Anne Crausaz
Elle est née à Lausanne, et c’est dans cette ville qu’elle est revenue après une longue parenthèse dans les Cévennes : en effet, Anne Crausaz avait 9 ans lorsque ses parents ont eu envie de tout quitter, de commencer une autre vie, et c’est à la campagne, entourées de cinq chèvres offertes en guise de cadeau de départ par les collègues graphistes de son père, qu’Anne et sa soeur grandissent. Elle va à l’école du village, elle garde les chèvres (bientôt elles seront vingt-cinq !), mais à 23 ans, elle retourne dans la capitale vaudoise pour étudier le graphisme à l’Ecal. Rencontre avec une jeune artiste suisse déjà très reconnue... Entretien par Sylvie Neeman.
Dans les albums d’Anne Crausaz, tout est mouvement, mutation, évolution. Raymond l’escargot est un véritable transformiste : rêvant des nombreuses existences qu’il aurait pu mener, caillou, champignon, dragon, il adopte immédiatement toutes ces apparences ; les saisons passent, la nature change et l’enfant grandit dans Premiers printemps ; ailleurs (Bon voyage petite goutte), une goutte d’eau raconte son long parcours sur terre – et sous terre, et dans le ciel –, tandis que dans J’ai grandi ici, c’est une graine de pommier qui évoque sa vie, du premier jour où elle a germé jusqu’à celui où à son tour elle porte des pommes, et des graines. La nature, les animaux sont très présents dans les livres de l’artiste lausannoise. Avec minutie et fantaisie, elle met en scène, toujours sur de doubles-pages, de véritables tableaux épurés, aux formes parfaites, aux teintes rares. Cinq livres ont paru à ce jour chez son éditeur MeMo, d’autres sont en projet, et elle a même créé un jeu de mémoire, inspiré par l’intrépide Raymond et ses transformations (Raymond joue) !
Sylvie Neeman : Où vivez-vous, Anne ; ville ou campagne ?
Anne Crausaz : J’habite à la campagne, au pied du Jura, mais je suis rassurée : je vois le jet d’eau de Genève ! J’aime la campagne, mais j’ai aussi besoin de la ville. Je me sens souvent partagée entre l’envie d’être là où les choses se passent et l’envie d’être en pleine nature. Quoiqu’il en soit, je pense qu’on peut faire des livres qui parlent de nature et habiter Paris. Les origines sont plus importantes que le lieu de vie, je crois.
Votre père a été graphiste, mais il a abandonné ce métier. Pourtant c’est celui qui vous a attirée...
J’ai toujours été fascinée par le métier de mon père, mais lui a toujours tenté de me dissuader de prendre cette voie ; c’est un homme de la terre, qui avait besoin d’un retour à ses origines paysannes... Je n’ai à aucun moment regretté mon choix. Il y a vraiment, en Suisse, une tradition du graphisme, avec des enseignants de grande qualité, très pointus, très exigeants, voire pointilleux.
Cette exigence, ce souci de la perfection du trait, on les retrouve dans les formes parfaites de vos dessins...
Ce premier métier me sert dans mon travail d’illustration ; je traite le dessin comme je traiterais une lettre. J’ai essayé d’imaginer une typographie, mes propres caractères, j’ai passé des heures et des heures à trouver les courbes parfaites, les lignes. Avec mes dessins, c’est pareil ; il faut que chaque arrondi soit réussi en lui-même, mais aussi qu’il s’adapte et s’harmonise avec la ou les formes qui lui sont proches.
Pouvez-vous nous expliquer comment on travaille avec un ordinateur ?
J’utilise pour ma part un logiciel de dessin vectoriel. Mon point de départ sera un dessin très schématique mais précis, ou encore une photo. Je vais en saisir la silhouette générale sur l’écran. Tout ce qui est très géométrique peut être dessiné directement sur l’écran, sinon je reporte le dessin. Puis commence la partie de précision, où je choisis l’emplacement parfait des points, qui donneront les courbes que je souhaite, comme pour avoir, en travaillant à la main, de belles courbes tendues. Je joue en quelque sorte avec des vecteurs et des points !
Pardonnez-moi cette question, mais savez-vous vraiment dessiner ? Faut-il avoir un excellent coup de crayon pour réussir une image à l’ordinateur, ou une bonne maîtrise du logiciel suffit-elle ?
J’ai appris à dessiner, comme dans toute école d’art, mais je n’ai par contre jamais fait d’école d’illustration. Ma formation de graphiste m’autorise et favorise une autre approche, j’en suis ravie. Mais il faut vraiment savoir dessiner pour faire tout ce travail à l’écran, si minutieux, qui rend chaque trait et chaque courbe irréprochables. Si à l’ordinateur, je ne fais que décalquer une image, je me retrouve dans la même situation que lorsque je le fais à la main. Dans les deux cas cela se voit, donc pas de différence entre dessin numérique et dessin à la main ! De manière plus générale, l’illustration, de nos jours, n’est pas qu’une performance technique, mais une recherche d’originalité. Savoir dessiner ne suffit pas.
Pouvez-vous tout faire, de cette manière ?
Je dirais tout sauf de la matière, et des «défauts». Par défaut, j’entends bavure légère de l’encre sur le papier, comme dans les livres d’Anne Bertier par exemple. Je prends cet exemple, car son travail pourrait typiquement être réalisé avec un logiciel de dessin vectoriel. La ligne et la pose des couleurs sont parfaites. Bien sûr, je pourrais rajouter des défauts, par la suite, en inventer, mais cela perd un peu de sens. J’ai un petit regret par rapport à ça, mais le beau papier des éditions MeMo compense cet aspect, évite le côté trop léché.
Qu’appréciez-vous le plus, dans cette façon de procéder ?
Je pense que c’est le fait que je peux tout changer jusqu’au dernier moment, jusqu’au moment du clic qui envoie le projet à l’imprimeur – et même après ! Je peux changer la couleur d’une feuille, la taille d’un champignon, rien n’est définitif, je n’ai pas passé des heures à travailler sur une page pour soudain regretter telle couleur et devoir tout recommencer... C’est une liberté immense.
Qu’en est-il de la reproduction des couleurs, au moment de l’impression, étape délicate qui déçoit souvent les illustrateurs ?
C’est un autre des avantages de travailler ainsi : il y a beaucoup moins de mauvaises surprises, comparé à un dessin à la main plus ou moins bien numérisé. La mauvaise surprise ne peut venir que d’une mauvaise qualité d’impression ou d’une mauvaise restitution des couleurs pour diverses raisons.
On parle beaucoup de vos images, mais je dois dire que vos textes sont très beaux ; rythmés, sobres, ce sont des phrases empreintes de poésie, des textes sensuels ; ils amènent l’enfant à s’interroger sur ce qu’il voit, sur ce qu’il ressent, ils l’ouvrent avec beaucoup de simplicité au monde qui l’entoure.
Ce que vous dites me fait plaisir, parce que longtemps, pour moi, écrire a été très douloureux ; à l’école, et même encore à l’Ecal, j’avais une peine folle à faire ne serait-ce que des phrases compréhensibles... Et soudain, je ne sais pas pourquoi, ça a été le déclic. Comme une révélation ! A présent j’ai un plaisir fou à écrire. Je ne trouve pas les phrases immédiatement, mais jouer avec les mots, les sons, c’est une belle découverte. Et je conçois toujours mes doubles pages de façon globale, texte et image ensemble, dans une simultanéité.
Quels sont les artistes qui vous ont inspirée, et que penseraient-ils, à votre avis, des nouveaux instruments mis à la disposition des illustrateurs d’aujourd’hui ?
Enfant, j’ai beaucoup aimé Arnold Lobel ; et mon admiration va à des artistes comme Enzo Mari, Bruno Munari, Nathalie Parain, pour les plus «anciens». Ils étaient des précurseurs. Je suis convaincue que si Iela et Enzo Mari faisaient des livres aujourd’hui, ils utiliseraient le fameux logiciel «Illustrator» et ils adoreraient ça ! Ils s’amuseraient follement !
Vous conjuguez donc la modernité des outils, et un certain classicisme en ce qui concerne le papier, comme si l’un autorisait l’usage de l’autre. Qu’en est-il du livre électronique ? Accepteriez-vous par exemple une commande d’un livre destiné à l’édition électronique uniquement ?
C’est vrai que c’est quelque chose qui ne m’attire pas du tout, et lorsque j’ai créé Raymond rêve, je n’étais pas prête à éditer pour éditer. J’avais décidé d’imprimer moi-même mon livre si je trouvais un éditeur qui ne prenait pas soin de l’objet. Alors le livre électronique... à priori non ! Je dis à priori, car je n’ai rien contre, au contraire, mais je pense que les histoires et les illustrations doivent être créées directement pour ce media, donc différemment, pour que cela devienne intéressant. Un livre interactif se conçoit d’une autre manière.
Revenons à votre parcours ; nous vous avions «découverte» dans le dernier numéro de Parole en 2007, où sous le titre «Raymond rêve : le parcours du combattant ?», vous nous racontiez vos premières démarches, la recherche d’un éditeur. A ce jour vous avez publié cinq livres, tous chez MeMo. Vous avez trouvé l’éditeur de vos rêves ?
Je suis très contente de publier aux éditions MeMo. Leur catalogue me plaît. Souvent on me dit qu’il faut que je travaille avec d’autres éditeurs, parce que c’est comme ça qu’il faut faire... Tant que mes projets sont acceptés chez MeMo, il n’y a pas de raison de changer. Je fais confiance à la vie, je crois...
Vous parliez, au sujet de vos parents, de leur retour à la terre, aux choses essentielles ; en revenant en Suisse, vous avez quitté cette vie-là, mais vos livres, eux, sont tournés vers ces préoccupations ! Chacun de vos ouvrages évoque la nature d’une façon ou d’une autre...
Je crois que nous sommes marqués par notre enfance et que la mienne a été tournée, même quand j’habitais en Suisse, vers la nature. Inventer une histoire urbaine ne me vient même pas à l’idée, en fait.
Votre vie a-t-elle beaucoup changé, depuis ce fameux article de 2007 ?
A présent toute une partie de ma vie tourne effectivement autour des livres. Pas toute ma vie, parce que j’ai un fils, un compagnon, j’ai donc les bonheurs et les préoccupations d’une mère de famille, mais c’est vrai que les livres occupent une grande place. Je crois que cette distance, due au fait que j’ai un quotidien à gérer, me plaît, cela m’évite d’être prise corps et âme dans le tourbillon de l’édition ! Le statut d’auteur-illustrateur est difficile, je ne veux pas être aigrie, donc ma vie est aussi ailleurs.
Vous enseignez également ?
Oui, je donne quelques heures dans une école privée lausannoise ; j’enseigne le dessin d’observation. Et sinon je fais des travaux ponctuels de graphisme et j’ai collaboré avec une maison qui crée des jouets. Et il y a les salons, en France surtout, et les visites dans les classes. C’est important pour moi de rencontrer des professionnels du livre, d’autres auteurs et illustrateurs, et c’est aussi une source de revenus non négligeable.
Sans compter les «produits dérivés» ! Le beau jeu de Memory créé à partir des transformations de Raymond...
Oui, je n’avais pas vu le memory comme un objet dérivé, mais en effet c’est le cas ! Pour mes premières interventions dans les classes, j’avais tellement peur que les enfants s’ennuient que j’ai fabriqué entre autres un memory sorti du livre de Raymond rêve. Les enseignantes m’ont dit que s’il était commercialisé, elles l’achèteraient tout de suite. Je les ai prises au mot...
Comment se passent ces visites en classe ? Vous vous y rendez avec votre ordinateur ?
Non, pas du tout, car ce sont en général des interventions courtes : c’est compliqué, en une heure, de faire dessiner une classe entière sur un ordinateur. Quand je rencontre des classes, mon objectif est de faire dessiner les enfants plutôt que d’être dans la démonstration. Je leur donne des consignes assez précises pour éviter les schémas classiques maison/arbre/oiseau/ciel, et leurs productions deviennent alors très riches. Je suis encore une fois tellement attachée à l’objet, que je ne peux m’empêcher de faire avec eux un vrai livre avec leurs dessins : j’aime leur montrer que d’un simple dessin, on peut faire une couverture ou une double-page. Les enfants sont alors très touchés du résultat.
Quel regard portez-vous sur ces dernières années ?
Je suis surtout contente de faire à présent des «choses qui durent». Les travaux des graphistes ne sont pas souvent faits pour durer, ils peuvent accompagner une manifestation très ponctuelle ; une affiche de théâtre, on la garde peut-être, mais un dépliant, un flyer, on les jette. Les livres, eux, sont censés durer et c’est quelque chose d’important pour moi. Je trouve que le métier de graphiste doit être fait avec passion : je n’ai plus la passion. J’ai, en revanche, la passion non pas de faire des images pour des images, mais de dessiner des histoires. C’est différent. Ce sont comme des petits courts métrages. C’est aussi pour cette raison que je ne cherche pas à illustrer d’autres textes, car j’aurais de nouveau l’impression de me retrouver dans la position du graphiste.
Que disent à présent vos parents, et peut-être surtout votre père ? Est-il heureux que vous ayez – malgré lui – persévéré dans cette voie ?
Depuis que j’ai arrêté le graphisme pour l’illustration, mon père est intéressé par mon travail. Mes projets graphiques avaient l’air de lui rappeler de mauvais souvenirs... Et, bien sûr, je ressens une certaine fierté de la part de mes parents lorsqu’ils offrent un de mes albums à leurs amis.
Tous les albums d’Anne Crausaz, ainsi que le jeu de memory Raymond joue, se trouvent aux éditions MeMo.
Photographie de Michel Vasserot
Source : Revue Parole, publiée par l'Institut Suisse Jeunesse et Médias