Hélène Becquelin, illustratrice sans entraves
Née de la pièce de théâtre écrite par Elisa Shua Dusapin et de son adaptation graphique par la dessinatrice Hélène Becquelin, la BD Le colibri a remporté le Prix suisse du livre jeunesse 2023 en mai dernier. Rencontre avec celle qui a mis le récit en images, entre photos de musiciens et paravent à motifs d’oiseaux, justement.
Née de la pièce de théâtre écrite par Elisa Shua Dusapin et de son adaptation graphique par la dessinatrice Hélène Becquelin, la BD Le colibri a remporté le Prix suisse du livre jeunesse 2023 en mai dernier. Rencontre avec celle qui a mis le récit en images, entre photos de musiciens et paravent à motifs d’oiseaux, justement.
Elle a le verbe hardi mais un lumineux sourire, ses lunettes noires à la zurichoise ne parviennent pas à dompter un clair regard curieux de tout, elle est fan absolue de musique punk mais affectionne aussi les chemisiers fleuris ou à motifs d’oiseaux: Hélène Becquelin, graphiste, illustratrice et dessinatrice de BD, est la championne des contrastes.
Née à Saint-Maurice en 1963 et installée à Lausanne depuis trente-quatre ans, elle s’est d’abord fait connaître grâce à son blog et ses albums Angry Mum, personnage autobiographique de maman d’ados aussi révoltée qu’attachante. Puis par le biais de Lina, jeune collégienne dont les aventures paraissent dans le magazine Femina dès 2012. Elle a ensuite collaboré à divers ouvrages collectifs, avant de publier aux éditions Antipodes en 2018 et 2019 sa BD autobiographique en deux tomes Adieu les enfants, suite au décès de son frère Philippe – alias le dessinateur de presse Mix & Remix. Puis d’enchaîner avec 1979: le récit en images de sa propre adolescence douce-amère, et l’ouvrage dont elle nous dit «être la plus fière, et qui a suscité de magnifiques réactions très touchantes de gens de tous âges».
Complémentarité gagnante
Ce sont enfin les éditions de La Joie de Lire qui la choisissent fin 2021 «pour la douceur de son trait et sa disponibilité», et lui proposent d’illustrer Le colibri, un texte tiré d’une pièce de théâtre[1] écrite par l’auteure jurassienne Elisa Shua Dusapin, qui raconte le travail de deuil que doit effectuer Célestin, 14 ans, après le décès de son frère, mais aussi sa manière d’appréhender différents moments charnières de son existence.
Forte de ces deux visions féminines, la BD audio[2] qui en résulte remporte en mai dernier le Prix suisse du livre jeunesse 2023. «La complémentarité entre les dialogues très justes d’Elisa Shua Dusapin et les images à la fois douces et percutantes d’Hélène Becquelin permet d’évoquer beaucoup de choses sans tout dire, de sorte que le jeune public est invité à remplir les blancs du texte avec ses propres pensées», expliquait ainsi le jury dans un communiqué. «Et pourtant, je ne connaissais d’abord pas Elisa, et nous n’avons pas du tout travaillé ensemble», s’émerveille encore aujourd’hui Hélène Becquelin. «Lorsque La Joie de Lire m’a proposé d’illustrer la pièce de cette dernière, ça a été un peu comme si je reprenais le témoin. Je n’avais pas le droit d’ajouter du texte ou de le changer, mais je pouvais en enlever. J’ai trouvé assez amusant de pouvoir décider de couper du texte d’une fille qui a gagné un prix littéraire aux États-Unis[3]!».
Simplifier au maximum
Cet exercice jouissif, la dessinatrice l’a toutefois effectué pour la bonne cause: «Le rythme du récit ne convenait pas tel quel car le dessin permet d’exprimer à lui seul beaucoup de choses, et il fallait que je coupe du texte qui aurait rendu le tout redondant. Alors j’ai fait ma punk, et j’ai cherché à simplifier systématiquement. Étant donné que j’avais quatre mois pour tout illustrer, j’ai travaillé vite, de manière presque industrielle, au rythme de deux planches et demie par jour et sur du papier cheap que je pouvais jeter sans état d’âme si le résultat ne me convenait pas. Et j’ai adoré ça: cela m’a apporté la légèreté nécessaire pour aboutir à l’essentiel, sans fioritures.» Il faut dire que l’art de la concision lui est familier, puisque, juste avant, elle avait collaboré avec le magazine Topo où elle avait déjà dû faire des choix drastiques dans les scénarios proposés: «J’ai ainsi appris à oser simplifier et couper dans du texte qui n’était pas le mien, sans en perdre le sens.»
En sus du travail d’élagage, elle a également dû apposer sa propre patte sur le récit: «La pièce de théâtre se passe à un seul endroit, sur le toit du bâtiment où habite Célestin. Mais moi, je devais créer une histoire à part entière. J’ai donc décidé d’ajouter une partie introductive, afin de mieux m’approprier le personnage principal. Et j’ai commencé par faire d’abord vivre ce dernier au bord de la mer avant de raconter son déménagement en ville, ce qui n’avait rien à voir avec le texte d’Elisa. Je craignais donc sa réaction quand je lui ai envoyé mes trente premières planches par mail. Mais elle m’a répondu qu’elle trouvait ça super, car cela lui rappelait sa propre enfance au bord de la mer!».
Une interprétation très libre
En «décalage complet» – Elisa Shua Dusapin étant alors en tournée promotionnelle aux États-Unis et Hélène en pantoufles, penchée sur sa table de travail –, les deux créatrices parviennent pourtant sans peine à communiquer et collaborer: «Je lui envoyais mes planches, elle donnait son avis. Au final, nous n’avons eu besoin d’ajouter qu’une bulle – “C’est toi qui es aveugle!” à la page 125 –, afin de rendre le récit encore plus compréhensible.» Et l’auteure laissant la dessinatrice très libre dans son interprétation, cette dernière a pu laisser fuser ses idées: «J’ai ajouté des corbeaux en ville, qui font le lien avec les mouettes du bord de mer. Et j’ai dessiné les parents, inexistants dans la pièce de théâtre. Par ailleurs, l’héroïne ressemble à ma fille. Et mon fils m’a fait remarquer à la fin que j’avais également prêté ses propres traits à Célestin, le personnage principal! C’est drôle, comme on glisse à la fois sciemment et inconsciemment des éléments personnels dans notre travail… mais mon fils a quand même dit qu’il trouvait chelou que les deux personnages qui leur ressemblent, à sa sœur et lui, se roulent une pelle à la fin!»
Si elle a accordé une attention particulière aux personnages, l’illustratrice valaisanne a en revanche préféré esquisser rapidement leur environnement: «Je travaille case par case, et étant donné que j’avais peu de temps pour tout faire, j’ai conçu des décors délibérément très simples. J’ai aussi privilégié le noir-blanc pour aller plus vite, même si on m’a ensuite proposé de mettre un peu de couleurs à la fin du livre. Tout cela accentue l’impression de flou autour de Célestin, dont on ne sait parfois pas trop s’il est aussi un fantôme, ou pas. Et cela laisse la liberté aux gens de s’approprier cette histoire de décès et de deuil par le biais de leur expérience personnelle.»
Concerts croqués
Si elle en parle avec toujours le même enthousiasme, la création du Colibri – dont elle conserve soigneusement les innombrables essais dans cinq classeurs fédéraux – paraît toutefois déjà bien lointaine à la dynamique sexagénaire. «J’aime les défis, et je suis partante pour tout», souligne-t-elle, en englobant d’un geste l’ensemble de son atelier – en réalité, l’ancienne chambre de son fils: «Il a été choqué de voir que je l’avais annexée à peine deux semaines après qu’il soit parti de la maison, le pauvre!», confie-t-elle avec une grimace amusée. «Mais ça m’a fait du bien d’avoir enfin un espace à moi, après avoir travaillé durant des années sur la table de la cuisine!». C’est ainsi que sur son bureau s’étalent entre autres divers croquis de musiciens qu’elle rencontre et immortalise au gré des concerts où elle se rend. «Mon mari Momo et moi-même avons la chance d’adorer tous deux la même musique. On se déplace un peu partout pour écouter des groupes qu’on aime et en découvrir de nouveaux», explique-t-elle, les yeux étoilés, en nous montrant l’impressionnante mosaïque de photos qu’elle conserve sur son ordinateur. «Et comme j’ai toujours envie d’améliorer mon trait, je me suis lancée dans les croquis de concerts en 2018. J’ai d’abord commencé par un artiste seul, et là, je me mets à dessiner les groupes, car les mouvements, positions et regards entre les musiciens exigent encore une autre réflexion graphique. Ce type de travail m’a permis de progresser énormément.»
Une activité bien vite repérée par les artistes locaux, qui vérifient dorénavant si elle est présente dans le public. «Je me mets toujours devant, pour bien voir et ne pas être dérangée par le public pas toujours attentif», note-t-elle, avant d’ajouter en souriant: «J’envoie toujours mes dessins à ceux que j’immortalise, et je crois qu’ils apprécient, car ils ont l’habitude d’être photographiés mais pas de se voir en dessin. Un copain m’a même dit l’autre jour que ça leur mettait la pression, puisque je ne dessine que quand j’aime le concert! Et un autre, qui s’inquiétait que je sois partie durant son show, m’a fait remarquer que ce n’était pas difficile de repérer mes allées et venues: avec mes cheveux blancs, il paraît que je brille dans la nuit…».
Métissage de deux amours
En parallèle, l’insatiable artiste est en train de finaliser ses Chroniques palpiennes: nées des croquis saisis ici et là lors des multiples rendez-vous proposés dans le cadre du PALP Festival, elles finiront en une bande dessinée qui parlera des événements et lieux pérennes imaginés et créés par le festival dans le petit village de montagne de Bruson, dans le Val de Bagnes. L’ouvrage sera publié en mai 2024 aux éditions Antipodes.
Un autre projet naît également ces temps entre ses doigts de fée: une BD réalisée pour l’école de Châteauneuf, à Conthey. Ce travail lui a permis de rencontrer l’ancienne directrice, Sœur Candide, «une personne extraordinaire de presque 100 ans, avec une vie et un parcours absolument incroyables». «C’est ça qui est si cool, avec la BD!», s’exclame soudain Hélène Becquelin: «C’est une discipline qui permet de vivre des moments très sympas et dans un milieu où il n’y a pas de compétition. Ainsi, je collabore aussi à La bûche, un fanzine collectif féminin qui permet de réunir toutes les dessinatrices de BD de Suisse. C’est un groupe génial, vraiment positif, qui nous donne de la force et une belle visibilité en tant que créatrices suisses romandes.»
Après 1979, huitante
Toujours fourmillante d’idées, la dessinatrice se projette également déjà dans l’avenir, avec la création de la suite de 1979: «Ça s’appellera Huitante et j’écrirai le titre en toutes lettres, cette fois-ci. Parce qu’en France, quand ils parlent du premier tome, ils disent “soixante-dix neuf” au lieu de “septante-neuf”. Or c’est mon histoire, et je veux que le titre fasse très suisse! Cette fois-ci, il y aura du sexe, d’ailleurs mon mari stresse un peu… mais il ne faut pas que je me censure et que je garde à l’esprit qu’à l’époque, nous, les filles, étions plus dociles face aux comportements toxiques et à la mentalité de certains que celles d’aujourd’hui, tellement plus fortes et volontaires.»
Dans un coin de la pièce, des cartons couverts d’un tissu à motifs d’oiseaux, parfaitement assortis au paravent dressé à côté, attirent mon regard: «Ah oui!», s’amuse-t-elle, «c’est moi qui ai tout fait, j’adore bricoler! J’avais acheté des linges de cuisine dans un musée, et j’en ai recouvert mes cartons de rangement. J’ai trouvé le résultat sympa, et comme j’ai réussi à retrouver le même tissu sur internet, j’en ai fait un paravent.» Ravie de nous montrer le reste de son travail, l’illustratrice pointe ensuite, à droite de son bureau, une table où plusieurs plantes vertes côtoient de curieux objets en tricot: «Ce sont mes poo-pées. J’aime en tricoter pour les offrir comme cadeau de naissance à mes copines, elles adorent mes petits cacas en laine… leurs enfants aussi, d’ailleurs!».
Dans le corridor, d’autres créations sont également exposées: un petit sein en tricot à l’air timide, ainsi qu’une tête de mort sous cloche. «Dans le cadre d’une exposition collective, j’ai eu envie de créer des reliques de différents personnages pour enfants en laine cardée. Là, c’est le crâne d’Harry Potter, avec le vif d’or au-dessus. J’ai cousu une cicatrice dorée sur son front, pour qu’on le reconnaisse bien. C’est drôle, en devenant maman, j’ai continué à vouloir créer du trash, mais en plus kawaï.»
Midi sonne au clocher de l’église du Valentin, il est temps de prendre congé. Ce d’autant plus qu’Hélène Becquelin semble avoir hâte de retourner à ses croquis: «Je suis en train de dessiner un groupe de copains musiciens. Mais c’est drôlement compliqué de reproduire des gens qu’on connaît, je dois encore travailler leurs expressions!».
Trois questions à Hélène Becquelin
Pourquoi l'histoire du Colibri vous a-t-elle particulièrement touchée, et comment vous l'êtes-vous appropriée?
C’est en lisant la pièce d’Elisa lors d’un trajet en train que j’ai décidé d’accepter de l’illustrer: l’histoire raconte en effet le deuil que doit effectuer un ado, Célestin, qui a perdu son frère. Or, les deux frères ont cinq ans de différence, et l’histoire se passe alors que le garçon va dépasser en âge celui que son frère avait à son décès. J’ai moi aussi cinq ans de différence avec mon frère Philippe, et je suis aussi en train de devenir plus âgée que lui, car il est décédé en 2016. Ce parallèle m’a beaucoup touchée, et le fait de mettre cette histoire en images m’a permis de faire mon travail de deuil.
Pour souligner ce que doit affronter Célestin, j’ai essayé de reprendre le moins de texte possible, ce qui n’est pas évident, moi qui suis hyper bavarde!. Et j’ai cherché à faire alterner moments de silence et moments de bavardages, en montant en intensité avant que le frère ne s’en aille.
Pour vous, Elisa Shua Dusapin, c'est…
L’exact contraire de moi! Elle est toute douce, toute calme, toute mignonne, très fille, élégante et raffinée… je me sentais comme un gnome, quand on s’est rencontrées la première fois pour faire la promo du livre à la RTS! Et elle a une force que je n’ai pas: elle sait apprécier l’interprétation de sa pièce qu’en font d’autres auteurs. J’ai d’ailleurs vu à quel point elle était touchée par la mienne.
Quelle est la première chose que vous avez faite, lorsque vous avez appris que vous aviez gagné le Prix suisse du livre Jeunesse 2023?
Je n’ai aucun ego, et je dois avouer que les récompenses me coulent dessus… de toute manière, je ne suis pas à la recherche de célébrité et je ne fais pas de la BD pour être en compétition avec les copains, mais pour m’exprimer. Étant donné qu’Elisa était en tournée de promotion, c’est moi qui ai dû aller à Soleure lors de la remise des prix. Je ne m’attendais pas à ce qu’on gagne, car je pensais que le livre était trop BD et pas forcément anglé «littérature jeunesse». Et comme les discours étaient en allemand, je n’ai pas vraiment écouté, ni compris tout de suite pourquoi tout le monde se tournait vers moi!
Trois questions à Elisa Shua Dusapin
Pourquoi l'histoire du Colibri vous a-t-elle particulièrement touchée, et comment vous l'êtes-vous appropriée?
Joan Mompart, le directeur du théâtre Am Stram Gram, voulait un texte de commande adapté de La légende du colibri, de Pierre Rabhi. Mais je venais d’achever la commande d’une pièce de théâtre adaptée du Rossignol et l’Empereur, d’Andersen, et ne me voyais pas poursuivre avec une histoire où l’oiseau en tant que tel serait au premier plan. Nous étions en pleine pandémie de Covid19, je marchais dans la neige sur les hauteurs du Jura, en réfléchissant à ce que nous vivions, ces éloignements forcés, et j’ai eu soudain l’idée de parler du deuil, de la séparation entre deux frères. Les caractéristiques du colibri, proprement exceptionnelles, sont devenues métaphoriques dans cette histoire sur le déploiement de soi…
Pour vous, Hélène Becquelin, c'est…
…un mystère que j’envie, car elle sait faire voir les images qui l’habitent, instantanément, par un dessin. Alors que moi, je suis obligée de passer par des mots encombrants. Je leur préférerais le silence.
Quelle est la première chose que vous avez faite, lorsque vous avez appris que vous aviez gagné le Prix suisse du livre Jeunesse 2023?
J’ai eu un grand sourire dans le cœur, tout en devant rester concentrée, car j’étais en pleine conférence publique dans le cadre de la traduction italienne de mes romans!
[1] Le spectacle, mis en scène par Joan Mompart et en musique par Christophe Sturzenegger, a été donné du 10 au 15 mai 2022 au Théâtre Am Stram Gram, à Genève, avec la participation de l’Orchestre de la Suisse romande.
[2] Un QR-Code donne accès à une lecture sonore de la BD avec des comédiennes et comédiens, et un accompagnement musical de l’Orchestre de la Suisse Romande.
[3] Elisa Shua Dusapin a remporté le National Book Award, dans la catégorie «littérature traduite», pour Winter in Sokcho (Hiver à Sokcho).