Benoît Jacques
Le huitième prix Baobab, remis lors du 24e Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil en décembre dernier, a récompensé le créateur Benoît Jacques pour « La nuit du visiteur », un album où il met en scène la grand-mère du Petit Chaperon rouge sacrément sourde. Nous avons interrogé cet artiste hors du commun, tout à la fois auteur et éditeur qui a choisi un chemin de traverse pour créer en toute liberté.
- Vous avez reçu le prix Baobab de l’album cette année à Montreuil. Quelle est votre impression ?
Pour moi, c'est un très grand honneur. La plupart des personnes qui étaient présentes à la remise de prix et plus particulièrement celles qui connaissent mon travail ont pensé que c'était une évidence. C'est assez prétentieux de dire cela, mais c'est ce qu'on m'a fait comprendre en tout cas. Je crois que ce prix arrive au bon moment, à un moment où cela a pleinement du sens. Un moment où cela ne risque plus de me perturber ou de faire grossir mon égo.
- Que représente pour vous ce prix ? Est-ce une reconnaissance importante ?
La reconnaissance, je sais que je l'ai depuis longtemps. La plus importante à mes yeux, c'est celle qui émane de ceux qui font le même métier que moi et qui ont un regard vraiment affûté. Je ne manque pas de reconnaissance. Le prix, c'est pour moi une affirmation avec un caractère un petit peu plus public, même si il faut savoir raison garder. Je ne suis pas sûr que le Prix Baobab ait une incidence très grande sur le grand public.
C'est un peu comme la force de la gravitation ou une mise en orbite. Dans mon cas, c'est le bon moment pour recevoir cette dose d'énergie.
- Dans « La nuit du visiteur », vous revisitez l'histoire du petit Chaperon rouge en choisissant de mettre en scène une grand-mère complètement sourde.
Le détournement d'un conte populaire vous intéressait-il particulièrement ?
Pour moi, le détournement de ce conte est un prétexte qui est là pour amuser et faire exister ce livre. Plus globalement, ce livre exprime une forme de « combat » , la résistance que je mène depuis longtemps. Je souhaitais mettre à l'épreuve la capacité de résistance du lecteur. Le temps et le rapport au temps est vraiment très important dans mon parcours comme dans ce livre. Ce n’est pas un livre conçu dans un format traditionnel de livre pour enfants. Il se déroule sur 112 pages, ce qui est très long et c'est volontaire. La grand-mère occupe une position de résistante. Elle refuse de laisser entrer quelqu'un dans son espace intérieur car elle sent intuitivement que ce n'est pas une bonne idée, qu'il y a danger.
- Que signifie pour vous résister. A quoi résistez-vous ?
J'ai un parcours assez singulier dans la mesure où je m'auto-édite depuis 26 ans. C'est par définition un parcours qui est peu visible puisqu'il est situé dans une marge. Une marge dans laquelle je me suis mis volontairement. Une partie que j’ai envie de dire c'est qu'on peut exister dans la marge, on n’est pas obligé d'exister dans la lumière ni de circuler sur ce qu’on nous fait croire comme l’unique voie, la seule avenue. On peut exister dans des chemins de traverse qui sont dans une autre forme de lumière.
- L'autoédition vous permet donc d'exister en étant le seul maître à bord...
On est toujours tenté de croire qu'il faut fonctionner d'une manière bien définie. Je veux exprimer au travers de cette démarche d'autoédition l'idée que les gens qui se posent en créateurs doivent impérativement rester libres. Pour moi, la création ce n'est pas tant le fait de faire mais plutôt celui de créer un échange. C’est sans l’espace qui existe entre la proposition faite par un créateur et l'approche de cette proposition par les gens qui sont extérieurs que réside la création elle-même. Je suis très agacé par les feux de la rampe, par les égo des créateurs. On finit par oublier que ce qui compte c’est l’échange que provoquent les créations et non pas le créateurs eux-mêmes. C'est pour cela que la position de résistance est capitale pour moi.
- Pourtant vous êtes quand même présent à Montreuil ?
Le Salon du Livre de Jeunesse de Montreuil c'est une plate-forme d'exposition et de visibilité. C'est un carrefour. Si on occupe des chemins de traverse et qu'on reste dans le maquis, personne n'a conscience du travail qu'on mène. Il faut bien accepter d'exister publiquement pour que ce combat soit visible. La création en elle-même n’aurait pas de sens si elle n’était pas à un moment donnée partagée. On ne combat pas en restant à l'intérieur de sa caverne. Et ce n'est pas un combat fait dans l'agressivité. C’est fait d'être présent et d'être là, avec une posture particulière et avec envie de partage, qui est important.
- Que représente cet ouvrage dans votre parcours ?
“La nuit du visiteur” ne dénote en rien du reste du parcours en ce sens qu’il y a toujours une volonté chez moi de proposer à l'occasion de chaque livre quelque chose de différent . Pour garder mon enthousiasme vivant et énergique, j'ai besoin de renouvellement, de changer la forme, le fond, les approches, les techniques utilisées, etc.
- Que dire justement de la technique utilisée dans cet ouvrage ?
Les images sont des linogravures. Pour ces images, chaque couleur est obtenue à partir d’une linogravure individuelle. Ce qui signifie que l'objet imprimé est un original en couleur. C'est très important pour moi. Je m’intéresse beaucoup aux techniques de reproduction que je connais bien. Je ne suis pas un grand fan de la quadrichromie. J'aime beaucoup redonner à l'étape imprimée d'un livre ses lettres de noblesse en lui permettant d'exister comme un original.
- Pouvez-vous nous donner quelques « clés » sur le rythme, le temps, la surdité de votre personnage et plus généralement votre approche à travers ce livre ?
J'ai voulu marquer cette notion de résistance au travers d'une histoire, si possible drôle, liée à l'idée du temps. J’y ai injecté beaucoup de choses pour donner du rythme et un rapport particulier au temps. La première partie est construite sur un rythme binaire très marqué et très musical, jouant sur un contraste entre des double-pages où on est à l'intérieur de la petite maison et des doubles-pages où on est à l'extérieur dans une forêt sobre et inquiétante. Ce rythme est renforcé par un jeu autour de la typographie. J'ai joué sur une opposition entre la voix de la grand-mère, faible et monocorde à l'intérieur et celle de l'extérieur qui commence par chuchoter au début du livre pour s'élever progressivement et finir par hurler (il y a une augmentation progressive du corps des caractères typographiques).
J'ai aussi voulu titiller la patience du lecteur avec ce personnage de la grand-mère (est-elle réellement sourde ?) qui est vraiment insupportable et par moment presque monstrueuse elle aussi. Mais elle doit quand même entendre quelque chose car sa taille diminue progressivement au fur et à mesure que sa peur de ce qui se passe au dehors grandi.
Au moment du basculement, du changement de rythme du livre, lorsqu'elle découvre qui est réellement à l'extérieur, elle est devenue toute petite.
Parmi les choses que je me suis imposée pour garder le lecteur en haleine c'est de chercher, soit par les images soit par les mots, à créer de nouvelles surprises plus ou moins évidentes de pages en pages. Un exemple de ce procédé est l’averse de postillons envoyés par le cri d’un personnage à l’extérieur transformé en pluie tombant à l'intérieur de la maison la double-page suivante.
J'ai voulu que le côté délirant de l'humour soit progressif, que la folie prenne ses droits petit à petit et finisse par envahir tout l'espace pour créer quelque chose de très dôle un peu comme dans les films de Buster Keaton. La drôlerie est ici conditionnée en partie par le rythme.
- Vous êtes notamment auteur, sculpteur, auteur et éditeur,... quelle casquette préférez-vous ? Comment vous définiriez-vous ?
Je ne me considère pas comme un "auteur jeunesse". Ce qui m'intéresse c'est de fabriquer des images. Ce cheminement en navigateur solitaire est important car il correspond à mon tempérament. Je n'aime pas me mettre d’étiquette sur le dos. La création est une énergie qui appartient à tout le monde. Et être créateur, c'est capter une part de cette énergie à un moment donné pour en faire quelque chose et la restituer. Parfois je fais des livres, je réalise aussi des œuvres uniques, des choses en volumes... Selon le regard qu’on leur porte ces choses s’appelleront peintures, sculptures ou bande dessinées...
Je n'aime pas m'enfermer. C'est une des chances de l'époque dans laquelle on vit : on voit bien que tout cela qui n'a pas beaucoup d'importance et qu'il existe des passerelles entre toutes le disciplines. J'aime bien les passerelles.
Propos recueillis par Charlotte Javaux
En Novembre 2008
Le Site de Benoît Jacques : http://www.benoitjacques.com