Anaïs Krebs: avec justesse et féerie
Dans les hauts de Neuchâtel, La Station est un ancien bâtiment du service des eaux, qu’une vingtaine d’artistes s’est réapproprié pour dessiner, peindre, graver, imaginer… C’est dans la cuisine de ce lieu de création plein de charme, dans lequel se mêlent lourdes et anciennes machines en acier, et magnifiques meubles modernes en bois clair, et d’où l’on aperçoit un bout de nature par chaque baie vitrée, qu’Anaïs Krebs nous a raconté le chemin jusqu’à la publication de l’enchanteur Tsip tsap, paru il y a quelques semaines.
Dans les hauts de Neuchâtel, La Station est un ancien bâtiment du service des eaux, qu’une vingtaine d’artistes s’est réapproprié pour dessiner, peindre, graver, imaginer… C’est dans la cuisine de ce lieu de création plein de charme, dans lequel se mêlent lourdes et anciennes machines en acier, et magnifiques meubles modernes en bois clair, et d’où l’on aperçoit un bout de nature par chaque baie vitrée, qu’Anaïs Krebs nous a raconté le chemin jusqu’à la publication de l’enchanteur Tsip tsap, paru il y a quelques semaines.
Au quotidien et depuis des années, c’est munie de son appareil photo qu’Anaïs Krebs immortalise les plantes qu’elle croise. En ville ou en forêt, elle conserve les images des feuilles, des fleurs, des arbres qui poussent sur son chemin, toujours avec la même fascination pour ces morceaux de nature. Le fil rouge est là: le végétal, le floral… Les oiseaux, aussi. En somme, le vivant! Vivante, elle l’est tout autant. Anaïs rit de bon coeur, souvent, et c’est contagieux. Elle s’amuse de comparer Neuchâtel à Berlin, rit lorsque je lui demande si elle est graphiste «à la base», amusée par la formule. «Ce qui permet de retrouver l’équilibre dans un monde parfois affolant, c’est d’être en contact avec notre joie, là où on est, dans notre environnement proche», décrit-elle. Et sans qu’elle le sache, la joie qu’elle a mise dans toutes les photos prises au hasard de ses balades a contribué à créer Tsip tsap. «Comme c’est un livre des saisons, mes photos m’ont permis de savoir quelle fleur s’ouvrait quand», raconte-t-elle. Une histoire d’occurrences et de rencontres, qui commence dans sa propre enfance. Un peu comme la petite héroïne de son livre, irrésistiblement appelée par un mystérieux et mélodieux «tsip tsap»…
Aux racines
La talentueuse autrice-illustratrice grandit dans un environnement où l’artistique tient une grande place. Son père fait de la peinture, sa mère du stylisme, son grand-père est céramiste… Petite, elle se rêve peintre. «Je n’aimais pas beaucoup l’école secondaire», sourit-elle. À 16 ans, lors d’un entretien d’orientation scolaire et professionnelle, elle découvre une école d’art proposant une spécialisation en graphisme. La jeune femme se lance. «J’étais pressée d’avancer, de créer des images», se souvient-elle.
Juste après ses études, elle part faire un stage à Berlin, où elle se retrouve entourée d’autres graphistes. «Le rythme de Berlin me semblait assez proche de celui de la Suisse, il y a 20 ans: plutôt tranquille pour une ville de cette taille. L’espace, les parcs, le fait de se déplacer à vélo et de pouvoir commencer le travail à passé 9 heures... Même s’il s’y passe un peu plus de choses qu’à Neuchâtel!», plaisante-t-elle. Elle revient finalement dans son pays natal, y trouve du travail, devient maman. «On peut bouger avec des enfants, mais c’est quand même plus compliqué», observe-t-elle. De retour, elle fait du design horloger, des cadrans, de la joaillerie. Elle travaille au Swatch Lab de Zurich durant 4 ans comme designer. «Maintenant, je peux dire que j’ai fait des bijoux pour Swatch… c’est un monde tellement secret!», remarque-t-elle.
Puis, c’est la rencontre décisive avec la librairie Le Rat Conteur. Pour cette librairie jeunesse, elle développe tout un univers. N’ayant jusqu’ici pas eu d’occasions particulières d’écrire, elle rédige des chroniques et surtout les aventures de Rufus et Edmée, les «mascottes» de la librairie. «Jusque-là, j’avais travaillé en oubliant que j’avais envie de faire des livres pour enfants! En arrivant au Rat Conteur, je me suis reconnectée à ce rêve», se réjouit-elle. Sa collaboration avec la librairie la marque profondément. Elle s’émerveille de rentrer le soir avec des piles de livres à lire, et surtout se met à créer des histoires.
L’appel du pouillot véloce
Puis, au début du printemps, Anaïs Krebs entend de son jardin «tsip tsap, tsap tsip». C’est le chant du pouillot véloce. Mais ça, elle ne le sait pas encore. Qu’à cela ne tienne, la mélodie l’invite irrésistiblement à s’enfoncer dans la forêt environnante, à l’explorer, à partir à la découverte des fées et du lichen et, finalement, à y entraîner son lectorat.
Quelques croquis, mais surtout, très vite, l’écriture. La maman de quatre enfants veut nous emmener dans une balade à la fois didactique et merveilleuse. Dans Tsip tsap, une petite fille se promène, simplement, parmi les collemboles ou les prêles durant la belle saison, au milieu des faînes à l’automne. Attendez, mais qu’est-ce que c’est que tout ça?
Pour cet album, l’autrice-illustratrice s’est entourée de Rebecca Strub, une naturaliste, qui lui apprend notamment que le pouillot véloce est l’un des premiers passereaux à arriver et que c’est lui qui entonne les louanges de la ronde des saisons: le fameux «tsip tsap» qui donne son titre au premier livre d’Anaïs Krebs. Les collemboles, eux, sont de minuscules insectes qui rongent le sol de la forêt pour le transformer en humus… À chaque double-page un nouvel apprentissage!
Tout au long du livre, on est grisé par les sonorités, celles des noms vernaculaires et celles des onomatopées. On est aussi piqué dans notre curiosité. «On se balade dans une nature d’ici, accessible. Mais je voulais travailler avec quelqu’un qui me permette d’identifier les éléments pour que toutes les composantes réelles soient vraiment justes», explique Anaïs Krebs. L’album est une poésie qui prend des airs de documentaire, pour petits et grands. L’autrice a à cœur de rendre un peu plus familier le biotope que nous côtoyons chaque jour sans forcément le connaître. «À travers des termes souvent inconnus, j’ai voulu interpeler les lecteurs, les pousser à faire des recherches!», explique Anaïs Krebs.
L’artiste tenait à présenter un ouvrage qui soit toujours dans la justesse. «Au début du printemps, il y a une portée de notes et ce sont celles du chant du pouillot véloce, pour de vrai!», dévoile-t-elle. Une rigueur qui se retrouve tout au long du livre, de la position du pic épeiche contre le tronc (qui se modifie selon la saison), à celle des constellations dans le ciel d’hiver. «Je me demandais: de quel côté est la mousse? N’y a-t-il pas un peu beaucoup d’amanites tue-mouches? Puis j’ai fini par me détendre un peu», rit-elle.
Mais aussi, de la magie…
Mais toutes ces exactitudes n’empêchent pas l’envoûtement! «J’aimerais que les lecteurs rencontrent la nature, proche mais souvent méconnue et qu’elle devienne comme un être aimé dont en a envie de prendre soin», livre l’autrice-illustratrice. Et dans la mousse, entre les marguerites ou au milieu des Géminides, un petit monde de créatures magiques émerge. La nature telle que nous la voyons héberge dans Tsip tsap des craquants petits êtres que l’artiste se plaît à imaginer sous différentes formes selon les saisons. «Ceux du printemps sont inspirés du tardigrade et de la mousse. Ma fille s’est par ailleurs inspirée de mes premiers dessins des personnages coiffés de petites pousses, avec un balai à la main, pour en faire des déclinaisons», raconte-t-elle.
Tout ce petit monde, Anaïs Krebs nous explique qu’elle ne sait pas toujours exactement d’où il vient. «La nature, la mythologie, puis tout l’univers de Miyazaki m’inspirent… Mais, dans le fond, je ne sais pas trop où je vais les chercher», dit-elle. Aussi, on croise dans Tsip tsap des «lichernes», un mélange de lichen et de licornes, ou encore une créature mi-sirène, mi-crapaud. «En plein été, il y a de petites fées qui confèrent un esprit joueur. Pendant l’hiver, de petites créatures inspirées des moutons et de la brume dorment paisiblement», décrit l’autrice-illustratrice. Une dimension plus sensible, qui relie le lectorat à une lecture subjective, en plus des apprentissages terre-à-terre auxquels le livre ouvre.
«J’ai pris le parti de ne décrire que la nature», explique-t-elle. Aussi, la petite héroïne n’a pas de nom et l’univers féerique n’est pas mentionné dans le texte. L’autrice-illustratrice nous explique avoir voulu laisser à ses petits lecteurs la liberté de donner un nom à la petite fille, comme celle de se raconter les histoires qu’ils et elles souhaitent autour des créatures imaginaires. «Ça a été une vraie question mais, finalement, c’est du ressenti, c’est à mes lecteurs et lectrices de se l’approprier», dévoile Anaïs Krebs.
Une bal(l)ade
Lorsque nous avons demandé à Anaïs Krebs si elle avait créé son livre pour ses enfants, elle nous a répliqué qu’elle l’avait en réalité créé «avec» eux. «Ils me permettent de garder un pied dans l’univers magique de l’enfance», livre-t-elle. Accompagnée de sa petite tribu (ou parfois pas), Anaïs se ressource dans la nature. Pour elle, pas besoin de faire des heures de voiture: une forêt en lisière de la ville est aussi riche qu’un parc naturel alpin, si l’on y regarde bien. Les plantes et autres lutins qu’elle y rencontre sont tout autant inspirants! Emplie de souvenirs et d’impressions chinés pendant ses expéditions, c’est naturellement qu’elle a choisi le thème de son premier livre aux éditions La petite chaise.
Un texte lui est assez vite venu en tête, suivi des images. «J’ai besoin d’avoir une idée très précise de ce que j’ai envie de faire pour pouvoir dessiner», explique-t-elle. L’écriture a servi d’écrin à l’univers joyeux de Tsip tsap. «Ce que j’adore dans les livres jeunesse, c’est la musique», explique Anaïs Krebs. Répétitions, onomatopées et figures de style: ça chante et l’autrice-illustratrice a fait de cette balade une vraie… ballade! Fascinée par les sons et les emplois que nous en faisons, l’autrice s’enthousiasme de l’usage courant des onomatopées dans la langue japonaise, ou encore des différences entre le «ouaf ouaf» de la langue française et le «woof woof» de la langue anglaise pour désigner l’aboiement du chien. «Même les oiseaux ont des accents», s’émerveille-t-elle.
Cette sensibilité apparaît bien sûr dans Tsip tsap. «Dans mon esprit, les chiffres, les lettres ont des images. Les fleurs me racontent une histoire…», nous livre-t-elle. Sa synesthésie n’est pas totalement étrangère à l’univers enchanteur de ce premier livre. Par ailleurs, pour rompre avec le travail très numérisé de ses créations précédentes, l’autrice-illustratrice s’est donné pour méthode de créer Tsip tsap à la main. Une volonté de rompre pour un temps avec les écrans, mais aussi une belle résonnance avec la subtilité et la poésie de son texte. Tous les contours sont faits au crayon bleu. Elle les a décalqués à l’aide d’une tablette lumineuse sur du papier à dessin, et les a colorés dans un deuxième temps, sur un calque différent. «Travailler sur deux calques permet d’avoir un contour moins dilué. Pour le remplissage, je me suis offert une petite palette d’aquarelle, faite à la main par une parisienne», nous explique l’artiste, totalement sous le charme des couleurs.
L’impression s’est faite avec des couleurs légèrement différentes que celles qu’on retrouve habituellement (cyan, magenta et jaune), permettant d’en faire ressortir plus fidèlement l’éclat. Enfin, Anaïs Krebs nous confie que la petite fauvette sur la couverture est un hommage à la fille de Noémie Gygax, la graphiste qui s’est occupée de la mise en pages et de la préparation à la production, prénommée Fauvette. L’objet-livre final, fruit de la collaboration avec son éditrice, Pascale Hess, raconte cette multitude d’anecdotes. «C’est grâce à de belles rencontres, humaines et artistiques, comme celles-ci que Tsip tsap a pu voir le jour», dit-elle.
Contempler et créer
Pour l’artiste, un livre est parfois aussi un «doudou», dont la sensation sous les doigts compte autant que le contenu. «Par exemple, je rêverais que l’illustratrice Camille Jourdy fasse des draps-housses, ceci est un appel!», lance-t-elle en riant. «Je lis autant de littérature jeunesse que de littérature pour adultes», continue-t-elle. Mais nul doute que la lecture fait partie de son quotidien. BD, romans, biographies ou mangas, livres de sciences humaines et sociales; elle les découvre à travers sa casquette de maman ou par l’intermédiaire de collègues de La Station, illustratrices de bande dessinée. Elle nous parle de Coucou sommeil, de Saehan Parc, de L’étoile de Mo, de Yeonju Choi, qu’elle dévore tendrement ces temps-ci… «En littérature adulte, je lis aussi pas mal à propos du féminisme et autres "wokismes"! Mon coup de cœur de cette année a été Le feu et les oiseaux (Céline Cerny et Line Marquis, Art&Fiction, 2023)», nous apprend-elle.
Cette amoureuse de la créativité sous toutes ses formes considère que les œuvres, et plus largement l’imagination, sont des refuges précieux, pour petits et grands. «On voit souvent les enfants s’inventer une histoire, même se parler! Je trouve que pouvoir le faire, même plus âgé, c’est chouette. Typiquement, en contemplant de la mousse, j’ai la nette impression que l’infiniment petit abrite un monde infiniment vaste!», nous confie-t-elle. Celle pour qui l’inspiration est présente jusque dans les minuscules dents-de-lion qui poussent entre les pavés, considère que les retours les plus «choux», selon ses mots, étaient ceux d’enfants qui complétaient son livre avec leurs propres univers.
L’artiste a d’ailleurs mis sur pieds un atelier lié à Tsip tsap. «On fait d’abord du dessin d’observation d’une plante du coin, puis on crée un petit monde imaginaire», résume-t-elle. Une parenthèse qui foisonne d’idées plus mignonnes les unes que les autres, mais aussi une manière de retrouver la plante dans son milieu naturel, comme une vieille connaissance, lorsque l’atelier est terminé. D’abord prévu pour les enfants, l’autrice-illustratrice va désormais aussi en proposer aux adultes.
On dirait bien qu’elle n’a pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin! L’artiste nous souffle qu’un prochain projet se construit, probablement autour d’un environnement plutôt intérieur. «Mes petites créatures émergent partout, pas seulement dans la nature», dévoile-t-elle. «La nature est indispensable, on en dépend et elle fait partie de mon équilibre. Mais cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas vivre d’autres choses ailleurs!», conclut-elle, en nous laissant nous projeter dans de prochaines aventures, qui promettent d’être aussi chantantes que colorées…