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Tom Tirabosco, en quête de simplicité

Après quinze ans de monotypes en noir et blanc, l’illustrateur genevois revient à la couleur avec l’époustouflante Terra Animalia, créée à quatre mains avec l’auteur suisse Patrick Mallet et publié à La Joie de Lire. Une BD qui raconte une Terre revenue à l’état sauvage, où les animaux devront décider que faire de deux humains tombés de Mars – et qui illustre aussi le désir de Tom Tirabosco d’aborder une forme de dessin plus sobre.

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Véronique Kipfer
20 septembre 2024

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Tom Tirabosco (© Alain Grosclaude)

On accède à l’atelier de Tom Tirabosco comme on monterait au paradis: en gravissant une impressionnante volée d’escaliers métalliques, qui mène à un vaste espace baigné de lumière. «C’est vrai que j’y suis plutôt bien» admet ce dernier, quand on pointe les immenses baies vitrées et la mezzanine permettant d’accueillir un lit et une bibliothèque. «J’y trouve la solitude dont j’ai besoin pour travailler, tout en bénéficiant de la présence d’une trentaine d’artistes répartis entre les différents étages.» L’illustrateur est en effet installé au cœur du quartier créatif de Genève, dans l’ancien bâtiment de la Société d'instruments de physique (SIP), qui jouxte le Centre d’Art contemporain et le MAMCO. Un lieu industriel qui a permis de créer des ateliers aux volumes impressionnants et à l’ambiance sereine, propice à la créativité.

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Tom Tirabosco dans son atelier (© Véronique Kipfer)

C’est là qu’après une trentaine de livres et de BD, une quantité incalculable de dessins de presse et d’autres projets très diversifiés, est née la BD Terra Animalia. L’histoire raconte les aventures de Nyelle, une jeune lycaonne qui vit avec sa meute sur une Terre régénérée, car détruite puis abandonnée par les hommes il y a des milliers d’années. Lorsque deux humains venus de Mars atterrissent en catastrophe, Nyelle va tenter de les sensibiliser et de les initier à ce monde pacifié et purifié, que tous les animaux veulent protéger à tout prix.

Un livre à quatre mains
«Cela fait quinze ans que Patrick Mallet et moi voulions faire un livre ensemble, explique Tom Tirabosco. Quand il m’a envoyé son projet, j’ai demandé à m’immiscer dans son récit et à y apporter une part de mon univers. Il a accepté, et le livre est l’aboutissement de notre construction commune.» Ses apports personnels? Tout d’abord, Terra Animalia n’est pas en noir et blanc, ainsi que s’y attendait Patrick Mallet, mais en couleurs vives au crayon aquarellable. «Je voulais rendre l’aspect de cette Terre un peu excessif, avec une sorte d’exubérance chromatique, et il n’y a qu’avec la couleur que je pouvais le faire. Et comme je voulais aussi créer des passages avec des ambiances différentes, le récit est construit avec des sortes de chapitres de couleurs.»

C’est ainsi que l’intégralité de l’album, publié à La Joie de Lire, explose de nuances, même dans la typographie violette. Seules quelques cases échappent à cet effet arc-en-ciel: celles qui racontent le «vieux monde», avec sa pollution et sa surconsommation. «Je tenais beaucoup à cette dimension du transhumanisme au sens large, à cette idée qu’il faut s’ensauvager pour survivre, souligne l’illustrateur genevois. Terra Animalia est une sorte de fable fantastique, née de nos lectures respectives et dans laquelle Patrick Mallet et moi-même nous sommes amusés à glisser aussi des clins d’œil à nos mythologies et notre enfance: Adam et Eve avec une sorte de Genèse inversée, mais aussi Walt Disney…»

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Couverture et image intérieure de «Terra Animalia» (© La joie de Lire) 

Toute l’humanité de l’animal
Car l’idée de Nyelle vient aussi de lui: «Pour cette BD, je cherchais un animal qui puisse nous rappeler la relation familière que l’homme entretient avec son chien. Et les lycaons sont les chiens sauvages d’Afrique.» Mais dans cette histoire-là, c’est bien la lycaonne qui a toutes les capacités intellectuelles attribuées généralement aux humains – et qui semble d’ailleurs emprunter plusieurs traits de personnalité au dessinateur lui-même, dont sa curiosité et son indépendance. «C’est drôle que vous trouviez qu’elle me ressemble, s’amuse ce dernier. Mais c’est vrai que j’ai toujours eu plus de facilité à dessiner les animaux que les humains, et je pense que j’arrive à les rendre plus expressifs. Tout petit déjà, je préférais mille fois représenter des animaux que des voitures, et je suis très heureux d’avoir pu dessiner ce livre un peu dans l’esprit où j’aurais pu le faire enfant.»

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(© Véronique Kipfer)

Pour illustrer ses dires, Tom Tirabosco va chercher ce qui fut une source inépuisable d’inspiration dans ses jeunes années: les livres illustrés La vie privée des animaux – dont son préféré, La Préhistoire. «J’adorais ces livres et je les connaissais par cœur! Je recopiais beaucoup les dessins qui s’y trouvent, qui sont absolument incroyables et dont beaucoup ont été faits par un dessinateur tchèque très connu dans son pays, Zdenèk Burnian. C’était en particulier un incroyable peintre de la Préhistoire, qui a beaucoup travaillé avec les paléontologues de son époque.» Son autre influence est Tintin – «Surtout Tintin au Tibet, parce qu’il y avait le yéti. Le travail d’Hergé est incroyable et très moderne, c’est une œuvre dans laquelle on peut entrer de diverses façons.» La nature est évidemment l'autre source d'influence du dessinateur: «J’habitais à la campagne et j’allais tout le temps dans les bois de Jussy avec mon frère, se souvient-il, des étoiles dans les yeux. Nos parents nous laissaient complètement libres, et on allait au bord des étangs pour ramasser des tritons, des têtards, on attrapait même des couleuvres à la main.» Tout d’abord amateur de «gros animaux exotiques», il est ensuite devenu moniteur dans des camps du WWF entre 17 et 20 ans et a alors «aussi appris à observer les petites bêtes de chez nous», qui l’ont tout autant fasciné. «Je suis aussi devenu un grand fan des oiseaux, et j’ai découvert la beauté qu’il y a dans les choses très simples.»

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Quelques livres de la collection «La vie privée des animaux» (© Véronique Kipfer)

La baleine sous toutes ses formes
Mais son plus grand amour animalier reste la baleine: «Un dimanche par mois, mes parents me laissaient regarder les reportages de Cousteau, qui me faisaient vraiment rêver.» Il a d’ailleurs consacré un court-métrage d’animation au fascinant mammifère, ainsi qu'un spectacle où il dessine en direct sur le texte Des baleines de Heathcote Williams, récité par son ami, le rappeur genevois Jonas Brülhart. «C’est un livre incroyable, une véritable ode à la baleine, à la fois documentaire et poétique. On y apprend qu’à l’époque, la baleine servait à tout: à illuminer Londres grâce à sa graisse, à nourrir les chats, à garnir les corsets… Ce spectacle a été joué il y a quelques années au Théâtre de l’Orangerie de Genève, ainsi qu'à l'Alhambra plus récemment, et il a eu un tel succès qu’on m’en parle encore aujourd’hui. Il sera aussi rejoué le 30 mars 2025 à 16h au Palais des Beaux-Arts de Charleroi, et j’aimerais beaucoup le faire tourner ailleurs encore. Si vous rencontrez une directrice ou un directeur de théâtre, glissez-lui l’info à l’oreille…»

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«Des baleines» de Heathcote Williams (© Aubier Montaigne)

En attendant, Tom Tirabosco a de quoi faire: il alterne concerts dessinés avec son frère Michel, virtuose de la flûte de Pan, et réflexions autour de nombreux projets. Les derniers en date? Il vient de rééditer sa BD L’œil de la forêt, avec un cahier spécial qui montre ses recherches d’illustrations pour la couverture. «J’ai aussi retravaillé la typo et redessiné les têtes de certains personnages: à l’époque, j’avais l’habitude de les faire plus grandes, mais ça ne me plaît plus.» Il réfléchit aussi actuellement à une idée de livre avec le trappeur moudonnois Kim Pasche, spécialiste des premiers peuples chasseurs-cueilleurs et du Néolithique. «Je l’ai contacté durant le confinement, car j’aimais beaucoup ses écrits dans le magazine Yggdrasil, créé par Pablo Servigne. On est en train de construire quelque chose, je ne sais pas si ça aboutira mais c’est un peu un prolongement de Terra Animalia, qui questionne ce qu'il nous reste d’une culture qui a perduré durant deux cent mille à trois cent mille ans, et qui a quasi disparu en trois mille ans avec la sédentarisation, l’agriculture et la propriété privée.»

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«L'oeil de la forêt» (© DBD éditions)

Nouvelle étape
Pour ce nouvel ouvrage, l’illustrateur sait déjà quelle sera sa technique: «du monotype et de la couleur numérique». «Chaque projet appelle à une approche différente» souligne-t-il ainsi. 

Mais au fait, en quoi consiste la technique du monotype? «Je travaille sur une plaque épaisse de néoprène, sur laquelle j’étale une mince couche d’encre, explique-t-il en joignant le geste à la parole. Puis je pose ma feuille de papier sur l’encre, et je dessine ce que je veux.» Au verso de la feuille apparaît alors une version encrée et légèrement plus floue du loup qu’il vient de dessiner. Une version qu’il peut ensuite travailler à volonté, en ombrant certains éléments d’une simple pression de l’index, ou en en accentuant d’autres de la pointe du crayon. Et comment savoir quand le dessin est terminé? «On le sent. Mais parfois, on est trop dans le contrôle et on veut ajouter des détails inutiles, alors qu’un dessin inachevé peut être très beau.»

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Application de l'encre (© Véronique Kipfer)

Entre crayon et écran
Tom Tirabosco enseigne à l’Ecole supérieure de BD et d’illustration de Genève – une école créée avec ses collègues au sein du CFParts il y a 7 ans, car à l'époque le dessin narratif n'y était plus enseigné – et il a lutté bec et ongles pour qu’y soit intégrée une filière «bande dessinée». «Je me suis toujours senti entre deux générations, remarque-t-il. Je ne suis pas comme Derib ou Cosey, qui ne dessinent qu’à la main, ni comme les jeunes illustrateurs, qui travaillent aujourd’hui uniquement sur ordinateur. Pour ma part, je mélange le dessin traditionnel avec le numérique. C’est vrai que ça va plus vite avec l’ordinateur, mais du fait qu’on peut zoomer sur son travail, on risque de tomber dans l’obsession du détail, en voulant tout peaufiner, tout lisser, au risque d’obtenir des images irréelles, qui perdent leur sensualité. Pour moi, un dessin doit contenir une part d’accident: c’est ce qui le rend humain, fragile et sensible. C’est aussi un travail de lâcher-prise, qui demande de renoncer à la maîtrise de la technique.»

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Monotypes originaux (© Véronique Kipfer)

Ce travail de lâcher-prise, Tom Tirabosco souligne d’ailleurs tenter de l’exercer actuellement «à tous les niveaux ». «Mes BD et projets sont toujours imprégnés de mes lectures du moment, et Terra Animalia, par exemple, est une petite fable grand public, mais qui est quand même née de nombreuses lectures. Dont celles d’ouvrages de Baptiste Morizot et Philippe Descola, qui sont deux penseurs qui nous font imaginer ce que pourrait être un autre rapport au vivant. Et c’est vraiment quelque chose qui me passionne actuellement. J’ai également besoin de retrouver une forme de simplicité, de revenir à l’essentiel.»

Dans son lumineux atelier, à l’espace pourtant propice à l’accumulation, Tom Tirabosco ne semble en effet garder que l’indispensable: son matériel de dessin, ses croquis originaux ainsi que des portraits de ses monstres au mur. Seules ses deux bibliothèques, pleines à craquer d’ouvrages traitant de thématiques aussi variées que parfois surprenantes – oiseaux, tatouages, Vermeer, mais aussi tapis orientaux ou galions – n’illustrent guère sa recherche de minimalisme. Mais quand on est curieux de tout, c’est sans doute déjà un exploit de se limiter à quelques rayonnages…


Image de vignette: Terra Animalia (© La Joie de Lire)

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Tom Tirabosco

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