«Je mets deux ans à créer un album que l’on peut lire en deux minutes»
Suivre une masterclass de l'auteur-illustrateur Chris Haughton, c'est comme lire une de ses histoires: on n'a guère le temps de s'ennuyer!
Suivre une masterclass de l'auteur-illustrateur Chris Haughton, c'est comme lire une de ses histoires: on n'a guère le temps de s'ennuyer!
Vive l’Europe: en octobre dernier, la Foire du livre de Bologne a invité l’Irlandais Chris Haughton à prodiguer une «classe de maître» à la Foire du livre de Francfort. Installé au premier rang, Ricochet faisait partie des élèves et livre aujourd’hui son devoir, pardon son compte-rendu.
Un avant-goût de Bologne à Francfort
C’est une première: la Foire de Bologne organise un événement à celle de Francfort. «L’idée est de vous donner un petit avant-goût de ce qui vous attend à Bologne», déclare la directrice de la «Fiera di Bologna» Elena Pasoli, avant de laisser la place à Chris Haughton. Et effectivement, la masterclass de l’auteur-illustrateur organisée dans un hôtel à proximité de la Foire de Francfort a de quoi développer des appétences.
Armé d‘un livre et d‘une présentation en images mais dépourvu de grands airs, Chris Haughton joue parfaitement son rôle de professeur, pour le plus grand plaisir du public, pardon des élèves.
Chris Haughton commence par raconter qu’il a toujours aimé dessiner… mais pas peindre. «J’ai eu une révélation le jour où je suis tombé sur le livre Penguin Dreams de J. Otto Seibold», raconte-t-il. «J’ai compris que l’on pouvait utiliser l’ordinateur pour réaliser et colorer des illustrations. Et pour être tout à fait franc», poursuit l’illustrateur en souriant, «ma manière de travailler n’a guère évolué depuis ce moment-là». Le ton est donné, dans cette «classe de maître», le maître va rester modeste.
Illustrateur pour la presse et l’édition
Chris Haughton est Irlandais, il a grandi à Dublin et étudié le design graphique au «Irish National College of Art and Design» avant de travailler comme illustrateur pour la presse et l’édition. «Ces années d’expérience m’ont permis d’apprendre énormément de choses», poursuit le professeur de masterclass, en montrant une image avec une énorme foule: «Au départ je n’avais dessiné que les premiers rangs du public, et les commanditaires m’ont demandé d’en remettre une couche. C‘est grâce à ce genre de remarques que j’ai compris comment fonctionne l’illustration».
Chris Haughton comprend si bien qu’il fait ses preuves comme illustrateur, il travaille notamment pour le quotidien The Guardian ou pour le magazine Pomme d'Api et il réalise les visuels de campagnes publicitaires internationales, notamment pour l’agence Saatchi & Saatchi.
Et quand il débarque à la Foire de Bologne avec une maquette de livre pour enfants, ce n’est pas grâce à celle-ci qu’il parvient à convaincre un éditeur (coréen, Borim Press), mais bien avec les illustrations réalisées dans le cadre de commandes et visibles sur son site internet.
L’Irlandais, qui réside maintenant à Londres, a roulé sa bosse à Hong Kong, au Népal et au Bangladesh. Après avoir découvert le commerce équitable, il a travaillé bénévolement pour la firme de vêtements People Tree et a même cofondé la firme de tapis madebynode.com au Népal, où l’on peut commander des tapis signés Beatrice Alemagna ou Jon Klassen tout en faisant une bonne action. Le travail de Chris Haughton pour People Tree est non seulement salué par le magazine Time dans sa liste «design 100» en 2007, mais il est aussi la source d’inspiration pour un bébé chouette devenu célèbre dans le monde entier.
Une chouette tombée du nid
C’est en effet d’une carte réalisée pour People Tree que lui est venue l’idée de l’album de la petite chouette qui tombe du nid dans Un peu perdu. Boing, boing, boing, après avoir ricoché trois fois, bébé chouette se retrouve au sol seul et un peu perdu. Un écureuil plein d'entrain (mais pas très malin) se propose de l'aider à retrouver sa maman.
Les éditions Thierry Magnier qui publient les albums de Chris Haughton en français, vantent «un graphisme original et joyeux», «une histoire parfaite pour les tout-petits» et «un humour percutant». Ils ne sont pas seuls à apprécier: Un peu perdu a reçu le prix Sorcières, le prix P'tits Mômes ainsi que le prix Bernard Versele. Traduit dans plus de 30 langues, l’album a été vendu 900 000 fois dans le monde entier.
«Je voulais écrire un livre amusant et léger qui soit très visuel, comme un pantomime pour enfants au théâtre», commente Chris Haughton. «Avec le dialogue répétitif “Es-tu sûr que ce n'est pas ta maman?”, mon espoir était que les enfants participent activement en répondant “Non, non, ce n'est pas sa maman!”».
Oh, oh, boing, boing, boing, chut
«Oh, oh», «boing, boing, boing», «chut», «aaah»: ce n’est pas un hasard si ses albums sont remplis d’onomatopées: «C‘est mon problème avec les mots qui m’a fait devenir illustrateur», raconte Chris Haughton. «Je parle la même langue que les enfants à qui je m’adresse. Mon manque de vocabulaire s’est révélé être un grand avantage». Vu leur force visuelle, les albums de Chris Haughton se passent pratiquement de mots.
A Bit Lost est d'abord sorti en coréen avant de sortir deux ans plus tard en anglais. Chris Haughton a ainsi pu vérifier que son premier album pouvait parfaitement se «lire» sans comprendre le texte.
«Regardez cette page», reprend le professeur de masterclass Chris Haughton, «la chouette est petite et pourtant on ne voit qu’elle». Et quelques pages plus loin: «La plupart des parents ne voient pas la maman en arrière-fond, les enfants sont souvent de meilleurs observateurs».
«Chez moi, il y a une atmosphère et la communication est extrêmement efficace en raison de la simplicité du décor», reprend-il. «C‘est plus facile avec mon style qu’avec celui de Sendak». Maurice Sendak est pourtant un des maîtres que le maître de la classe cite volontiers («j’aimerais pouvoir dessiner comme lui»), tout comme Leo Lionni («à la fois tellement simple et tellement génial»).
Après la chouette aux grands yeux, le chien aux grands yeux
«Après le premier album j’ai changé de maison d’édition et mon nouvel éditeur chez Walker Books avait été un clown», poursuit Chris Haughton. «C’est pour cela que le chien George, le protagoniste de Oh non George !, a des yeux de clown». Les enseignant·e·s auraient craqué pour la fin ouverte de l’album, et pour les vrais moments de choix offerts par l’album. «Comme pour l’histoire de bébé chouette, mon idée était de demander au lecteur de quitter son rôle passif et de l’inciter à donner son avis: le chien George va-t-il réussi à rester sage ou non?». En France, une enseignante est allée jusqu’à construire une caisse «George» pour les enfants qui ne prenaient, comme le chien aux grands yeux, pas toujours de sages décisions.
On retrouve ce genre de suspense au moment de passer à la page suivante dans Chut! on a un plan: «Pour cet album j’ai utilisé une technique de collage», précise Chris Haughton, «mais on retrouve le principe de demander leur avis aux enfants avant de tourner la page: le plan d’attraper un oiseau va-t-il fonctionner ou non?».
D’autres albums, Bonne nuit tout le monde, Pas de panique, Petit crabe et Et si? sont venus compléter une collection dont l’empreinte visuelle est tout de suite repérable et qui fonctionnent tous admirablement bien. Pour s’en convaincre il suffit de regarder la bande lancement de Petit crabe.
Chris Haughton a également créé une application appelée Hat Monkey. «Mes neveux et nièces étaient fascinés par les téléphones», explique-t-il, «et j’ai voulu créer une application pour eux. Ce projet m’a permis de mettre de la musique et de la danse dans l’histoire, ce qui n’est pas possible avec un album».
Des documentaires pour mieux comprendre
Chris Haughton a également réalisé des films d’animation, malheureusement non traduits en français. Il entend utiliser la force de l’illustration pour rendre des contenus un peu plus arides tout aussi passionnants que ses histoires. «On peut arriver à dire, de manière visuelle, des choses que la plupart des gens ignorent», commente l’illustrateur irlandais. «L’être humain comprend mieux les choses qu’il arrive à visualiser. C‘est le problème du changement climatique: les gens ont du mal à se représenter ce que cela veut dire».
C‘est sans doute pour cette raison que Chris Haughton a réalisé plusieurs projets sur les thèmes de l’univers et de changement de climat, notamment avec Oliver Jeffers. Certains sont visibles sur YouTube et/ou sur son site, comme le message depuis l’Antarctique.
«Cette vidéo a même été vue par le réalisateur de films naturalistes Sir David Attenborough. Que vouloir de plus? Maintenant je peux prendre ma retraite», explique l’illustrateur, qui heureusement plaisante. «Plus sérieusement», conclut Chris Haughton, «imaginer des albums pour raconter des histoires, c’est ce que l’on peut faire de mieux en tant qu’illustrateur. Un métier de rêve».