«Surgit alors, multicolore…»: quand la poésie s’anime

Si la poésie francophone pour la jeunesse est désormais un secteur éditorial dynamique, créatif et bien exploré, la rencontre de l’animation et de la poésie constitue encore un domaine expérimental et peu balisé. Le projet En sortant de l’école relève le pari de tisser des liens inédits entre ces pratiques artistiques. Et elle le fait fort élégamment, inventant de subtiles compatibilités tout en convoquant un très large public. Zoom sur un projet qui convoque une myriade de talents.

En sortant de l'école

Les origines du projet

En 2013, dans le cadre du Printemps des Poètes, sont diffusés pour la première fois à la télévision française les premiers éléments du projet En sortant de l’école. Cette «collection de courts-métrages animés se proposant d’associer librement mais talentueusement des poèmes à l’univers graphique de jeunes réalisateurs» est alors transmise au grand public francophone. À cette occasion, 2,5 millions de téléspectateurs, parmi lesquels 800 000 enfants âgés de 4 à 10 ans, découvrent la poésie de Jacques Prévert, réinventée dans des films d’animation originaux. C’est le début d’une aventure éditoriale jeunesse peu commune.

Jacques Prévert, comme l’indique le nom du projet, est étroitement lié à cette aventure et ce dès le début. C’est à l’occasion d’une rencontre entre sa petite-fille, Eugénie Bachelot-Prévert, et Delphine Maury, scénariste et créatrice des Grandes grandes vacances, que se tissent les souhaits et les perspectives de cette création. Delphine Maury se voit alors confier des textes du poète et initie sur cette base un projet artistique inédit. Elle imagine ainsi, pour ce patrimoine poétique, une valorisation à la croisée des genres. Elle agende la réalisation de ces films orchestrant poésie, illustration graphique et sonore, et musique.

Parallèlement, à cette époque, France 3, sous la houlette de Pierre Siracusa, son directeur délégué de l’animation, souhaite ouvrir à la poésie une fenêtre de ses programmes jeunesse. Une envie en rencontrant une autre, l’étincelle surgit. La collaboration peut commencer: Delphine Maury fonde alors, en 2012, la maison de production Tant Mieux Prod pour piloter ce projet.

Fidèle à l’esprit libertaire et solidaire du poète, qui avait à cœur de soutenir de jeunes talents prometteurs, Delphine Maury s’adresse ainsi à des créateurs encore en école d’animation. Elle leur propose une étroite supervision pour réaliser un court-métrage sur la base d'un texte du poète. Sélectionnés sur différents critères, 13 artistes (15 concrètement, car il y a deux duos) choisissent 13 poèmes. Et la saison Prévert se dessine. Les créateurs ont 7 mois pour réaliser chacun un clip animé de 2 minutes 40. Un formidable défi, qui sera bien relevé à en croire les prix et récompenses reçues: la collection a en effet reçu le Cristal de la meilleure production télévision au Festival international du film d’animation d’Annecy et les Lauriers Radio et Télévision du meilleur programme jeunesse.

Dès lors et jusqu’à aujourd’hui, le projet s’est poursuivi et l’exploration diversifiée. Saison après saison, l’offre s’est étoffée, tant au niveau des techniques d’animation qu’à celui du choix des poètes: Guillaume Apollinaire, Robert Desnos, Paul Éluard, puis Jean Tardieu, Claude Roy, Paul Verlaine et Andrée Chédid sont venus consteller de leurs créations le ciel déjà fertile de cette aventure. Les deux dernières collections, quant à elles dédiées à des thématiques, la liberté et l’amitié, ont permis de convoquer encore d’autres grands noms.

Dix ans plus tard se recensent au total 10 saisons, 130 poèmes, pour 130 compositions graphiques et autant de mondes enchantés. Avec toujours la même ambition au cœur de ces œuvres: servir l’art, la poésie et la jeunesse.

Les court-métrages

Flânons un peu à la lisière de ces projets et suggérons une esquisse de ce qui est offert au fil des saisons.

Côté textes, on l’a dit, nous retrouvons les mots de grands poètes. Les poèmes choisis par les animateurs sont de longueur variable: de quelques mots à de très nombreuses strophes. C’est Éluard qui gratifie le projet à la fois du texte le plus court, L’Alliance, et du plus long, Liberté. Entre ces deux extrêmes, tous les formats se côtoient.

Les poèmes compilés résultent du choix des illustrateurs-animateurs. Ainsi, à des textes à priori plus abordables pour l’enfance (En sortant de l’école de Jacques Prévert), succèdent des textes dont les thématiques sont plus graves ou sérieuses (la guerre ou la misère dans les textes d’Apollinaire, l’intimité du couple, l’absence et le manque dans J’ai tant rêvé de toi de Robert Desnos). Il y a tout au long de ce projet une véritable confiance en la capacité de l’enfant à réceptionner des œuvres souvent complexes. Cette forme de grand respect offre parallèlement de belles libertés aux créateurs. On navigue ici dans la spirituelle fantaisie: des langages inventés (Demi Rêve de Desnos) aux plaisanteries critiques (Les belles familles de Prévert), en passant par l’expérimental et le ludique (Conjugaisons et interrogations de Jean Tardieu, qui manipule les sons et les sens à en friser l’absurde), pour rebondir souvent sur des textes d’amour ou de si claires odes à une nature qui se joue de tout (chez Claude Roy notamment, L’eau discrète, Le jardin perdu, La clef des champs…). On ne va pas ici tout catégoriser, mais la variété des auteurs, des textes, des thématiques et des styles est véritablement un des éléments constitutifs et une des grandes richesses du projet.

Le processus de création s’est déroulé pour chaque saison d’une façon similaire. Une fois que les poèmes ont été choisis, les créateurs entrent, tous ensemble, en résidence d’écriture pour un mois, à l’Abbaye de Fontevraud. Coachés par des scénaristes, ils entament leur aventure créatrice. Lors de cette étape fondatrice, isolés et supervisés, les artistes envisagent et fixent les prémisses de leur projet, qui devra durer 2 minutes 40 stricto sensu. Ils définissent leurs techniques d’illustration: pastels, peinture numérique, papiers découpés, aquarelle, sable, anime traditionnel, stop motion, banc-titre, papier découpé, 2D numérique, 3D…, tout ce qui a été apprivoisé et développé en école peut être envisagé. Et c’est une véritable déclinaison de styles et de gammes chromatiques qui est proposée au final, pour autant d’ambiances et de personnalités que de textes.

Au terme de cette résidence, France Télévisions valide l’animatique[1] réalisée sur la base du storyboard. Dès lors, les jeunes peuvent entrer en studio professionnel durant six mois afin de réaliser leur clip, qui se devra d’être poétique, critère essentiel au projet. Ainsi, au-delà d’une simple illustration, en valorisant le texte existant, en l’adaptant et en l'interprétant, ce travail permet véritablement la réalisation d’une œuvre enrichie, à la résonance nouvelle et innovante.

Dans ce registre de correspondance, Timothée de Fombelle avance: «L’animation utilise les mêmes armes que la poésie: la plasticité de la langue ou de la matière, le raccourci, le mélange des genres, le bricolage, le passage direct du cœur à la main, le parti pris assumé, le dégoût du sérieux, le frottement du grave et du léger, la peur d’ennuyer, l’envie d’émouvoir, d’étonner, de raconter des histoires...»[2].

La dimension du son va parachever la création du court-métrage. À ce niveau aussi, de jolis moyens sont à mis disposition des créateurs. Des comédiens prêtent leur voix aux textes. Ainsi, selon les saisons, on peut entendre Romane Bohringer, Jacques Gamblin ou d’autres déclamer les mots des poètes sous la direction des animateurs. Les bruitages sont aussi l’œuvre de professionnels, qui s’ingénient dans leurs studios à faire correspondre des sons précis aux trouvailles visuelles. Quatre musiciens professionnels sont également présents sur toutes les saisons, pour sertir les œuvres animées de leurs compositions musicales, en étroite collaboration avec les illustrateurs. Et si le générique visuel est inédit à chaque saison, il y a en revanche un design musical commun à toutes. Le générique de chaque épisode est un arrangement de la chanson En sortant de l'école de Prévert, déjà mise en musique par Joseph Kosma en 1958. Elle est ici interprétée par Renan Luce dans l'animation de ce même poème au sein de la première saison dédiée à Prévert. Ce morceau sert ainsi de fil rouge et confère une unité, une identité musicale à ce projet.

Ces œuvres d’animation revêtent donc bien des atouts. Elles ont également servi de tremplin à de nombreux jeunes artistes (majoritairement des femmes fortuitement). Le projet a en effet fait office de passerelle entre écoles d’animation et réalité professionnelle pour une myriade de créateurs (il porte ainsi doublement bien son nom d’«En sortant de l’école»). Les réalisations permettent aussi la cohabitation d’auteurs anciens et classiques avec nos réalités virtuelles et c’est en soi une jolie forme de miracle. Au-delà de cette transcendance, elles conjuguent également les sensibilités et les arts avec une grâce qui nous saisit souvent. Leur format permet différentes formes de dégustation: une poésie à la fois, ou toute une série sur de longues sessions de DVD. Ces courts-métrages réunissent pour un instant toutes les générations derrière le petit écran, leur offrant un moment de partage et d’évasion. Ce sont des bulles d’oxygène de trois minutes qui réconcilient, amusent, apaisent ou encore vivifient, offrant d'inestimables voyages aux pays des mots, des images et des sons, à portée d’enfant. Cette collection, en suspendant le temps, nous reconnecte avec le poétique. Généreux et minutieux, puissants et légers à la fois, ces courts-métrages sont de vrais trésors.

Et comme le conclut très bien Timothée de Fombelle: «Jamais je n’avais vu une création qui éclairait autant les poèmes de l’intérieur, comme des lanternes, qui réveillait l’urgence de l’écriture poétique et qui la transmettait à chacun avec cette clarté.»[3].

L’accès aux œuvres

On peut découvrir les différentes saisons ou collections d’En sortant de l’école sous différentes formes:

Les films
D’une part, France Télévisions diffuse les épisodes dans sa grille de programmes ou sur son site internet (si on est en zone géographique correspondante). La Radio Télévision Suisse a en partie acquis les droits de diffusion et certains courts-métrages sont accessibles sur la plateforme Play RTS et dans sa grille de programmes.

Les livres et les DVD
On peut également acquérir les deux coffrets regroupant quatre saisons chacun, édités par Thierry Magnier en 2017 et 2021. Pour chaque ouvrage, quatre poètes, deux DVD, 52 poèmes illustrés, et au fil des pages la découverte des univers singuliers des créateurs et de leurs techniques picturales, la première saison détaillant également leurs modus operandi. Autant de zooms mettant en lumière les sensibilité et partis pris artistiques. À noter que les quatre premières saisons sont également éditées uniquement en DVD, de même que celle dédiée à Andrée Chedid.

Les ciné-concerts
Il y a enfin la possibilité de découvrir ce projet sous forme de ciné-concert depuis 2017. Un spectacle d'une heure où les 4 musiciens qui ont composé les musiques réinterprètent, sur scène et devant les films, les morceaux et les poèmes. Ces ciné-concerts peuvent être accompagnés d’ateliers ou d’autres formules pédagogiques à l’intention des plus jeunes. Delphine Maury se propose également de faire des présentations sous forme de conférences pour faire connaître ce projet.

Les acteurs et partenaires du projet

Si les principaux acteurs et partenaires du projet sont stables, beaucoup d'entre eux varient d’année en année. Cela est notamment dû au fait que les appels à projets se sont faits d’une saison à l’autre, systématiquement dans des régions françaises différentes. On assiste ainsi à un renouvellement du réseau d’institutions partenaires (écoles, studios d’animations, sponsors). Chaque année, le défi de trouver des fonds et subventions suffisants au bon déroulement du projet est aussi relancé.

Tant Mieux Prod  
Maison de production fondée par Delphine Maury en 2013 à Paris, pour coordonner le projet En sortant de l’école. Elle est basée sur différentes envies: aider de nouveaux talents à émerger, valoriser la poésie à la télévision, offrir aux jeunes téléspectateurs une production plus diversifiée...

Hormis le projet poétique originel, Tant Mieux Prod relève d’autres défis, comme la mise en série animée du roman de Timothée de Fombelle, Tobie Lolness. Les 13 épisodes de 52 minutes seront disponibles en automne 2023.

Les Editions Thierry Magnier  
Ces éditions de littérature parisienne occupent une place à part dans le panorama éditorial jeunesse en raison de l’audace de leurs choix, souvent peu conventionnels et innovants, tant au niveau des formats que des contenus. Fondées en 1994, basées à Paris et riches de plusieurs centaines de titres à leur catalogue, elles sont originellement exclusivement jeunesse, mais proposent depuis 2003 une collection de romans adultes. Maison hétéroclite, au catalogue exigeant, elle s’associe régulièrement à des plumes renommées et a recueilli de prestigieux prix dans les festivals et salons spécialisés. Elle propose notamment depuis 2019 une collection de romans pour les ados de plus de 15 ans intitulée «L’ardeur» et qui explore la découverte du corps et de la sexualité. Elles sont depuis 2005 une filiale d’Actes Sud.

France Télévisions
France Télévisions est la société nationale de programmes qui s‘occupe des différentes activités (de la production à la diffusion) de la télévision publique en France. Créée le 7 septembre 1992 comme un simple groupement des deux chaînes publiques, elle ne cesse d'évoluer pour devenir aujourd‘hui le premier groupe audiovisuel français. Chaque semaine, 49 millions de Français font le choix de France Télévisions, sur ses chaînes et ses plateformes à la demande. Ce qui offre une audience potentielle considérable à ses programmes.

Le Printemps des Poètes
La première édition du Printemps des Poètes a eu lieu en 1999. Cette manifestation culturelle annuelle, lancée par Jack Lang, ancien ministre de la culture, incite le plus grand nombre à célébrer la poésie, quelle que soit sa forme d'expression, sur tout le territoire, à l'image de la Fête de la musique créée en 1982. Elle relaie et donne de l’envergure à une manifestation plus ancienne, La France en poésie.

Le Centre national du cinéma
Cinéma, audiovisuel, jeu vidéo: le Centre national du cinéma et de l'image animée soutient les projets, accompagne les filières et finance les créateurs d'aujourd'hui et de demain.

Secrets de tournage et coulisses du projet: entretien avec Delphine Maury

 

Parcours et profil

Titulaire d’une licence en droit et d’une maîtrise en ethnologie, Delphine Maury est également au bénéfice d’un DESS[4] d’édition. Elle suit aussi une école de journalisme et plus tard une formation au Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle. En termes d’expérience professionnelle, elle découvre les médias pour la jeunesse en devenant journaliste et conceptrice de jeux pour J’aime lire, chez Bayard. Elle travaille aussi comme lectrice et directrice d’écriture, que ce soit en freelance ou pour différents acteurs culturels plutôt orientés jeunesse. Elle découvre un jour le monde de l’animation comme directrice d’écriture sur des séries. Dans ce domaine, elle envisage notamment la trame et le scénario de la série feuilletonnante[5] Les grandes grandes vacances, projet personnel qui sera diffusé à la télévision française en 2015.

Parallèlement, elle poursuit différents projets et, dans des productions animées jeunesse plus mainstream, elle se retrouve vite désappointée et lassée de la façon dont le public enfant est considéré. Elle imagine une production plus exigeante et respectueuse des immenses potentiels de la jeunesse à réceptionner des œuvres difficiles. S’associant à des collègues, elle conçoit alors l’adaptation jeunesse d’œuvres philosophiques adultes. C’est en échafaudant ce projet qu’elle a l’opportunité de rencontrer la petite-fille de Jacques Prévert, Eugénie, qui lui propose de s’orienter vers la poésie de son grand-père. Forte de son expérience et d’un réseau constitué tout au long de son parcours, Delphine Maury contacte France Télévisions qui, grâce à Pierre Siracusa et son bras droit Joseph Jacquet, se profile comme partenaire à ses côtés pour le projet En sortant de l’école. À partir de là tout s’enchaîne, comme nous le raconte Delphine Maury.

Parole à Delphine Maury

Les bases du projet
Avec Pierre Siracusa et Joseph Jacquet, nous étions, depuis des années, complètement fans des films d’animation des étudiants, parce que c’est à ce niveau-là qu’il y avait la plus grande liberté: liberté de création, liberté de techniques, etc. Dans ce contexte, rien n’était formaté. Alors je leur ai proposé de collaborer avec des étudiants, sur la base des textes poétiques de Prévert. Ainsi, ce serait moins mal écrit que la plupart des films d’étudiants qui, s’ils emballent par leurs techniques, révèlent en revanche d’assez gros problèmes d’écriture.

Au départ je voulais faire 30 films par an, je n’avais aucune notion de production. À France Télévisions, ils m’ont raisonnée et m’ont dit que 13 ce serait déjà bien. Nous avons donc structuré le projet autour de l’étape-clé de la résidence d'écriture de Fontevraud: pendant un mois, nous partions écrire les films, tous ensemble.

À cette période également, Pierre Siracusa, qui voyait ma façon d’encadrer les projets et de les vendre à la télévision, m’a dit: «ce que tu fais c’est un métier, cela a un nom, cela s’appelle producteur, il faut que tu deviennes productrice et que tu montes ta boîte». Et c’est sur ses conseils qu’en 2012 j’ai monté Tant Mieux Prod, ma boîte de production, pour le projet En sortant de l’école.

Le projet se devait d’être vertueux sur de nombreux points: les jeunes réalisateurs seraient payés pour ce premier film professionnel, et l’effet collection devait avoir une unité au-delà de la diversité des 13 concepteurs, 13 styles graphiques et 13 poèmes; ainsi, notre seul fil rouge, c’était le poète! Nous avons donc négocié un forfait avec Gallimard, l’éditeur des poèmes, et réfléchi au coût de la production qui ne permettait aucune des économies d’échelle que l’on fait habituellement (une série présente un nombre limité de personnages et de décors, par exemple). Pour trouver les 13 jeunes réalisateurs, nous avons conçu un appel à projet qui proposait une quarantaine de poèmes différents de Prévert afin que la plus grande diversité puisse s’exprimer. Il fallait aussi que, lus, ils ne dépassent pas 2 minutes 40, durée imposée des films, et qu’ils puissent être compris par des enfants, car il y avait cette question d’intelligibilité dès lors qu’on s’adressait aux enfants.

Un agenda hyper calé
Ensuite, début 2013, nous avons diffusé l’appel à projets destiné aux étudiants de dernière année dans toutes les écoles d'animation. Nous les avons encouragés à participer et à nous envoyer un dossier deux mois plus tard. En mars 2013, nous avons reçu plus de 120 projets; nous en avons sélectionné 30, et réalisé des entretiens. Sur ces 30 personnes rencontrées, nous avons choisi 13 personnes avec 13 projets. En août, il était agendé que nous passerions le mois en résidence, dans l’abbaye royale de Fontevraud.

Les artistes rentraient dans les studios d'animation au mois de septembre, et les films devaient être prêts en février, pour être diffusés dans le cadre du Printemps des Poètes en mars de l’année suivante. Nous savions que nous rentrions dans un projet qu’aucun producteur n’avait jamais réalisé: à savoir que devaient être produits 13 court-métrages de 3 minutes en six mois. Considérant qu'en termes de financement et de fabrication, un court-métrage d'animation prend souvent 2 à 3 ans de production pour moins de 10 minutes de réalisation, c'était de la folie, mais c'était génial. Je ne me rendais absolument pas compte de ces aspects, mais nous l’avons fait.

Contraintes diverses et variées
En termes de format, tout était déterminé: tous les films devaient faire 2 min. 40 avec 20 secondes de générique quoi qu’il arrive. Cette limite de temps nous contraignait aussi au niveau de la longueur des poèmes, car aucun mot ne devait sauter. Le poème Liberté, le plus long, est d’ailleurs récité au pas de charge. Les contraintes imposées aux animateurs étaient ainsi énormes: ils avaient six mois pour faire un film entier quasiment tout seuls, alors qu’ils sortaient de l’école. Au niveau des techniques, les animateurs étaient libres, mais nous les avons toujours prévenus de ne pas rentrer dans des délires expérimentaux, car ils n’avaient pas le temps, justement, d’expérimenter. Pour la bonne marche du projet, ils devaient s’engager dans des approches qu’ils maîtrisaient à peu près. Mais en réalité, beaucoup se sont lancés dans des choses innovantes, parce qu’ils réalisaient, durant la résidence d’écriture, que c’était peut-être leur dernière occasion d’explorer et d’avoir un tel choix de création, alors ils se sont dirigés vers des techniques délicates à maîtriser, sachant que la production fournissait un accompagnement qui pouvait pallier leurs manquements et les aider dans ce qu’ils ne savaient pas faire. Concrètement, les étudiants ont eu des renforts. Nous disposions financièrement d’une enveloppe globale pour une saison, c’est-à-dire que nous nous sommes refusés à attribuer la même enveloppe à chaque film, afin de distribuer les ressources au fur et à mesure et être au plus près des besoins. Certains ont consommé énormément de ces renforts, et d’autres ont été très autonomes et se sont débrouillés tout seuls.

Les poètes et les textes
Pour le choix des poètes à travers les saisons, tout était très subjectif, et c’est l’un des aspects que j’ai adoré dans cette collection: l’amplitude et la liberté que m’a laissées Pierre Siracusa étaient, à mon avis, uniques à la télévision. La confiance mutuelle que nous avions instaurée autour des Grandes grandes vacances m’a permis d’œuvrer dans une immense liberté pour En sortant de l’école.

Desnos, nous l’avons choisi parce que Pierre Siracusa se souvenait de deux vers de fin sans pouvoir situer l’auteur: «Mais la prison sur son pelage / a laissé l’ombre du grillage», et nous avons trouvé sur Internet que c’était un poème de Desnos, Le zèbre. C’est donc ce souvenir d’enfance qui a motivé ce choix pour la deuxième saison.

Pour Apollinaire, c’est Joseph Jacquet qui en a eu l’idée. Cela pouvait apparemment moins s’y prêter pour notre public enfantin, mais c’est cette ouverture d’esprit que j’aimais dans ce projet. L’idée était de prendre de la poésie, d’être exigent et de la mettre à hauteur d’enfant, d’éclairer pour eux les mots des poètes.

Le texte de Desnos J’ai tant rêvé de toi n'a pas été écrit pour les enfants. Mais les enfants de quatre, cinq, six, sept ans qui regardent cette animation comprennent que c’est une personne qui a perdu un proche. Plus c’est loin de ce qu’on pense qu’un enfant peut lire, et plus il est passionné par le sujet. Tout au long des années durant lesquelles je suis allée présenter les films aux enfants, dans les écoles, celui qu’ils ont trouvé le plus dur, c’est Le gardien du phare aime trop les oiseaux de Jacques Prévert. Celui-là touche à un sujet si sensible pour les enfants: il parle des choix indécidables, du fait que, quoi qu’on décide, on perde. Que le choix de quelque chose implique forcément une perte. Et, souvent, ce film, ils ne peuvent pas le regarder deux fois. Il fait écho à des situations personnelles houleuses, comme des divorces, où on leur demande de choisir.

D’ailleurs, quel que soit le poème, on sent qu’il s’agit d’un métalangage, qu’il va exprimer toutes ces choses dont les adultes ne parlent pas ou plus: la fin de l’amour, la mort, la tristesse. Tout ce qui est aussi au cœur des émotions des enfants et qui est finalement très peu nommé.

Son et musique
Une autre caractéristique que j’aime dans ce projet, c’est que sur les dix ans nous avons travaillé huit ans avec quatre musiciens: Yann Volsy (claviers, ukulélé, mélodica), Pablo Picot (percussions, clarinette), Frédéric Marchand (claviers, accordéon) et Julien Divisia (guitare, basse). Pendant huit ans, ils se sont occupés de faire toutes les musiques, avec toute leur personnalité, tout leur background, toutes leurs couleurs. Ce sont eux qui choisissaient les films, et non pas les réalisateurs qui sélectionnaient les musiciens, et cela a toujours très bien marché. Ils ont par la suite monté deux spectacles, des ciné-concerts, qui tournent dans toute la France et dans les instituts français du monde entier.

Pour les voix off, nous avons essayé plusieurs solutions: nous sommes allés chercher des comédiens de cinéma ou de théâtre, comme Jacques Gamblin, Romane Bohringer, Denis Podalydès ou Isabelle Carré, qui nous ont accompagnés chacun pour une saison. Et pour la saison sur l’amitié, nous sommes allés chercher des amis, Cyril Dion et Emily Loizeau, qui ont travaillé ensemble. Pour l’année Chedid, nous avons pris toute la famille Chedid (fils, petit-fils, petits-enfants...)! Et pour l’année Verlaine, nous avons travaillé avec Anny Duperey et Sara et Gaël, les enfants qu’elle eus avec Bernard Giraudeau. C’était vraiment bien.

Le mot de la fin
Je disais toujours aux réalisateurs, à Fontevraud, que bien qu’ils pensaient avoir choisi le poème, à mon avis, c’est le poème qui les avait choisis, pour leur permettre de raconter ce qu’ils avaient à raconter, eux. Ils utilisaient le poème pour dire des choses qu’ils portaient en eux, c’était comme un prétexte; c’est tellement vaste ce qu’on peut faire avec la poésie. Ce projet est tout à la fois valorisation, illustration, interprétation, adaptation. Tout s’accorde.

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Pour aller plus loin 
Site internet de Tant Mieux Prod
PoAnimaViz

[1] Une animatique est un storyboard animé. Il s’agit d’une version préliminaire d’une séquence ou d’un film, parfois accompagnée d’une bande son, qui permet aux réalisateurs de se faire une idée de la future séquence.
[2] Citation tirée de la préface du deuxième coffret regroupant les saisons 5 à 8.
[3] Ibid.
[4] En France, diplôme d’études supérieures spécialisées, Bac+5.
[5] Série où deux types d'histoires cohabitent en même temps : une qui est bouclée à la fin de l'épisode et une qui s'étend sur plusieurs épisodes.

Image de vignette: Le gardien du phare aime trop les oiseaux de Jacques Prévert, réalisé par Clément de Ruyter (© En sortant de l'école - Tant Mieux Prod)

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