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Auguste-Maurice Cocagnac : des images pour l'enfance

Janine Kotwica
25 janvier 2016


C'est sous ce titre que Geneviève Patte et les Amis de la Petite Bibliothèque ronde ont eu l'excellente idée de rendre hommage au travail d'édition pour la jeunesse d’Auguste-Marie Cocagnac (1924-2006), dominicain, théologien, exégète de mystiques orientales, peintre, critique artistique, illustrateur, voyageur, résistant, écrivain, musicien, chanteur… Une personnalité d'une exceptionnelle richesse qui a écrit de nombreux textes pour la jeunesse qu'il fit illustrer, aux éditions du Cerf, par des artistes au talent internationalement reconnu, faisant, en particulier, connaître en France quelques grands noms de l'illustration japonaise. Directeur de plusieurs collections, il a chassé sur les mêmes terres que des personnalités aussi différentes que François Ruy-Vidal, Harlin Quist, Pierre Marchand, Régine Lilensten ou Robert Delpire.

Ce 9 janvier 2016, une rencontre, à laquelle ont participé Geneviève Patte, Cécile Boulaire*, Marie-Hélène Delval, Irène Bonacina et moi-même, en présence de Kota Taniuchi** et de sa femme Tomiyo, a réuni une foule nombreuse qui démontre l'intérêt que suscite encore aujourd'hui un éditeur que d'aucuns pouvaient croire oublié et qui, dans une époque où l'on est pointilleux sur la laïcité, pâtit des préventions attachées aux maisons d'édition catholiques. Le Père Patrick Jacquemont, ami et proche collaborateur d'Auguste-Maurice Cocagnac, a ajouté son précieux témoignage aux différentes interventions.





 

Le Père Augustin


Né à Tarbes le 20 juin 1924, il arrive à Paris vers 1936 et entre au lycée Charlemagne. Admirateur de Le Corbusier, il étudie l'architecture à l'Ecole des Beaux-Arts, entre dans la Résistance puis s'engage dans les FFI. En 1945, il prend l'habit et rejoint l'ordre des Frères prêcheurs au couvent Saint Jacques à Paris.

Après avoir parfait sa formation en théologie à Etiolles, au couvent du Saulchoir, et à Rome, à l'Université Angelicum, il prend, de 1954 à 1969, à la suite de Marie-Alain Couturier et Pie-Dominique Pire, avec le concours de Jean Capellades, la direction de la revue L'art sacré où il débat sur les rapports entre la foi, la pratique religieuse et l'expression artistique. Cette réflexion et la fréquentation des œuvres de grands artistes comme Fernand Léger, Marc Chagall ou Henri Matisse, alimenteront sa conception novatrice du livre d'enfance et, en particulier, son usage de citations et références.

Plus tard, dans le choix de ses illustrateurs, Geneviève Patte rappelle qu'il fera sienne la boutade du Père Couturier qui se plaisait à dire qu’« il vaut mieux s'adresser à des hommes de génie sans la foi qu'à des croyants sans talent ».

Il voyage énormément, plusieurs fois au Japon dont il admire les jardins, en Inde, au Népal, en Birmanie, à Java, en Chine, au Guatemala, dix fois au Mexique, en Espagne… Il s'y nourrit des paysages et des hommes, des coutumes, des musiques, approfondit sa connaissance des spiritualités d'ailleurs, s'initie au yoga et à la méditation zen, élargit son univers culturel, fortifie la tolérance et l'ouverture aux autres qui irradieront l'ensemble de sa vie et de son œuvre et expliquent que, même dans ses livres de catéchèse, on ne patauge pas dans l'eau bénite comme c’est le cas dans beaucoup de publications sulpiciennes.

Peintre et dessinateur, il expose dans une galerie du Marais.

Il joue du violon, de la flûte, de la guitare et compose des chansons. Il se fait ainsi connaître par ses disques réalisés avec Graeme Allwright et en conçoit lui-même les pochettes.






 

Il fonde, avec Pierick Houdy, Pierre Richard, Laurent Terzieff…, à Paris, à l'ombre de l'église Saint Roch, l'institution de L'arche de Noé qui rassemble des étudiants comédiens, musiciens, danseurs et artistes. L'arche de Noé achète une maison à Borvran, près de Locmaria, où les jeunes pourront jouir des joies sportives et spirituelles de la Côte sauvage.

Sa proximité avec le jeune public explique en partie son désir de créer des livres qui lui soient destinés.

 


Quand Cocagnac raconte et dessine…


Patrick Jacquemont, qui l'a bien connu, affirme que c'est en composant les textes de ses chansons qu'il a pris le goût de raconter des histoires. Et il est vrai qu'il fut un conteur intarissable et qu'il sera l'auteur de la plupart des textes qu'il a publiés.

Et comme il aime dessiner, il illustre lui-même bon nombre de ses récits.

 

Il allait de soi que ses premières publications feraient connaître, sinon partager, sa foi. D'où « Les albums de l'Arc-en-ciel », dont le nom évoque tout le prisme des couleurs en même temps que la réconciliation de Noé et de son Créateur (1963-1968). Il a écrit vingt-deux textes sur les vingt-six titres de la collection et en a confié quatre à Jean-Marie Georgeot (1923-2009), ingénieur diplômé de l'Ecole centrale de Paris et passionné d'exégèse évangélique. Petits livres brochés et agrafés ressemblant aux albums du Père Castor, ils sont fabriqués à l'économie, sans pages de garde, avec l'éventuelle postface imprimée sur la troisième de couverture, ceci afin d'être démocratiquement accessibles au plus grand nombre. Les éditions allemandes seront un peu plus cossues et bénéficieront d'une reliure rigide et de pages de garde illustrées. Cependant, le papier est de qualité, l'impression est soignée, et les illustrations nous interpellent par leur pertinence et leur vigueur, loin de la fadeur sucrée souvent attachée au genre.

Les albums inspirés de L’Ancien Testament, avec leurs récits truculents et leurs images toniques, débordent largement du contexte catéchétique. Ainsi L'âne de Balaam (1963), est raconté avec un humour joyeux et illustré avec des couleurs éclatantes et un trait plein de mouvement : les silhouettes détourées de l'âne bleu (allusion irrévérencieuse à Franz Marc ? Au Cheval bleu de Lucile Butel ?) et des personnages humains se détachent sur des fonds blancs ou éclatants et invitent à des relectures gourmandes.



L'âne de Balaam (1963), illustrations de Cocagnac.




La nuit de Noël (1965) est baignée d'une mystérieuse lumière bleue qui n'est pas sans rappeler Chagall.
L'agneau de Pâques (1963), qui explique un symbole chrétien essentiel en remontant à Moïse et à la sortie d'Égypte, est beaucoup plus ambitieux. L'image joue un rôle primordial dans l'explicitation et la transmission de notions complexes par son intelligence et sa beauté formelle.




L'agneau de Pâques (1963), illustrations de Cocagnac.





De même en est-il dans sa petite collection « Pour comprendre... » où il fait appel à des métaphores visuelles efficaces et poétiques. Ainsi l'Eglise y est-elle représentée comme un vieux tronc noueux d'où la grâce de Dieu fait jaillir les jeunes rameaux verts des néophytes (Pour comprendre mon baptême, 1968).

La troisième de couverture de chaque album comporte un texte d'exégèse à l'usage des parents.

 

Mais Cocagnac n'a pas écrit et illustré seulement des livres religieux.

L'ensemble des publications extérieures à la catéchèse est regroupé sous l'appellation « Les contes du hibou ».

Pour « Les contes du hibou – collection jaune », Cocagnac a écrit les six textes et en a illustré trois. La flûte de Totito (1970), petit livre broché, est inspiré de ses souvenirs d'Amérique du Sud et de la musique andine.

Il a écrit les quatre textes des « Contes du hibou – Histoires de là-bas » confortables albums carrés, reliés, et en a illustré un seul, L'opéra de Jonas, une parodie jubilatoire de l'histoire biblique où Jonas est un petit fonctionnaire casanier, le messager de Dieu un facteur et le gros poisson un sous-marin que Fernand Léger n'eût pas renié. Les images des fonds marins sont fortement imprégnées d'esthétique psychédélique, les passagers du sous-marin sont des Amérindiens et le roi de Ninive, quand il fait pénitence, se transforme en sādhu à demi nu : Cocagnac a glissé dans ce joyeux pastiche anachronique moult souvenirs personnels.



 



L'opéra de Jonas (1970), illustrations de Cocagnac.



 

Cocagnac raconte, Jacques Le Scanff dessine


Malice paradoxale, les titres les plus ambitieux qui explicitent les dogmes et mystères chrétiens dans la collection « Pour comprendre… » ou les gros albums de catéchèse hors collection, co-édités en anglais par Geoffrey Chapman, comme Les mots de la Bible (1968) ou La Bible pour les jeunes, L'ancienne alliance (1977) et La nouvelle alliance (1981), il les a confiés à un mécréant de talent, Jacques Le Scanff, peintre et graphiste, militant d'extrême-gauche, qui les a traités avec esprit, sensibilité et dynamisme et s'est vite passionné pour ce travail autour de la Bible.




Pour comprendre la messe, couverture et page intérieure (1965), illustrations de Jacques Le Scanff





Il travaillait dans une agence de pub et n'avait jamais fait d'illustrations. Il fut orienté vers Cocagnac par le directeur de Desclée de Brouwer, Rainer Biemel alias Jean Rounault, qui avait admiré ses dessins. Longtemps animateur dans une maison de jeunes, Jacques Le Scanff collaborera plus tard, comme graphiste, avec Pierre Marchand qui avait, un temps, imaginé rééditer les « Albums de l'arc-en-ciel » chez Gallimard.

Un projet d'album avec Jean-Pierre Abraham chez Quist-Vidal n'a pas abouti.

Il a créé et dirige actuellement une maison d'édition sise à Paris et Forcalquier, Le préau des collines, dont le catalogue, orienté vers la poésie, s'enorgueillit de la présence d'écrivains aussi prestigieux qu'Albert Cohen. Et il peint, avec un bonheur sans cesse renouvelé, les paysages des Alpes de Haute-Provence.

Le Scanff a illustré dix « Albums de l'arc-en-ciel » écrits par Cocagnac ou par Georgeot, et noué une solide amitié avec son éditeur. De ses livres, il a réalisé aussi les maquettes et ses couvertures sont aisément reconnaissables, avec leur quadrillage où des personnages et des scènes s'insèrent entre des carrés et des rectangles d'un rouge éclatant. Le rouge est la couleur dominante de ses images et il leur confère gaieté et dynamisme. Peu ou pas de décors, des silhouettes truculentes qui se détachent sur le fond uni de la page, une esthétique influencée par l'art du vitrail : une stylisation extrême qui n'exclut pourtant pas l'humanité pleine d'humour des visages.

Il a imagé à la fois des textes inspirés du Nouveau Testament - Zachée le publicain et L'aveugle-né (1963), Le paralytique guéri et Le baptême de Jésus (1964), Les disciples d'Emmaüs (1966), Jésus ressuscite Lazare (1967), L'esprit de Pentecôte (1968) – que de l'Ancien – Abraham et Jacob (1965).
Jonas (1963), avec sa naïveté espiègle, est une exceptionnelle réussite.




 
 


Illustration de Jacques Le Scanff pour Jonas (1963), illustrations de 




Alain Le Foll…


Pour illustrer quelques-uns des titres de la collection « Arc-en-ciel », Cocagnac a fait appel à Alain Le Foll, formé aux Beaux-Arts de Caen puis à l'Académie Julian, remarquable artiste au registre étendu, à la fois graphiste, designer, peintre, lithographe, dessinateur de presse et de livres d'enfants, créateur de publicités... Trop tôt disparu (il est décédé à l'âge de 47 ans), ami du frère de Jacques Le Scanff qui l'a présenté à Cocagnac, ce complice de Robert Delpire s'est rendu célèbre pour avoir illustré pour lui deux chefs-d'œuvre, l'album C'est le bouquet ! sur un texte de Claude Roy en 1964 et Sinbad le marin, somptueux leporello sur un texte de Bernard Noël en 1969.

Hasard ? Quasiment tous les albums illustrés par Alain Le Foll dans cette collection sont « aquatiques », ainsi Moïse (1967) et Noé (1964) pour L'Ancien Testament, Jésus au bord du lac (1963) et Guéri dans le Jourdain (1965) pour le Nouveau. Or Le Foll use, pour figurer le Nil et le Jourdain, le lac de Tibériade ou le Déluge, d'un graphisme tout particulier, fait de traits ondulés et de volutes qui donne à ces scènes un profil xylographique, hommage parodique aux ukiyo-é de la tradition japonaise et aux ratissages savant des jardins zen. Les personnages à la barbe noire, et le Christ en premier, sont autant d'hiératiques autoportraits. Les insectes gigantesques des plaies d'Egypte et les arcs-en-ciel presque violents du Déluge ont une inquiétante présence graphique. Certains décors, esquissés à la limite du gribouillis, sont singulièrement iconoclastes.

On est loin de la fadeur sucrée d'une certaine esthétique saint-sulpicienne.



Illustration d'Alain Le Foll pour Noé (1964)

 



Il a aussi illustré une des quatre Histoires de là-bas adaptée par Cocagnac d'un japonais, Les trois arbres du samouraï (1969), dont les plans audacieux, les silhouettes des fleurs et des bonsaïs, le cloisonnisme omniprésent, sont des références enthousiastes aux arts du pays du Soleil-Levant. Admirateur du travail d'Alain Le Foll qu'il a connu par l'entremise de Loley Bellon et Claude Roy, François Ruy-Vidal***, déçu de n'avoir pas réussi à obtenir, pour des raisons diverses, son adhésion au projet d'illustrer Ah ! Ernesto ! de Marguerite Duras, a convaincu son sulfureux associé, Harlin Quist, de publier ce livre aux Etats-Unis (The Three Trees of the Samourai, 1969). « Je trouvais superbe, m'écrit-il, dans une lettre du 8 janvier 2009, le travail qu'il faisait pour Les trois arbres… Et mon admiration fut sans faille une fois le livre fini… Quoi de plus naturel alors… que je le fasse prendre par Quist pour les States. C'était ma manière de remercier et le Père Cocagnac et Monique Dupuis, son adjointe, que j'estimais tous deux énormément, de m'avoir accueilli et, d'une certaine façon, de m'avoir poussé à définir mes arguments et à confirmer mes options. De tous les gens rencontrés dans l'édition française, ils ont été les seuls à avoir eu la patience et le tact, la courtoisie et le désir de me guider et je ne peux que me féliciter de les avoir connus et qu'ils m'aient montré autant s'intérêt. Je leur dois, ce qui n'est pas aussi évident que cela, la confirmation de ma voie. »

Belle reconnaissance, n'est-ce pas ?

Patmos éditera Suneio, der Samourai en Allemagne un an plus tard****.




Illustration d'Alain Le Foll pour Les trois arbres du samouraï (1969)

 


…et les autres…


Cocagnac a débauché Colette Portal, compagne de Jean-Michel Folon, de l'écurie Grasset/Ruy-Vidal, pour un seul petit « Arc-en-ciel », La création du monde (1967), dont le style est fondamentalement différent de celui des autres livres de la collection. Des aquarelles lyriques d'une grande subtilité y flirtent avec l'abstraction et invitent à la méditation sur le mystère de ces temps immémoriaux.

 



Illustrations de Colette Portal pour La création du monde (1967)





Jean Jacouton a illustré trois petits albums inspirés de L'Ancien Testament, Le jeune David, Elie et le feu du ciel (Auguste-Maurice Cocagnac, 1963 et 1964) et Samson (Jean-Marie Georgeot, 1966). Son univers graphique diffère de celui de ses confrères. Il intègre ses personnages dans des intérieurs et des paysages pittoresques. S'il pratique quelque peu le cloisonnisme, ses contours sont plus hésitants et guère systématiques. Il semble s'amuser de détails comme les boucles de la toison moutonnière et des pilosités viriles ou les impressions des étoffes. Une naïveté pleine de charme.




Illustration de Jean Jacouton pour Le jeune David (1963).


 



Avec une ouverture d'esprit, remarquable pour l'époque, Cocagnac n'a pas hésité à collaborer, pour trois livres, avec Bernard Gibert, professeur de dessin et d'art à Bordeaux, maintenant décédé, qui vivait en couple avec un acteur. Le 21 juillet 1969, l'astronaute Neil Armstrong rendait visite à Artémis. Les voyages interplanétaires sont, de facto, dans l'air du temps, d'où Les hommes regardent la lune (1969, « Les Contes du hibou ») où la fascination exercée par la Lune sur les hommes traverse l'Histoire, des intuitions des Sumériens jusqu'aux voyages d'Apollo, sans oublier les élucubrations prémonitoires de notre Jules Verne.



Illustration de Bernard Gibert pour Les hommes regardent la lune, 1969.



 

Toujours dans l'actualité, Jonquille, le sous-marin baladeur (1969, « Les Contes du Hibou, collection jaune ») qui, trois ans après le succès du Yellow Submarine des Beatles et un an après le film dont le directeur artistique fut, excusez du peu, Heinz Edelman, promène un sous-marin jaune dans un monde du silence psychédélique : la contre-culture hippie s'invite joyeusement au couvent !

Les machineries fantaisistes de ces deux livres rappellent, couleur en plus, les anticipations d'Albert Robida.




Illustration de Bernard Gibert pour Jonquille, le sous-marin baladeur (1969).


 



Dans des décors d'opérette inspirés du folklore d'Europe de l'Est, Chenapan et le coq du clocher (1970, « Les contes du hibou – collection jaune ») est une fantaisie villageoise qui met en scène un collectionneur de coqs de clocher prêt à tout pour assouvir sa passion.

Les couleurs de ces trois albums sont éclatantes et les atmosphères d'un contagieux optimisme.

Une très heureuse collaboration.

 


La rivière enchantée


Au cours de ses nombreux voyages au Japon, Cocagnac a découvert, avec émerveillement, les albums de jeunesse nippons. C'est ainsi qu'il a créé, en 1969, au sein des « Contes du Hibou », « La rivière enchantée », collection de grands livres carrés reliés qui perdurera jusqu'en 1993 et comportera alors soixante-et-onze titres. Il la dirigera personnellement jusqu'en 1972, publiant dix titres illustrés par des artistes japonais. Chiyo Ono ouvre la série avec Mes deux getas et moi, un chef-d'œuvre du presque rien, délicat et sensible, non dénué d'humour. Elle sera suivie de Chiro Iwasaki, Kota Taniuchi, Ken Wakayama, Yoko Watari, Tamao Fujita, Rokuro Taniuchi, Kazuo Niizaka... Une découverte en France.

Alors que, jusque là, Cocagnac confiait ses productions aux antiques Presses Saint-Augustin de Bruges, cette collection est imprimée au Japon. Il achète seulement les droits des images à Shiko-Sha Co, remarquable petit éditeur qui s'adresse à un public « de 0 à 99 ans » dont il adopte les vues, et crée un texte minimaliste qui s'inspire des images.




Illustration de Chiyo Ono pour Mes deux geta et moi, 1969.



 


Kota Taniuchi, qui vit désormais en Normandie, a publié, au Cerf, trois albums exceptionnels. Le vieux tram (1969), Là-haut sur la colline (1969 – Prix graphique de la Fiera de Bologne), et Qui m'appelle ? (1971 – Prix « Critici in erba » de la Fiera de Bologne) : en face d'un texte minimal perdu dans le blanc de la page, les images, d'une suprême élégance, d'une immense sobriété, expriment le silence et la méditation spirituelle, la rêverie, une atmosphère d'attente diffuse, une contemplation muette et sereine.

Du grand art qui parle autant à l'adulte qu'à l'enfant.




De gauche à droite et de haut en bas : illustrations de Kota Taniuchi

pour
 Le vieux tram (1969), Là-haut sur la colline (1969) et Qui m'appelle ? (1971).


 

Cocagnac passera ensuite la main à Dominique Barrios-Delgado, archéologue née en 1938, spécialiste de l'exégèse biblique. Avec le Père Jacquemont, elle gardera l'esprit onirique de la collection, publiant toujours des artistes nippons comme Masahiro Kasuya (Un jour à Bethléem, 1975) mais étendra le catalogue à d'autres grands artistes au talent reconnu comme Jὀzef Wilkoń avec Chaton-noir cherche un ami, superbe album dont elle a écrit le texte (1975), ou Michelle Daufresne, auteur-illustratrice inspirée dont les œuvres sont inondées de poésie (Loin dans les sables, 1982, et Volcan gris, volcan vert, 1978).




Illustration de Jὀzef Wilkoń pour Chaton-noir cherche un ami (1975)





L'étonnement admiratif de la jeune illustratrice Irène Bonacina montre à quel point tous ces albums n'ont pas vieilli, loin s'en faut, et qu'ils n'en finissent pas de nous émouvoir.

Hélas ! Ils ne se trouvent plus, désormais, que chez les bouquinistes. On peut espérer qu'un éditeur aura l'heureuse idée de leur redonner vie : ils le valent bien !



Février 2016

 


*Intervention de Cécile Boulaire : HTTP://ALBUM50.HYPOTHESES.ORG/997

** Communication de Kota Taniuchi à la rencontre du 9 janvier 2016.

 

« Tout d'abord, je voudrais vous raconter comment j'ai commencé à écrire et illustrer des livres pour enfants. Dans les années 1970, j'étais étudiant aux Beaux-Arts à Tokyo. A l'époque, il y a eu de grandes manifestations à l'université pour protester contre le pouvoir politique en place. L'Ecole des Beaux-Arts dans laquelle j'étudiais a également été bloquée par les manifestations. Je n'étais pas impliqué dans ces mouvements étudiants, je restais donc à la maison pour peindre. Mon oncle, qui était à cette époque un illustrateur japonais reconnu, m'a alors dit qu'il connaissait un bon éditeur de livres pour enfants et qu'il souhaitait me le présenter. Pour cela, il m'a demandé d'illustrer un livre pour enfants.

Je n'avais aucune idée de ce que pouvait être un album mais comme j'avais beaucoup de temps, j'ai essayé de mettre des illustrations sur une histoire très simple et je suis allé voir ce tout petit éditeur qui s'appelait Shiko Sha. Le président de cette maison s'appelait Monsieur Takeichi. Il a regardé longuement mes illustrations puis m'a annoncé qu'il allait publier le livre tel quel. Je fus très surpris.

Mais, après l'avoir écouté, ma vision de l'album changea complètement.

Il m'a demandé quelle était la différence entre les enfants et les adultes. Il m'a expliqué que ce n'était pas parce que à 12 ans, on se mettait à payer le tarif adulte du ticket de métro que l'on devenait soudainement adulte. Notre part d'enfance continue de subsister dans nos cœurs.

Un livre pour enfants a pour mission éducative de « parler » à tout être humain et aujourd'hui encore, je cherche à illustrer des livres qui parlent à la sensibilité de tout un chacun.

C'est pour cela que, dans la collection que Monsieur Takeichi avait développée, il avait marqué « Albums de 0 à 99 ans ».

En l'écoutant m'expliquer tout cela, je me suis mis à m'intéresser aux livres pour enfants. J'ai compris qu'il ne fallait pas que j'imagine des livres pour les enfants spécifiquement mais qu'il fallait que je sois plus libre, et que j'imagine des albums qui me parlent également à moi, adulte. C'est pour cela que je trouve également intéressant que mes livres plaisent particulièrement aux enfants qui ne sont pas encore en âge de lire, et qui ont environ 2 ans.

L'année suivante, Monsieur Cocagnac a choisi ce titre pour le traduire en français. Il partageait sans doute la philosophie de Monsieur Takeichi.

Autrefois, au Japon, il y avait deux mots pour dire « comprendre », comprendre par le verbe mais également comprendre par les sentiments.

On me pose souvent la question sur mon style de peinture, mais peut-être que j'ai un style japonais qui privilégie la simplicité.

Pour exemple, le haïku, le poème japonais, ne compte que dix-sept caractères, mais il peut exprimer une multitude de choses.

C'est comme comparer le palais de l'empereur japonais et le château de Versailles. Les Français qui voient le palais de l'empereur sont surpris par tant de simplicité : les murs de la chambre sont simplement en bois naturel, sans aucune fioriture. Le trône de l'empereur est un simple fauteuil à quatre pieds, tout cela bien loin des extravagances de Versailles. A l'inverse, les Japonais allant à Versailles sont émerveillés par tant de splendeur.

Je dirais donc que mon style de peinture simple est naturel pour moi.

Et puis, il y a une grande différence entre la France et le Japon quant à la place qui est accordée aux albums pour enfants.

Les albums, au Japon, ne sont pas spécifiquement destinés aux enfants.

Un célèbre philosophe japonais a dit un jour qu'un album pouvait se lire trois fois durant une vie : durant l'enfance, pendant la vie active et au moment de la retraite.

Les « Albums de 0 à 99 ans » comme il est écrit dans la collection de Monsieur Takeichi fait aussi référence à cela.

J'ai une dernière petite anecdote intéressante à vous raconter à ce sujet. Lorsque j'ai publié ce livre, Là-haut sur la colline, je suis allé retirer un peu d'argent à la banque. La guichetière m'a demandé si j'étais bien Kota Taniuchi. Quand je lui ai répondu oui, elle m'a annoncé qu'en voyant mon livre, elle avait décidé que le mois suivant, elle prendrait sa retraite.

Je ne sais toujours pas pourquoi elle avait décidé de prendre sa retraite, toujours est-il que cela illustre bien le fait que l'album, au Japon, n'est pas réservé uniquement aux enfants. »

 
*** Extraits de la lettre de François Ruy-vidal du 7 janvier 2016.

 

«...Votre carton d’invitation me ramène à mes premières armes en 1967. Le père Cocagnac était un homme austère et je devais lui paraitre aussi insolent qu’un jeune chien fou prêt à renverser les quilles, déterminé à manifester ses énergies sans tenir compte des codes établis.

Nos discussions sur les illustrations pour les enfants, et pour la jeunesse, en fonction de ce que, pour lui, elles devaient être et de ce que pour moi, elles pouvaient et pourraient être, étaient passionnantes. Se glissait, bien entendu, derrière nos âpres discussions ce que l’enseignement privé a toujours reproché, un peu trop facilement et un peu trop systématiquement, à l’enseignement public : celui de vouloir hâtivement former, en les forçant, les esprits des enfants, plutôt que de les aider, respectant leur innocence, leur sensibilité et leur fragilité, à découvrir par eux-mêmes, par degrés, les bienfaits du savoir…

L’adjointe du Père Cocagnac, s’appelait Monique Dupuis. Une personne exquise que je rencontrais plus souvent que son directeur puisque nous partions de Paris parfois ensemble pour aller donner notre bon à tirer sur les Presses Saint-Augustin à Bruges.

Des Presses qui appartenaient au baron Desclée de Brouwer vers lesquelles m’avait invité à aller Thérésa Clayes, une des parentes du baron. Thérésa, nonne laïque, que je retrouvais un jour, par hasard, dans un bar du nord de Paris, alors qu’elle s’occupait des Petits frères des pauvres. Comme je prétextais alors que je n’avais pas un sou et ne pourrais peut-être pas m’acquitter de l’impression des premiers livres qui étaient en cours, elle me répondit : « Allez, ne vous préoccupez pas de cela, ils tirent assez d’argent avec leurs calendriers, venez mettre un peu de vie dans toutes leurs paperasses monotones.» ...

 
**** cf. le "Libre propos" d'Etienne Delessert sur Ricochet

et mon article sur Alain Le Foll in Papiers nickelés N°34