» nous confiait-il en 2015.
L’avènement du dessin numérique active pendant des années un débat entre anciens et modernes (les premiers, tenants d’une formation académique, regrettant parfois que les derniers «ne savent plus dessiner»). Si la plupart des illustrateurs recourant au numérique n’en sont pas moins d’authentiques dessinateurs, travaillant toujours le geste, il faut reconnaître qu’un monde sépare une Beatrice Poncelet, solidement formée par des professeurs du Bauhaus, qui réalise minutieusement ses originaux à la main avec des techniques et matières fines, et un Adrien Albert qui assume pleinement ne pas avoir suivi de formation académique et trouver en l’ordinateur un moyen de dépasser la laborieuse réalisation de la juste teinte en peinture pour se concentrer favorablement sur l’idée et sa mise en œuvre la plus précise possible dans les pages du livre. Ainsi, ce grand passionné de colométrie, ne trouve-t-il rien de plus exaltant que de choisir ses couleurs et décider de ses audacieux contrastes dans la gamme foisonnante d’un nuancier.
La couleur de la littérature jeunesse
S’il y a bien un domaine sur lequel l’évolution des techniques a pu avoir un effet déterminant, c’est celui de la couleur. Son rendu dans le livre imprimé a véritablement accompagné le développement de la littérature jeunesse, que ce soit en Angleterre, avec le grand imprimeur Edmund Evans, ou bien en France avec les albums Trim, chez Hachette, à la fin du XIXe siècle. Il s’agit d’ailleurs de l’un des marqueurs forts de la littérature illustrée pour l’enfance, et de ses évolutions, au point qu’a été fondé ce concept de «littérature en couleurs» (selon le titre d’une publication SPME-Loisirs Jeunes de 1990), par l’éditeur François Ruy-Vidal: «La littérature pour la jeunesse a troqué ses vêtements aux tons layette, un peu trop idéalement et délicatement choisis pour protéger les enfants de tout traumatisme, et s'est faite aux couleurs d'eau-forte de notre époque, à la mesure des créateurs, des théories, des techniques et des contenus nouveaux.»
Que l’on songe aux nouvelles couleurs, autrefois impossibles à reproduire, qui intègrent désormais l’album jeunesse, comme le fluo, ou à la profusion de teintes qui peuvent par exemple imprégner les pages illustrées par Adèle Verlinden (Les Fourmis rouges) ou Pauline Barzilaï (MeMo), le travail sur la couleur est l’un des plus spectaculaires qui singularise l’édition jeunesse actuelle.
Des procédés ancestraux, tels que le pochoir, se trouvent désormais combinés à des avancées techniques qui permettent une impression au rendu exceptionnel. Il en est ainsi de l’album La Visite de Junko Nakamura (MeMo, 2016), dont les effets de lumière et la densité de couleur, la sensation de matière enveloppante des illustrations sont dues à une impression dite «en tons directs» qui permet le tirage en nombre, selon un procédé proche de la sérigraphie. Ce choix de fabrication implique toutefois que l’illustratrice compose un calque par couleurs, «pense» et réalise de fait chaque image dans sa décomposition colorimétrique.
À la question «Peut-on apprécier cet album sans connaître son processus de création?», la réponse est bien évidemment oui. Et à la question «Connaître le processus de création de La Visite augmente-t-il la qualité de sa réception?», la réponse est encore oui. Accéder à la connaissance, et plus encore la compréhension d’un procédé de création, modifie indéniablement sa perception.
De la technique à la plastique
Du fait de cette multiplication des possibles techniques – qu’ils relèvent du seul créateur ou qu’ils soient le fait des fabricants – du fait aussi de la complexité des procédés qui peuvent mixer geste de la main, matérialité et intervention numérique, l’appréciation de l’esthétique d’un album par sa seule technique n’est plus opérante.
À la question presque systématique posée par qui s’intéresse de près à l’illustration jeunesse «Quelle est la technique utilisée dans cet album?», devrait peu à peu se substituer «Quelle expression plastique est perçue par les lecteurs?». Commence alors un autre registre de commentaire, celui de la désignation des effets purement plastiques: texture, matière, clair-obscur, etc., qui peuvent toutefois aussi s’appuyer très prosaïquement sur l’expression d’un ressenti: sensation de rugosité, ou de douceur, effet de profondeur,…
Si la technique, ce qu’on appelle en arts plastiques le médium, est d’une importance capitale dans la compréhension du geste créateur (les cartels de musées les mentionnent systématiquement), le cas du livre et de l’image reproduite contribuent à mettre un peu plus à distance cette question. Mais l’évolution des techniques d’impression rend dans le même temps la perception plus sensible du geste, de la matière, de la couleur et légitime ainsi que la compréhension de cette dimension esthétique, purement plastique, soit de plus en plus intégrée par toute forme de médiation du livre illustré pour la jeunesse.
Image de vignette: image intérieure de La Visite (© MeMo, 2016)