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Un ange amoureux révolté est passé...

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Annie Rolland
11 mars 2010

Lorsqu'un élément gênant fait intrusion dans une conversation, il se produit un silence "assourdissant", un
silence d'une nature très spéciale. On dit alors, selon une vieille formule, qu'un ange passe…

La vie amoureuse et sexuelle des handicapés provoque ce phénomène. Le silence engendré par le "passage de l'ange" est lourd du poids de l'histoire humaine, des douleurs et de la violence qui lui sont propres. Avant de parler du très beau roman de Cathy Ytak, intitulé Rien que ta peau paru en 2008 aux éditions Actes Sud Junior, examinons le panorama idéologique de ce tabou social particulièrement solide.


Les origines de l'exclusion

Les travaux des chercheurs de l'université de Lyon [7] nous éclairent sur les origines de l'eugénisme tant dans la société gréco-romaine que dans le dogme judéo-chrétien où s'origine la société occidentale. Platon prônait, au nom du culte de la beauté, au mieux la réclusion des enfants "difformes", au pire l'infanticide [10], à des fins explicites de préserver la "race pure des gardiens". L’Ancien Testament et les Prophètes préconisent la charité envers les déshérités, mais ils lient directement l’infirmité et la maladie au péché et à l’impureté : le handicap sanctionne une infidélité de l’homme vis-à-vis de Dieu et celui qui en est affecté estjugé impur.

Saint Augustin classait les simples d’esprit dans l’ordre de l’animalité. Pour Martin Luther, les "infirmes ne sont qu’une masse de chair sans âme. Le diable siège à la place de leur âme. Si j’étais le Prince, je les prendrais et les noierais".[2] Il faut attendre le siècle des Lumières pour que Diderot (Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, 1749), l’Abbé de L’Epée (L’art d’instruire les sourds et les muets par la méthode des signes, 1776) et Valentin Haüy (Essai sur l’éducation des aveugles, 1786) dénoncent l'exclusion et affirment la dimension humaine des maudits. La classification psychiatrique du 19ème siècle, loin d'assouplir l'enfermement des "anormaux", le légitime par l'argument technique et pragmatique. Les voici désormais classés, étiquetés, catégorisés mais toujours inférieurs et sans aucun droit.

Le 20ème siècle, temps de l'adaptation et de la compétition, érige la normalité au rang de principe universel et fait du handicap un dysfonctionnement de la normalité.

Corriger le manque et la déficience devient le moyen unique d’intégration des handicapés, perçus comme d'étranges entités plus que comme des personnes à part entière.

Ce siècle a vu naître des programmes de stérilisation, voire d'extermination, mis en œuvre par les régimes politiques totalitaires soutenu par l'eugénisme de l'idéologie fasciste et nazie.

Travaillant à l'hôpital psychiatrique de Clermont de l'Oise durant de nombreuses années, j'ai appris que les malades mentaux n'ayant pas bénéficié de tickets de rationnements durant la période de l'occupation allemande, sont morts de faim.

Le gouvernement de Vichy nomma ce programme "l'extermination douce" [7].

En 1966, Georges Canguilhem [1] souligne la très fragile frontière entre le normal et le pathologique et nous
invite à intégrer respectueusement les différences mais sa pensée n'aura qu'un faible impact sur les pratiques d'exclusion qui frappent les fous, les déficients mentaux.

Angoissés par cet autre "trop différent", notre identité demeure chevillée à une excessive conformité à la norme sociale. Parmi les critères de conformité, la sexualité trouve désormais une place de choix car elle constitue un instrument de contrôle des conduites socialement adaptées.




De l'amour et du sexe des anges




1989, à l'ordre du jour d'une réunion institutionnelle de l'hôpital de Clermont de l'Oise, figure le problème
causé par deux patients "chroniques" (ce qui signifie en fait hospitalisés depuis des années) qui ont des relations sexuelles et ont été surpris par des veilleurs de nuis durant leurs ébats nocturnes. Aucun texte, aucune note de service ne précise que cela est interdit. Pourtant la majorité des soignants présents à la réunion s'accordent à considérer cela comme illicite. "Nous ne sommes pas dans une colonie de vacances !" clame le médecin responsable du pavillon, qui semble ignorer que dans les dites colonies, la chose sexuelle est effectivement interdite puisqu'il s'agit d'enfants mineurs. J'apprends que la sexualité des malades mentaux est tout simplement niée. Elle n'existe pas, donc elle ne fait l'objet ni d'interdit ni d'autorisation. Pourtant, nous savons qu'elle se pratique, à la sauvette, en cachette, en échange de services, d'argent ou de… bonbons ! … C'est une sexualité triste, condamnée, honteuse d'elle-même, tronquée de sa dimension affective et relationnelle, une sexualité réduite à l'acte. Dans ce contexte de déni massif de la réalité humaine, les soignants se comportent en parents abusifs ignorants tout de la brutalité totalitaire dont leurs décisions sont le vecteur sournois.



Une étude sociologique [9]montre qu'en matière de sexualité, les parents d'enfants handicapés expriment un déni ou refus manifeste de la sexualité des personnes handicapées en général et de leurs enfants en particulier. Tout se passe comme si l'adulte handicapé n'était doté que d'une capacité limiter à aimer (uniquement sa famille) et privé de la dimension sexuelle génitale des sentiments amoureux. Considéré comme un éternel enfant, on lui attribue d'office "une sexualité enfantine, c'est à dire une sexualité désexualisée et essentiellement fondée sur l'affectivité". [8] Alain Giami et al., décrivent le processus d'angélisation de la personne handicapée destiné à la maintenir à l'écart du monde.



André Dupras [4] décrit ce qu'il appelle le syndrome de Forrest Gump pour montrer comment le mythe de l'ange vise à maintenir la personne handicapée dans une aura d'innocence enfantine (non pas infantile) d'où la sexualité est exclue au moins sous sa forme physique. Forrest Gump, personnage principal du film du même nom, est un ange "sans désir érotique condamné à la chasteté". Il incarne la figure idéale de l'ange gardien et son histoire tend à nous faire croire qu'elle est l'image du bonheur, alors qu'il connaît un destin où la solitude et l'exclusion sont dominantes. Le message trompeur de ce film confirme que "l'idiot est dépositaire de l'innocence et de la pureté qui constituent des remèdes aux problèmes sociaux." La réflexion menée
par André Dupras depuis plus de 20 ans montre combien ce processus d'angélisation des handicapés mentaux et physiques les éloignent du statut de sujet propre à la personne humaine, et a pour conséquence l'exclusion radicale du champ social. "Ainsi, écrit-il, la personne handicapée se sent comme un monstre (sacré) intouchable, une créature bizarre qu'on vénère de loin. Elle a l'impression d'appartenir à un autre monde, à un domaine séparé, interdit et inviolable. Son corps est un sanctuaire consacré au culte de la
virginité. On ne la touche pas dans un but érotique comme on ne profane pas les choses sacrées." [5]





Les rencontres régionales du CREAI de Picardie en 2004 ont concentré la réflexion sur les représentations inconscientes qui conditionnent nos réactions et en concluent ceci : "On demanderait donc aux personnes handicapées mentales de vivre leur sexualité à condition que cela ne les fasse pas souffrir, qu'elles établissent une relation affective avec une personne également handicapée, qu'elles se montrent fidèles
entre elles, s'engagent pour la vie et de préférence, n'aient pas d'enfants." [3]



Le saut de l'ange dans la réalité du corps amoureux



Le roman de Cathy Ytak, Rien que ta peau [11] illustre sur le mode poétique du discours d'une
adolescente, la question de l'éveil à l'amour dans une dimension qui articule le désir charnel et la relation amoureuse. Le titre déjà donne le ton par la référence tactile à l'organe du toucher, cette interface sensible entre le monde et nous. L'écriture délicate de l'auteur donne une place dominante à la sensualité, aux représentations mentales des sensations physiques propres à l'éveil amoureux. Le texte court s'allie à la densité du style. La force des images, la dominante poétique du jeu des couleurs de la vie, du temps, des
vêtements, de la nature donne au corps une place primordiale. Seulement voilà, la beauté de l'histoire tient au fait que Ludivine n'est pas "comme les autres". Elle est "lente", euphémisme pour dire la différence. Est-elle idiote ? Débile ? Handicapée mentale ? Déficiente intellectuelle ? Le lecteur apprend qu'elle prend le car pour se rendre quotidiennement dans un "institut", et qu'elle vit avec ses parents.
Je n'aime pas quand ma famille parle de moi. Ca se termine toujours par des cris. Mon père qui dit : "C'est tout de même pas de ma faute si j'ai une fille idiote ! (p.37)


De son "handicap" elle dit peu de choses si ce n'est à travers le prisme du regard incisif des autres, les
"normaux" :

Je t'ai dit que j'avais été une enfant difficile, que bébé, je me mordais jusqu'au sang, à en garder des traces sur les poignets, et que, surtout, je criais. Je criais d'une manière spéciale.

On dit crier parce qu'il n'y a pas d'autre mot. Ou bien hurler. Comme les loups.

Que mon hurlement continu faisait même peur aux chiens, (…).


Elle dit les consultations avec des médecins spécialisés en cachette, la honte de ses parents. Elle modifie son prénom, elle préfère s'appeler Louvine, peut-être parce qu'elle hurle comme les loups, et aussi à cause de l'influence de la lune sur ses cycles menstruels.




Ludivine rencontre Mathis. Lentement, timidement, avec prudence, ils s'approchent l'un de l'autre et de ce rapprochement naît un émoi.
Je me suis mise à rire, tu t'es mis à rire. Et quelque chose a bougé dans mon ventre. Je n'ai pas bien compris ce qui se passait. Je me suis demandé si ça n'était pas mes règles, mais ça n'était pas du tout la pleine lune, rien qu'un premier quartier. Après j'ai compris que c'était ton rire qui avait remué quelque chose dans mon ventre, et petit à petit, je me suis habituée à cette sensation douce et agréable.
Les deux adolescents s'épient, s'attendent, s'observent et parlent et découvrent ce qui les unit par-delà les
mots, et surtout, au-delà des apparences



Mais ce qui nous rapprochait, toi et moi, c'était ce quelque chose d'un peu caché au fond de nous, peut-être un peu cassé. Je criais quand on s'approchait de moi trop vite, et toi tu ne voyais pas la différence entre la couleur d'une courgette et celle d'une carotte.
(p. 45)


Ils vont ensemble découvrir ce qu'aimer veut dire lorsque ce verbe est conjugué au langage des sens. Ils
forgent le projet d'un plaisir charnel partagé, à l'abri des regards, dans le lit de glace d'un étang gelé.
Et ces jours-là, j'ai senti que je gardais en moi un petit bout de peau, un morceau d'enfance qui ne demandait qu'à disparaître et s'effacer.



Mieux qu'un plaidoyer solidement argumenté, le récit de Louvine exige, revendique le droit d'aimer comme synonyme du droit d'exister. Au point que les timides paroles du psychologue nous paraissent fades et si éloignées de la vérité. La violence du refus des parents de Louvine nous rappelle à la réalité sociale d'aujourd'hui.

"Aussi bizarre que ça puisse paraître, a dit le psychologue à mes parents qui l'attendaient dans la cuisine, je crois que Ludivine était d'accord pour suivre ce garçon et avoir des relations sexuelles avec lui."

Ma mère a rétorqué que ça n'était pas possible, que je n'étais pas assez mûre, et que je n'étais même incapable de prendre une décision simple. Alors ça, non. Ca n'était pas possible.
(p.18)


Ce roman met l'accent sur l'accès barré de la sexualité génitale aux adolescents handicapés mais la puissance du récit à la première personne révèle un autre aspect plus subtil et hautement subversif eu égard à l'exigence de normalité. A nous qui sommes conditionnés par l'en moins du handicap, Louvine nous apprend l'en plus de sa différence : une vision du monde tissée dans la couleur, un sentiment d'exister ancré dans l'expérience sensible, accordé à la musique du corps. Cathy Ytak met en perspective la place du corps communément admise dans n'importe quelle histoire d'amour et le bannissement du corps sexué de la personne dite handicapée. Ce faisant, elle met en lumière ce que nous sommes supposés ne jamais oublier : la condition humaine est d'abord une affaire de singularité. La conformité à la norme imposée par les sociétés constitue, dans ses excès, une condamnation sans appel de cette singularité.

La littérature et le cinéma des vingt dernières années abordent le sujet de la relation du sujet handicapé mental ou physique avec prudence mais dans l'ensemble ils réconcilient le public avec l'éternel principe de l'exclusion du corps et du désir et du plaisir sexuel. Ils fabriquent trop souvent un compromis qui satisfait la censure latente qui règne dans une société occupée à se reproduire et à produire.

Cathy Ytak nous invite à refuser le modèle de l'ange, tout comme Wim Wenders, dans le film "Les ailes du désir", où un ange choisit de devenir un homme par amour pour une belle trapéziste. Il choisit un corps sans ailes mais apte aux plaisirs de la chair. A l'instar de Louvine, cet ange-là est un ange rebelle. Durant la lecture de Rien que ta peau, un ange passe… mais il s'agit cette fois d'un ange amoureux et révolté. J'espère qu'il fera grand bruit !


La Cahuette,
le 10 mars 2010






Bibliographie




[1] CANGUILHEM, Georges (1966) Le normal et le pathologique. Paris PUF.


[2] CAPUL, Maurice (1989) Abandon et marginalité. Les enfants placés sous l’Ancien Régime. Toulouse, Privat.


[3] CREAI de Picardie (2004) Vie affective, intimité et sexualité des personnes vivant avec un handicap mental. Cinquième Rencontre Régionale "Agir ensemble". 3 décembre 2004.


[4] DUPRAS, André (1998) La désexualisation de la personne handicapée mentale ou le syndrome de Forrest Gump. Revue Européenne du Handicap Mental, Vol. 5, N° 18 : 47-52.


[5] DUPRAS, André (2000) Sexualité et handicap : de l'angélisation à la sexualisation de la personne handicapée physique. Nouvelles pratiques sociales, Vol. 13, N° 1 : p. 173-189


[6] DURAND, Pierre (1988) Le train des fous. Editions Syllepse Alter Editeur


[7] GARDOU, Charles, KERLAN, Alain (2002) l’éthique à l’épreuve du handicap. La Nouvelle Revue de l’AIS, Dossier « Ethique, éducation et handicap », n°19, 3ème trimestre 2002
: 7-22


[8] GIAMI, A., HUMBERT-VIVERET, C., LAVAL, D., (1983) L'ange et la bête. Représentations de la sexualité des handicapés mentaux par les parents et les éducateurs. Vanves-Paris. CTNERHI-PUF.


[9] MERCIER, M., DELVILLE, J., COLLIGNON, J-L. (1994) Sexualité et handicap mental. Revue européenne du handicap mental, Vol. 1, N° 1 : 25-32


[10] PLATON, La république. Livre V, 460-c. Paris, Garnier Flammarion, 1966. P. 215


[11] YTAK, Cathy (2008) Rien que ta peau. Arles, Actes Sud Junior