Irène Schoch dessine une mode qui a du chien
Pour Chiens couture, son nouvel ouvrage, l’autrice et illustratrice biennoise a imaginé une succession d’éléments à compulser: sur les pages de droite, différentes têtes de chiens et pièces de vêtements et sur celles de gauche, des tronçons de texte. Comme pour un cadavre exquis, selon leur âge et leurs envies, les jeunes lecteurs tournent les pages et assemblent un message ou vêtissent un personnage des pieds à la tête – ou les deux. Le résultat n’est pas à leur goût? Il leur suffit de relancer le défilé canin…
Pour Chiens couture, son nouvel ouvrage, l’autrice et illustratrice biennoise a imaginé une succession d’éléments à compulser: sur les pages de droite, différentes têtes de chiens et pièces de vêtements et sur celles de gauche, des tronçons de texte. Comme pour un cadavre exquis, selon leur âge et leurs envies, les jeunes lecteurs tournent les pages et assemblent un message ou vêtissent un personnage des pieds à la tête – ou les deux. Le résultat n’est pas à leur goût? Il leur suffit de relancer le défilé canin…
Devant moi, un border terrier trottine gaiement, s’imposant comme guide involontaire et insouciant au fil des ruelles biennoises. Puis, il m’abandonne devant la maison que je cherchais, poursuivant son chemin avec son maître au bout de la laisse. Cela doit être un signe: je viens en effet rencontrer l’illustratrice Irène Schoch, dont le tout nouvel ouvrage s’intitule, justement, Chiens couture.
Mais voilà que celle-ci dégringole déjà les escaliers pour venir m’accueillir, sourire aux lèvres et mèches rousses dansantes. L’atelier qu’elle partage avec son mari est blotti sous le toit, et l’appartement familial se trouve juste en dessous. Un appartement baigné de lumière, dont le salon chaleureux et l’immense table de cuisine incitent aux discussions animées et aux fous rires partagés. «On voulait d’abord jeter cette table, mais mon mari est un peu bricoleur et il a réparé les trous en y glissant mes bouts de crayons», s’amuse-t-elle. «Maintenant, on y tient beaucoup et on ne pourra jamais la changer!»
Plusieurs niveaux de lecture
Un joli exemple du quotidien de cette artiste qui se dit animiste, et qui est certaine que les objets ont une âme – qu’il faut préserver. C’est ainsi qu’elle crée des livres qui possèdent plusieurs niveaux de lecture et peuvent se lire et se relire inlassablement. «Mes ouvrages s’adressent aux enfants de trois à huit-neuf ans environ», souligne-t-elle, attablée devant un café et des croissants. «C’est un âge magique, car ils sont alors très curieux et intéressés par tout. J’estime que c’est un grand privilège de pouvoir créer des livres pour eux, et j’espère que ceux-ci puissent les accompagner durant de nombreuses années. Cela me touche, d’ailleurs, quand j’apprends que des lecteurs ont trié les titres de leur petite enfance, et qu’ils ont gardé les miens!», confie-t-elle.
Pour que ses ouvrages restent ancrés dans le cœur de son public, Irène Schoch s’est fixé quelques règles. Tout d’abord, elle juge important de proposer des livres bien construits et pourvus d’une certaine profondeur: «Il ne faut jamais sous-estimer les enfants, car ils sont très sensibles au récit et aux messages qui y sont transmis. Il faut aussi que le livre ait un côté magique, de par sa couleur et sa texture. Je trouve également essentiel que les personnages aient du caractère et qu’ils soient crédibles. Et il ne faut pas oublier d’ajouter un peu d’humour!». À tire d’exemple, elle cite Dino, un ouvrage qu’elle avait publié en 2006. «C’était l’histoire du chien de mes parents, un bouvier bernois qui pétait tout le temps. Je suis allée présenter dernièrement mes livres dans une classe, et les élèves ne voulaient parler que de celui-là. J’ai dû me replonger dedans, car ça faisait longtemps qu’il était paru! Mais je trouve magnifique que mes livres circulent encore après tant d’années, et qu’ils continuent à faire rire les enfants», s’enthousiasme l’autrice-illustratrice.
Un jeu entre textes et dessins
Cette touche humoristique, Irène Schoch l’a également distillée dans Chiens couture, paru le 5 septembre dernier aux Éditions Les Grandes Personnes. Totalement atypique, cet ouvrage allie un grand format – 21cm/40 cm –, à une couverture cartonnée et une reliure à spirale bleue, parfaitement assortie. Mais c’est son contenu qui est le plus surprenant: l’artiste a décidé de créer un livre façon «cadavre exquis», dans lequel les différents éléments à feuilleter permettent d’assembler quantité de têtes de chiens et tenues tendance, au gré de notre envie. À gauche, d’autres coupons pourvus, eux, d’éléments de texte et de motifs, se compulsent et se complètent pour former un message d’accompagnement aussi drôle que poétique. «Pour moi, il est très important du point de vue artistique d’évoluer et de tester de nouvelles techniques», souligne l’illustratrice biennoise. «Quand j’étais petite, j’avais un livre de ce genre avec des textes, et je l’adorais. J’ai un peu fait celui-ci pour l’enfant que j’étais… C’est mon éditrice qui m’a demandé d’ajouter du texte aux dessins, alors j’ai utilisé ce dernier pour apporter de la profondeur aux personnages: nous sommes dans un monde où on se pose beaucoup de questions sur la manière dont la société nous voit, et cela m’a permis d’aborder ce questionnement, mais d’une façon plutôt drôle», décrit Irène Schoch.
La diversité déclinée à l’envi
Mais au fait, pourquoi avoir voulu habiller des chiens? «Je m’intéresse beaucoup à la couture, ma grand-mère cousait ses propres habits, ainsi que ceux de ses filles, et de ma sœur et moi. Il y a eu dans ma famille une vraie transmission par le biais du textile, et les couleurs et les motifs jouent un rôle très important pour moi. Je ne suis pas devenue couturière moi-même, mais je veille toujours à ce que mes personnages soient bien habillés!», livre l’artiste. Quant aux héros de son nouveau livre, elle les a choisis parce que le chien est l’un de ses animaux préférés. «Les animaux ont toujours du succès dans les livres pour enfants », constate-t-elle. «Et j’aime bien en dessiner, je trouve que cela permet tout de suite de proposer un récit plus expressif: si on dessine un bonhomme qui fait du vélo, c’est normal, mais si on représente un écureuil ou un éléphant, c’est tout de suite plus intrigant.» Elle mâche pensivement son croissant un instant, avant de remarquer: «Les chiens ont du caractère, et sont beaucoup plus proches de nous qu’on l’imagine. Étant donné que je voulais montrer la diversité, chacun des chiens s’affirme avec ses habits, son style, en exprimant sa personnalité et parfois son ambivalence, sans forcément suivre une mode. Je trouve intéressant de donner à chaque enfant la possibilité de s’y reconnaître selon ses besoins».
C’est qu’Irène Schoch a elle-même été d’abord «un peu différente des autres» à l’école, selon ses propres dires. Puis «réfractaire» durant son adolescence: «J’étais un peu rebelle – et le suis toujours un peu», note-t-elle avec amusement. «Quand on fait ce métier, on doit avoir une distance sur le monde, un esprit un peu critique sur la société», poursuit-elle. Voilà pourquoi elle aime particulièrement glisser un «fil subversif» dans ses histoires, et trouve essentiel d’y transmettre des messages réalistes: «J’ai un peu de peine avec la branche de l’édition qui fait semblant que tout va bien. C’est un peu trop facile! Je pense au contraire qu’il est important de dire la réalité de notre monde complexe et pesant aux enfants, mais en leur montrant qu’il y a aussi de l’espoir, et des solutions dans certains cas».
L’importance de la transmission
Pour sa part, elle a choisi de s’engager dans «des petits projets de proximité», qui l’aident à «se sentir moins impuissante face aux énormes défis qui guettent l’humanité, en changeant des choses à toute petite échelle». Elle fait ainsi partie entre autres du comité de l’association biennoise Officina Helvetica, un atelier qui regroupe typographie, impression, art et graphisme, et qui a pour mission de préserver ces métiers manuels et de transmettre les savoirs qui y sont liés. «C’est une association bilingue qui existe depuis dix ans, un endroit un peu utopique qui regroupe des gens de tous les âges et de toutes les origines. On y conserve d’anciennes machines, qu’on essaie d’utiliser avec des moyens contemporains: c’est un héritage, qu’on tient à conserver, mais aussi à perpétuer par le biais des cours qu’on propose. On a également récupéré des papiers anciens magnifiques, et les encres d’un lithographe, qui datent d’il y a quarante ans et sont conservées dans des bidons pourvus d’un petit robinet, pour éviter que l’oxygène n’y pénètre. Elles sont d’une luminosité incroyable, et je les utilise de temps à autre», nous décrit-elle.
Elle m’entraîne alors dans le couloir, pour nous montrer un dessin de tigre coloré qu’elle a créé avec. Juste à côté, une grande lithographie de… chien, bien sûr, attire mon regard: «C’est aussi moi qui l’ai faite, rit-elle. Vous imaginez, quand j’ai dû transporter la pierre? On a ensuite dû se mettre à deux pour l’encrer! J’aime beaucoup la lithographie, qui me permet plus de liberté de dessin, avec de gros pinceaux et de grands gestes». Sur la paroi d’en face, elle désigne encore quatre portraits de chiens, coquettement vêtus: ses tout premiers modèles, réalisés lors d’une résidence artistique de six mois à la Cité des Arts, à Paris, en 2022. «J’avais eu la chance de recevoir une bourse du canton de Berne, et j’ai adoré cette période, qui m’a permis de rencontrer des tas de gens, issus de différents milieux créatifs. Je rentrais tous les dix jours voir mes enfants et mon mari, puis je retournais à ma vie d’étudiante, sans horaires et sans obligations. Cela m’a permis de créer Ours d’hiver, paru fin 2023 aux éditions des éléphants, et de lancer Chiens couture», se remémore-elle en souriant d’un air rêveur.
De Bowie à Instagram
Pour m’en montrer davantage, elle m’emmène dans son atelier, où le sobre espace de travail de son mari contraste avec son propre univers coloré. Au-dessus de son bureau, deux mobiles qu’elle a créés, l’un avec des joueurs de football façon figurines de baby-foot, l’autre avec un univers marin, décliné de la tortue au coffre à trésors. Et partout, des photos, des dessins, ainsi qu’une bibliothèque garnie de livres: «Je suis inspirée par tout ce qui m’entoure: le monde du rock des années 70, la profusion des genres, et aussi la culture africaine, que j’aime énormément… tout ce qui est visuel m’intéresse, je fais ainsi des collections d’images que je pioche sur Instagram et qui m’ont beaucoup inspirée pour Chiens couture».
Grande fan de Vivienne Westwood et d’Yves Saint Laurent, dont les connaisseurs peuvent retrouver de petits signes dans son nouveau livre – «Il faut d’ailleurs absolument aller visiter le musée d’Yves Saint Laurent à Paris, c’est très touchant de voir comment il travaillait» –, elle adore aussi Matisse et Toulouse-Lautrec, «pour leurs traits très libres et leurs ambiances colorées». Et elle observe et croque tous les gens qu’elle croise, du moment que leur habillement et leur originalité attirent son regard: «J’ai des carnets de dessin dans lesquels je prends de petites notes et j’esquisse des éléments de style, avant d’y dessiner la personne plus tard», nous explique-t-elle en sortant des albums foisonnant de collages, croquis et personnages aux atours reproduits avec précision. «C’est une sorte d’exercice de style, comme les musiciens qui font leurs gammes», décrit-elle.
En quête de la nuance exacte
Elle sort alors des boîtes emplies de petits papiers colorés: «J’aime créer un univers spécifique pour chaque ouvrage, avec les nuances qui vont avec», annonce-t-elle gravement. «La phase de conception est généralement très intense, car je dois alors faire beaucoup de choix. Je prépare des fiches avec différentes couleurs, et je peux passer des heures, à la limite de l’obsession, à changer mes échantillons, réfléchir, hésiter et changer de nuance.»
Lors de la préparation de Chiens couture, elle a ensuite déterminé les proportions qu’elle désirait avoir pour chaque chien, et a dessiné précisément les personnages sur du papier calque, avec les coupures qui allaient être effectuées. «J’ai photocopié ces dessins en petit, et ai fait une fiche pour chaque personnage, afin de répartir les couleurs et analyser si tout était homogène. Puis, j’ai teint des feuilles à l’acrylique avec les nuances choisies, et les ai découpées.» Elle a ensuite enfin pu passer à l’exécution en tant que telle, en assemblant et collant les différents éléments. «Quand j’en suis à ce stade-là, j’aborde alors une phase plus contemplative, artisanale, en écoutant de la musique, des podcasts… J’aime bien les chansons qui racontent une histoire, et je suis une grande fan de Bob Dylan», nous raconte l’artiste. Elle lève soudain les yeux vers moi d’un air inquiet: «En fait, c’est mieux si le public ne sait pas toute la préparation qu’a exigé Chiens couture! Je préfère que le livre soit lu spontanément, sans qu’on analyse tout le travail qu’il y a derrière».
Notons malgré tout, afin de lui rendre hommage, que même les motifs accompagnant le texte ont été minutieusement dessinés à la main… «Je ne sais pas trop que penser de mon travail», soupire-t-elle, en manipulant ses papiers colorés. «Il y a des jours où je me dis que c’est nul, d’autres fois où je pense: "C’est vrai, il y a quelque chose…". Il est nécessaire d’avoir un regard exigeant sur soi, de savoir prendre des risques et de conserver sa curiosité, parce que sinon, on ne peut pas avancer. Mais maintenant que j’ai trouvé la technique, et si le livre a du succès, je pourrai décliner mon idée en créant par exemple un album sur les chats, plus ambigus et narcissiques que les chiens. Je crois que je les dessinerai en tenue de soirée, ça leur ira bien!», conclut-elle.
Pour aller plus loin
Visitez le site d'Irène Schoch