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La censure, fille de la honte et du secret

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Annie Rolland
8 décembre 2010
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"Mon enfant, on n'épouse jamais ses parents,
Vous aimez votre père, je comprends,
Quelles que soient vos raisons, quels que soient pour lui vos sentiments,
Mon enfant, on n'épouse pas plus sa maman,
On dit que traditionnellement,
Des questions de culture et de législature décidèrent en leur temps
Qu'on ne mariait pas les filles avec leur papa."

Michel Legrand. Peau d'âne (film de Jacques Demy)

"Toute vérité n'est pas bonne à dire" affirme le dicton populaire qui nous invite à taire certains sujets, jamais n'importe lesquels. Notre capacité à garder secrets certains événements relatifs à notre vie affective est commandée par un mécanisme d'auto-censure du moi. Il s'est formé dans la prime enfance corrélativement à la formation du surmoi, défini par la psychanalyse comme l'instance interdictrice par excellence, celle qui nous permet de différencier le bien du mal, celle qui nous oblige à respecter les lois de la société. La psychanalyse définit la censure comme superposable à l'instance que S. Freud nomme le Surmoi et désigne comme étant "le censeur du moi, la conscience morale ; c'est la même qui exerce la nuit la censure des rêves, c'est d'elle que partent les refoulements de désirs inadmissibles." [1] Le Surmoi est l'instance morale qui nous oblige à respecter autrui.
Nous proposons d'examiner une situation de censure qui a frappé un roman pour adolescents en 2009 au cours du Prix ADO de la ville de Rennes. Une lecture croisée de la thématique condamnée à travers la littérature jeunesse, les contes et la clinique psychologique nous aidera à analyser le silence gêné des adultes face aux enfants quand il s'agit de parler de la perversion pédophile. Nous verrons comment la problématique de l'inceste fabrique le piège qui se referme sur ses victimes en organisant socialement un discours de la honte et du secret.

La guerre des enfants
Le roman intitulé Les orphelins de Naja de Nathalie Legendre [3] se déroule dans un futur sombre. Au début du 23ème siècle, grâce au projet "Terre saine de corps et d'esprit", les délinquants sont envoyés par millions sur la planète Naja régie d'une main par l'armée, de l'autre par l'Église. Des enfants de trois à seize ans que le destin a mis en marge de la société, sont déportés en masse pour être rééduqués. Certains vont profiter de la faiblesse des enfants pour les exploiter sexuellement. Hoel est tuteur sur Naja, il a donc la responsabilité d'enfants et d'adolescents dont Kihsana, treize ans. La jeune fille espère quitter l'affreux orphelinat dans lequel elle a échoué à l'âge de trois ans. Aussi a-t-elle bien l'intention de suivre la femme qui vient de la choisir. Mais Hoel refuse de la laisser partir car il sait que cette femme fera de Kihsana un objet sexuel. Pour la sauver de la prostitution, Hoel viole Kihsana afin qu'elle tombe enceinte et soit rejetée. C'est ce qui lui arrive effectivement, mais après quelques mois de grossesse, elle est recrutée par les services secrets de l'armée qui cherchent de jeunes adolescents pour infiltrer les réseaux pédophiles. Kihsana accepte alors de devenir une enfant soldat. Une partie de sa mémoire est effacée pour qu'elle oublie le viol et son enfant.
Le roman de Nathalie Legendre met l'accent sur une communauté d'enfants qui s'organise dans une guerre de survie. Il est juste que les adultes s'en émeuvent. Ce qui fut certainement le cas des responsables pédagogiques du département lorsqu'ils prirent position pour son retrait de la sélection du Prix Ado de la ville de Rennes. "Ce roman renvoie à l'idée d'une Eglise où la pratique de la pédophilie est courante. La question est quelle vision du monde on propose aux jeunes de moins de 14 ans ?" [4] Demande le directeur départemental de l'enseignement catholique. Les censeurs observent habituellement une certaine tolérance à l'égard de la littérature jeunesse quand elle procède d'un univers fantastique ou de la science-fiction. Le roman de Nathalie Legendre a dérogé à cette règle car il évoque la pulsion pédophilique sans l'entourer d'un voile symbolique mais aussi parce qu'il met en scène un contexte social violent, totalitaire orchestré par l'armée et le clergé. Ces deux instances incarnent en quelque sorte le Surmoi de notre société en tant qu'elles sont les piliers symboliques de l'ordre et de la morale. L'auteur les désigne dans son roman comme les responsables ignominieux de l'exploitation sexuelle des enfants, autant dire l'antithèse de leur vocation initiale. La violence de la réaction des détracteurs de Nathalie Legendre n'a d'égale que la violence de la déflagration produite par nos illusions quand elles volent en éclat...
La question que se posent les écrivains, les artistes ne concerne pas la "vision du monde" que l'on propose aux enfants mais plus simplement "quel monde" pour les enfants. D'où le malentendu...
D'un point de vue psychologique, ajoutons que le malaise qui gagne le lecteur adulte à la lecture des orphelins de Naja est imprégné de culpabilité. Car enfin, que signifie un monde où les enfants doivent se défendrent seuls et qui plus est contre les adultes, les instances parentales ? Ce monde est à l'envers, il se nomme barbarie. Les adolescents le liront avec moins d'embarras et en seront moins traumatisés que leurs parents car leur monde interne est pétri du chaos de la genèse de leur existence. Ils sont des êtres civilisés en gestation...

"Le secret de Ben"
Le roman de Jeffry W. Johnston intitulé Le survivant [2] se montre susceptible de choquer d'autant plus qu'il s'agit d'une fiction réaliste. Chase est l'unique survivant d'un accident de voiture qui a tué ses amis. Amnésique, il consulte une psychologue qui l'aide à surmonter le traumatisme. Il est terrifié par des fragments d'images (le titre original du roman en anglais est Fragments) qui surgissent dans son esprit sans qu'il puisse en déceler le sens. Son frère aîné, apparemment fâché avec ses parents, lui manque, ses parents se soucient de lui mais sont préoccupés par leurs activités paroissiales ; son père est pasteur. L'histoire de Chase se superpose à la quête d'un sens, la résolution d'une énigme qui le contraint à explorer les profondeurs de son inconscient.
Le roman est construit comme une enquête et le lecteur est entraîné dans l'atmosphère angoissante des questions auxquelles Chase ne trouve pas de réponse. L'intrigue repose en fait sur une énigme qui en cache une autre. Le drame de l'accident mortel semble obscurcir la mémoire de Chase mais il va aussi jouer le rôle de révélateur d'un autre drame familial, scellé dans l'oubli par le secret d'un frère disparu. Le secret de Ben est la clé de l'énigme. Bien que le lecteur se concentre sur la convalescence de Chase après le terrible accident de voiture, il est amené progressivement, au fil des séances de psychothérapie, à s'intéresser à ce qui perturbe l'adolescent au-delà du traumatisme de l'accident qui a causé la mort de ses camarades. Dans les dix dernières pages, nous découvrons la nature incestueuse du trauma qui précède l'accident et la "disparition" de Ben. Chase raconte comment, à l'âge de 9 ans, il comprend que son frère est abusé sexuellement par son oncle qui le sollicite au cours d'une visite occasionnelle :

"Il avait posé la main sur mon bras, ensuite il a pris ma main et il l'a tirée vars lui, mais je l'ai retirée d'un coup sec. "Non, non, n'aies pas peur, il m'a dit. J'ai besoin de ton aide. Ben le fait tout le temps ; Et plus que ça même. Beaucoup plus. Il est très serviable." Il a repris ma main en répétant : "ce n'est rien. Tu pourras demander à Ben, il te le dira." Mais il fallait rien dire. A personne. Cardes gens seraient furieux et ils ne me laisseraient plus venir voir des vieux films avec lui. Ils seraient en colère après Ben et après moi."

La perversion pédophilique de l'oncle paternel est révélée par un télescopage de souvenirs décrypté par le processus psychothérapique. La victime, Ben, a protégé son jeune frère jusqu'à ce que celui-ci le remplace à cause d'une blessure. L'enfant est envoyé tenir compagnie à l'oncle impotent par ses parents animés d'une générosité charitable. L'image clé du souvenir refoulé est un crucifix ayant appartenu à l'oncle, devant lequel Chase éprouve une angoisse obsédante. Chase tentera de convaincre son frère de tout révéler à leurs parents. Voici la réponse de Ben :

- "Non ! On ne peut pas ! (Il me regarde fixement, je n'ai jamais vu une telle dureté dans ses yeux.) Papa vénérait l'oncle Julius quand il était jeune. Ça n'a pas changé. Tu sais ce que ça lui ferait si on lui dit ? A supposer qu'il nous croie. Et ça m'étonnerait. Vaut mieux ne rien dire. Il faut que ça continue comme ça. Je maîtrise la situation. Je gère.
- Mais, Ben...
- Tu dois me promettre que tu ne diras rien, Chase."

Le secret est ainsi scellé par la promesse faite à l'aîné. Que veut protéger Ben ? Son père, son oncle, son frère ou lui-même ? Ou encore l'équilibre précaire d'un monde d'illusions dans lequel il a grandi et qu'il se sentirait coupable d'avoir brisé ?

Les filles aux mains cachées

-" Mon papy, il dit qu'il aime ma maman, mais il lui a fait du mal, alors il a menti, il ne l'aime pas, hein ? Il l'aime ou il l'aime pas ? C'est ça que je me demande."

La question est posée par Garance, âgée de 7 ans.
Elle est l'enfant par qui le scandale arrive. Il y a un peu plus d'un an, elle confie à sa mère que son grand-père la touche d'une manière qui ne lui plait pas. Cette révélation de l'enfant aura un effet cataclysmique sur la jeune femme. Elle se rappelle alors non sans douleur que son père la "touchait" aussi d'une manière qui ne lui plaisait pas mais elle n'a jamais osé en parler à quiconque. La plainte de sa petite fille a un effet grossissant sur le souvenir imprécis. Les événements de sa petite enfance voilés, gommés par le refoulement et le déni d'une réalité insupportable refont surface comme une lame de fond et ravagent l'apparente tranquillité de la petite famille.
Subitement dépressive, la jeune femme refuse de voir ses parents en attendant d'avoir la force de prendre "les bonnes décisions pour protéger ses enfants". C'est à ce moment-là que Garance dit avoir menti. Tout se passe comme si elle tentait d'annuler les raisons du cataclysme qui secoue sa famille.
Il faudra attendre longtemps avant que l'enfant puisse expliquer qu'elle se sent coupable de la "dispute" de sa mère avec ses grands-parents. "Je ne savais pas que ça allait donner tous ces problèmes..." dit-elle. Au cours de nos séances, elle dessine avec spontanéité des personnages singuliers ; ses dessins sont variés et inventifs. Je remarque que les personnages féminins, filles et femmes, n'ont pas les bras apparents tandis que les personnages masculins ont des bras des mains, des doigts bien visibles. Garance explique qu'elle dessine les filles les bras cachés derrière le dos. Au fil du temps elle dessine moins et passe beaucoup plus de temps à parler et à poser des questions sur son grand-père. "Est-ce que tu crois que je pourrai le revoir un jour mon papy ?"
La question posée par Garance est la même qui agite la princesse que la convoitise incestueuse de son père va contraindre à s'exiler sous l'apparence symbolique d'une pauvre jeune fille recouverte d'une peau d'âne. Dans le film de jacques Demy, nous découvrons le rôle enchanteur que la marraine/fée des lilas de Peau d'Ane va jouer pour protéger sa filleule des ardeurs condamnables de son propre père. Souvenons-nous de l'interprétation gracieuse de Delphine Seyrig et du texte éloquent de la chanson composée par Michel Legrand :

"Mon enfant, on n'épouse jamais ses parents
Vous aimez votre père je comprends
Quelles que soient vos raisons, quels que soient pour lui vos sentiments
Mon enfant, on n'épouse pas plus sa maman,
On dit que traditionnellement,
Des questions de culture et de législature décidèrent en leur temps
Qu'on ne mariait pas les filles avec leur papa." [7]

Voilà une façon poétique, simple et bienveillante qui suffit à expliquer l'interdit de l'inceste aux enfants. Pourquoi, dans la réalité sociale et familiale, les choses ne sont pas aussi simples ? Probablement parce que les interdits sont parfois transgressés et que tout se passe comme si un refoulement collectif engendrait un secret inconsciemment partagé. Nous savons "sans savoir", que certains adultes, père, mère, oncle, tante ou apparenté, abusent du pouvoir qu'ils ont sur les enfants afin de satisfaire un désir sexuel perverti. Les agressions perverses pédophiles produisent un secret partagé entre agresseurs et agressés, du fait de la nature taboue de l'acte transgressif. Notons au passage que le mot "pédophile" est ambigu en soi par son étymologie : celui ou celle "qui aime les enfants". Que signifie aimer dans ce cas ? C'est ce que demandent Garance et Peau d'âne … Tout comme Ben et son frère Chase gardent un secret dont le dévoilement ferait voler en éclat la structure familiale, Garance révèle sans le savoir le secret de sa mère et de son grand-père, puis, effrayée par le conflit et la séparation qui en découlent, elle se sent coupable et se dédit. Elle devient alors une fille aux mains cachées derrière le dos, des mains qui ne peuvent rien faire. Cette association d'idée m'est venue le jour où Garance réalise un dessin pour représenter l'activité "d'acrobranche" qu'elle a fait pendant les vacances. Un filin est tendu entre deux arbres et un enfant (elle-même) se tient suspendu, les deux mains cramponnées aux poignées d'une poulie. "Tu vas être contente, aujourd'hui je vais dessiner les mains de la fille, parce que pour faire de l'acrobranche, on a besoin de ses deux mains." Me dit-elle, non sans humour. Je comprends alors que les filles aux mains cachées dans le dos sont en quelque sorte prisonnières, condamnées à subir, et qu'elles n'ont qu'une faible latitude pour agir.
Les travaux du psychanalyste Serge Tisseron sur les secrets de famille et la honte [5] nous apprennent que les secrets tissent un lien transgénérationnel et engendrent une répétition mortifère. Les personnages du roman de Jeffry W. Johnston et l'histoire de Garance montrent en quoi, selon la thèse de Serge Tisseron "le secret cesse d’être structurant et devient déstructurant au moment où nous cessons de le « garder » pour nous sentir « gardés » par lui. Nous ne sommes plus son gardien, mais son prisonnier..." [6]
Les tentatives répétées de censure à l'encontre des romans réalistes évoquant la perversion pédophile procèdent d'une mise au secret des transgressions d'un interdit fondamental. Tenir au secret les abus sexuels sur enfants perpétrés au sein des familles procède d'un sentiment de honte collectivement ressenti. Le discours conscient collectif justifie le secret par la nécessité de protéger les enfants des dangers qui les menacent. Nous sommes pourtant contraints de constater que la mise au secret des viols pédophiles ne protège en rien les enfants des générations suivantes. Le silence collectif procède aussi d'un déni manifeste de cette douloureuse réalité. Ici encore Serge Tisseron nous éclaire en affirmant que "la première victime du secret est bien souvent son porteur lui-même : avant de souffrir parce qu’il garde un secret, il garde son secret parce qu’il souffre." [6] A une jeune femme qui me demandait quand elle cesserait de souffrir du souvenir de la soumission sexuelle dans laquelle ses parents l'avaient maintenue jusqu'à l'âge de 14 ans, j'ai répondu : "Quand vous pourrez en parler sans honte".
Censurer les romans qui relatent des histoires aussi tragiques que les deux romans que nous avons cités est une erreur. En effet, si nous souhaitons protéger les enfants, acceptons de leur parler des égarements de la sexualité et de l'amour. Si nous les taisons et les tenons au secret, notre silence est un silence complice car nous censurons l'information au sujet d'une forme de transgression qui entre en conflit avec les exigences de notre Surmoi. Pour répondre aux questions de Peau d'âne et de Garance, déclinons avec elles la palette des couleurs de l'amour afin qu'elles sachent à quel temps conjuguer leur désir. Laissons les adolescents lire les histoires qui les libèrent de la honte et des secrets.

La Cahuette,
Le 2 novembre 2010

 

Bibliographie
[1] FREUD, Sigmund (1917) Introduction à la psychanalyse. Paris, Payot.
[2] JOHNSTON, Jeffry W. (2010) Le survivant. Traduit de l'anglais par Jean ESCH pour les Editions Thierry Magnier.
[3] LEGENDRE, Nathalie (2009) Les orphelins de Naja. Editions Mango.
[4] LE MORVAN Agnès (2009) Article dans Ouest France du 13 novembre 2009.
[5] TISSERON, Serge (1991) La honte. Psychanalyse d'un lien social. Dunod.
[6] TISSERON, Serge (2008) Toujours le secret suinte.., Enfances & PSY /2, N° 39, p. 88-96.

Filmographie
[7] DEMY, Jacques (1970) Peau d'Ane. Production Mag Bodard.

Dessins par Etienne Delessert.