Vincent Cuvellier: la recherche en écriture
Double actualité pour Vincent Cuvellier! Lauréat du Trophée spécial de l’auteur jeunesse de l’année 2025 décerné par Livres Hebdo, le 7 avril dernier, l’écrivain vient de publier Madeleine sous la ville (Little Urban), illustré par Guillaume Bianco. Après Élisabeth sous les toits et Alexandre sur les flots, ce volume vient compléter sa trilogie qui raconte les aventures de trois orphelins dans les années 20. L’occasion d’échanger avec lui autour de l’écriture et la prévalence du style, du rythme des phrases, du choix des mots que l’auteur, tel un orfèvre, cisèle avec une exigence aujourd’hui récompensée.
Double actualité pour Vincent Cuvellier! Lauréat du Trophée spécial de l’auteur jeunesse de l’année 2025 décerné par Livres Hebdo, le 7 avril dernier, l’écrivain vient de publier Madeleine sous la ville (Little Urban), illustré par Guillaume Bianco. Après Élisabeth sous les toits et Alexandre sur les flots, ce volume vient compléter sa trilogie qui raconte les aventures de trois orphelins dans les années 20. L’occasion d’échanger avec lui autour de l’écriture et la prévalence du style, du rythme des phrases, du choix des mots que l’auteur, tel un orfèvre, cisèle avec une exigence aujourd’hui récompensée.

Alexia Psarolis: Ce prix décerné par Livres Hebdo, qui atteste une reconnaissance, peut-il être considéré comme une revanche positive?
Vincent Cuvellier: Pas une revanche, non, mais plutôt comme une sorte de balise qu'on pose. Je suis d’autant plus content qu’il s’agit d’un prix décerné par 3600 professionnels qui ont voté, sans copinage. Cela signifie que le travail un peu têtu que je mène depuis longtemps, en restant un peu en dessous des radars de la presse, du best-seller, de la grosse notoriété, finit par payer. Les professionnels reconnaissent dans mon œuvre une certaine cohérence et une constance, également.
Avec plus de cent livres à ton actif dans des genres variés (bandes dessinées, albums, romans, expériences avec la musique et le cinéma), quel est ton prochain défi?
Je publie depuis une trentaine d’années, creusant le même sillon depuis toujours, c’est-à-dire une recherche en écriture. Je ne fais pas de la littérature, je fais de l'écriture. Je travaille sur le style et, notamment, sur la vivacité du style, je m’emploie à mettre de l'énergie et de la vie dans les phrases, à essayer de faire en sorte que chaque phrase ait quelque chose de vivant, de drôle, d’animé. Quel que soit le support sur lequel je travaille, je creuse ce même sillon, un peu à la manière des vieux artisans japonais qui, pendant quarante ou cinquante ans, ont essayé la même technique de céramique mais, à un moment, vont réaliser des vases, des assiettes, des sculptures monumentales. Quand je commence à tourner en rond, je change de support: le roman pour les enfants de dix ans, la BD adulte, l’écriture pour des musiciens, des scénarios, des albums pour les tout-petits… Dès que j’ai le sentiment d’être allé au bout, je change.
Une autre manière de ne pas m'embêter consiste à développer plusieurs projets en même temps, je peux en laisser d’autres pendant des années ou bien j'attends que ce soit les gens qui me relancent, par exemple, pour des projets d'écriture de séries ou de cinéma.
L’écriture théâtrale te tente-t-elle?
On m'a déjà commandé des textes, mais je n’aime pas tellement. Je trouve que c'est beaucoup de travail pour un résultat qui n'est pas satisfaisant pour moi. Par contre, j'aime beaucoup travailler avec les musiciens classiques, le résultat est très impressionnant. Je pense que ma prochaine étape est d’écrire pour les adultes. Avec les romans ados, j'ai redécouvert le plaisir de raconter des histoires sur le long terme. J'essaie de mettre en littérature adulte la même énergie que j'ai pour la jeunesse.
Que penses-tu de cette attention accrue aux représentations à l’œuvre dans la littérature jeunesse?
Ça me fait rigoler. Selon moi, c'est un truc qui va crever comme une bulle dans dix ans. On nous donne beaucoup de responsabilités, à nous, les écrivains pour enfants, alors qu’il n'a jamais été avéré qu'on ait vraiment fait des dégâts dans la société. On ne fait jamais aucun reproche aux rockers qui incitent à fumer, à boire, à se droguer, à avoir des comportements sexuels border, dans des clips ultra sexualisés sur YouTube, par exemple…
Un auteur, quand il a écrit, doit être entièrement libre. Les écrivains, en tant que personnes, ne vivent pas en dehors de la société; mais dans leur œuvre, c’est différent. Quand on écrit, on n'a pas à se soucier du régime en place, des idées du moment… On doit s’en affranchir. Nous, écrivains, exerçons un métier artistique, la morale n’est pas notre affaire.

Tes livres ont souvent pour cadre d’autres époques, les années 20, comme dans la trilogie publiée chez Little Urban (cf. image ci-dessus), les années 50 ou 70… Est-ce une forme de nostalgie ?
C'est une manière de me payer des petits voyages dans le temps quand j'écris, des petites bulles... Le passé permet peut-être une liberté d'écriture et d'action; on est alors sans doute moins sujet à la morale ambiante. Les demandes de la société ne m'intéressent pas tant que ça. Je ne vais jamais parler de jeux vidéo, je n’ai pas forcément envie de parler de parité, de sexisme, d'équité, de racisme... En revanche, mes livres comportent une dimension très actuelle et très concrète, pas forcément celle à laquelle on pense. Dans un album d’Émile (Émile et le facteur, illustrations de Ronan Badel, Gallimard Jeunesse, 2025, ndlr), par exemple, le facteur amène une lettre recommandée à sa mère pour l’informer que, si la facture n’est pas payée, l'électricité sera coupée. Ça, c'est hyper actuel, des milliers d'enfants et de parents sont concernés par cette situation, et il n’en est jamais question dans la littérature jeunesse, surtout dans les albums pour les enfants de six ans.
Ta trilogie tisse, en filigrane, une fresque sociale où les riches et les pauvres évoluent dans des mondes parallèles…
Ce n'est pas le sujet du livre, mais si tu regardes, les copains des orphelins sont des clochards, des prostituées, des malfrats, des marginaux, un condamné à mort, un marin… Ça passe parce que c'est situé dans une époque (les années 20) et son contexte. On ne voit, dans les livres, que ce que l'on veut bien voir, donc on va faire attention à certaines choses qui concernent la morale d'aujourd'hui, et dans dix ans, ce sera une autre morale. Dans mes livres, le contexte social est très fort; l'exemple que je donnais sur Émile et la facture d’électricité est typique. Il n’y a jamais ça dans les livres pour enfants.
Quels sont les caractéristiques de tes personnages?
Mes personnages sont souvent des gens simples, qui n'ont pas de maison de vacances, par exemple. Sans côté misérabiliste, non plus. Dans mes livres, les gamins se débrouillent sans les adultes… ce qui fait parfois un peu tiquer ces derniers. Souvent, dans les livres pour la jeunesse, le personnage de l’enfant a de gros problèmes ; il rencontre alors une institutrice super sympa ou un psychologue qui vont l’aider à aller mieux et tout rentre dans l’ordre. Chez moi, pas du tout. Tout le monde se débrouille.
Mes livres comportent également de nombreux personnages féminins, sans s’engouffrer dans la vague des gros livres à thème; des filles ou des femmes qu'on rencontre assez peu en littérature en général, comme la vieille dame dans Émile (Émile invite une copine, illustrations de Ronan Badel, Gallimard Jeunesse 2014, ndlr). Ce n’est pas une mamie mais une espèce de vieille femme un peu dingue, qui n’a peur de rien, qui n'est pas commode, mais sympa comme tout. J’ai plein de personnages de vieux dans mes livres!


D’où provient l’idée des bonus, à la fin des livres de la trilogie publiée chez Little Urban?
C'est l'idée de l'éditrice, mais j’ai demandé à les rédiger car je voulais que ces connaissances, ces prolongements pédagogiques soient cohérents avec le reste du roman (sauf pour le premier volume où les références n’étaient pas les miennes). J’y cite Pierre Mac Orlan, Blaise Cendrars, Rabelais, Joseph Kessel qu’on donne peu en exemple dans la culture actuelle. Ces temps-ci, on est plutôt sur la morale que la pédagogie: on incite les enfants à protéger la planète, à défendre l’égalité garçons-filles, à se battre contre le harcèlement scolaire, à être tolérants avec les minorités sexuelles… C’est souvent ce qui est demandé et mis en avant; pour moi, ce n’est pas de la pédagogie, c’est presque de la politique. Personne n’a à me l’imposer. J’écris mes livres comme je veux! En revanche, la culture, l’apprentissage des connaissances, j’adore ça, et ce n’est pas de la morale.
Comment définir le travail de l’écrivain, sa fonction?
L’écrivain doit suivre son sillon de manière un peu têtue, s’affranchir de la morale de l'époque, même de son esthétique. La différence entre les sciences fondamentales et les sciences appliquées est une belle image pour parler de la création artistique. D’un côté, un scientifique peut développer un logiciel, par exemple, pour une application immédiate. Parallèlement, un chercheur peut avoir travaillé pendant une quarantaine d'années sur un nouveau concept, inapplicable à l’époque. C’est pareil pour les écrivains: on n’a pas forcément une obligation de résultat. Écrire, c’est presque de la recherche, de l’exploration. En revanche, l’avant-garde un peu provocatrice qui s’adresse à un public très spécialisé ne m’intéresse pas. Dans la littérature jeunesse, on a toujours le lecteur en ligne de mire, en l’occurrence les enfants qui ne sont pas des lecteurs comme les autres. Ma ligne reste d’écrire des livres grand public de qualité, ni du commercial pour le commercial, ni des textes lus uniquement par une élite.