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La disparition programmée du documentaire jeunesse, ou le triomphe de la gratuité « culturelle »

Catherine Gentile et Philippe Godard *
5 novembre 2008


« Madame, j'ai des recherches à faire sur la mythologie grecque, les chevaliers, la Seconde Guerre mondiale... est-ce que je peux aller sur Google, ou sur Wikipédia, s'il vous plaît ? » Cette demande, tous les documentalistes de France, et les bibliothécaires aussi, l'entendent quotidiennement. Pourtant, dans les rayons des CDI et des bibliothèques, il y a des dizaines d'ouvrages sur ces sujets, qui ont été élaborés patiemment et souvent intelligemment par les éditeurs de documentaires jeunesse avec des spécialistes, et qui ont été choisis de la même façon par les médiateurs, dans le souci constant de proposer aux jeunes lecteurs des ouvrages pertinents et accessibles.

Alors que faire ? Jeter tous les livres et passer au savoir virtuel ? Laisser les lecteurs potentiels se débrouiller dans les méandres et les chausse trappes de la Toile ? Ou bien résister et ignorer délibérément la révolution technologique qui est en marche ? Tous les acteurs du livre se posent aujourd'hui ces questions essentielles. Parce que derrière les demandes et les attitudes de nos lecteurs, se pose un vrai enjeu, celui de l'accès au savoir et de la manière dont on le conçoit.


I. Rapide état des lieux du documentaire jeunesse

L'édition en 2007 : quelques chiffres

2007 est pour l'édition, tous secteurs confondus, une année où la croissance est revenue : + 5 % par rapport aux années précédentes. 60 900 nouveaux titres ont été publiés et les ventes ont augmenté globalement de 3 %, avec une augmentation notable de la vente à distance puisque les librairies en ligne ont vu leur chiffre d'affaires croître de 16 %. Cependant, les grandes surfaces culturelles restent le principal circuit de ventes de livres, avec une progression de 5 %. Les librairies affichent, quant à elles, une santé plus précaire : + 1,5 % pour les librairies de premier niveau et – 2 % pour celles de deuxième niveau.

Parmi les secteurs éditoriaux en hausse, notons ceux des beaux livres, de la bande dessinée et de la littérature. Les secteurs tels que les livres pratiques, les dictionnaires et les encyclopédies, les livres scolaires, les sciences et techniques stagnent. Enfin l'économie, la gestion et les sciences humaines sont en recul.


L'édition jeunesse représente un secteur non négligeable de l'édition : 16,6 % de parts de marché, soit entre 70 millions et 80 millions d'exemplaires vendus (cela va des petits livres carrés en tissu pour les bébés jusqu'aux romans destinés aux jeunes adultes). En 2007 le secteur de la jeunesse a vu sa production augmenter de 10,4 % : 7713 nouveautés et nouvelles éditions de titres anciens ont été publiées.

Cependant, les disparités sont grandes : la fiction représente 63,8 % du total des titres
tandis que le documentaire et le livre d'éveil occupent une place de plus en plus réduite. Ainsi, le nombre de nouveaux documentaires publiés en jeunesse a baissé de 13 % entre janvier 2007 et janvier 2008. Enfin, le tirage moyen d'un ouvrage pour la jeunesse varie entre 3 000 et 5 000 exemplaires en général, un chiffre très inférieur au secteur de la littérature pour adultes, où un ouvrage de fiction est tiré à 7 000, 8 000 exemplaires en moyenne. La fiction reste le secteur vedette en littérature de jeunesse, porté par de très grands succès, publiés en grand format, dont les tirages varient entre 10 000 et 300 000 exemplaires. Harry Potter bien évidemment en premier lieu, est de loin l'ouvrage ayant totalisé les meilleures ventes (toutes catégories confondues) : le tome 7, Les reliques de la mort, paru tout d'abord en anglais en France en juillet 2007, s'est vendu à 570 600 exemplaires, et la version en français publiée chez Gallimard jeunesse et lancée en octobre de la même année a totalisé 1 089 700 exemplaires ! (Pour mémoire, les deux grands succès de
2007 en littérature générale sont loin derrière ces chiffres record : L'Elégance du hérisson, de Muriel Barbey, chez Gallimard, totalise 570 000 exemplaires vendus, bénéficiant d'un excellent bouche à oreille parmi les lecteurs tandis que le Chagrin d'école, de Daniel Pennac, chez Gallimard toujours, s'est vendu à 394 100
exemplaires).



D'autres titres de fiction occupent depuis plusieurs mois les tables des rayons jeunesse : Le monde de Narnia (Gallimard), La Quête d'Ewilan (Rageot),Eragon (Bayard) ou la série des Magik (Albin Michel) : des histoires de fantasy surtout, qui se prêtent à des adaptations cinématographiques lancées à grand renfort de publicité et de
marketing, visant essentiellement un public préadolescent et adolescent.


Depuis une dizaine d'années, la fiction est devenue le secteur phare de l'édition jeunesse,
avec 41 % du marché, alors que le secteur du documentaire ne représente plus que
9 % des ouvrages édités. La grande vague dynamique et novatrice des années 80
sur le documentaire, initiée notamment par Gallimard et Pierre Marchand, Nathan,
Milan ou Casterman, est en nette régression aujourd'hui. Le livre documentaire
pose des problèmes très particuliers de qualité de l'information, de coédition
internationale, de coût et il est aujourd'hui très fortement concurrencé par
l'Internet.

Sources : Livres Hebdo, le dossier Le marché du
livre,
11/04/2008




1.L'évolution de ces dernières années dans le secteur du documentaire jeunesse :

Historique rapide :

Le livre documentaire pour la jeunesse a connu un âge d'or dans les années 80 avec le
lancement de nombreuses collections qui font encore référence, même si la
plupart d'entre elles sont en sommeil ou ont disparu aujourd'hui. Lorsque Pierre
Marchand crée en 1972 le secteur jeunesse de Gallimard, il lance aussitôt de
nombreux chantiers, tant dans le domaine de la fiction que celui du
documentaire : Découverte Cadet en 1983, Découverte Benjamin en 1984, et
surtout la fameuse collection encyclopédique de poche, destinée tout d'abord à
la jeunesse : Découvertes, traduite en 19 langues et vendue à plus de 15
millions d'exemplaires, puis adoptée par les grands adolescents et les adultes.
Suivent d'autres collections « historiques », attrayantes et ludiques
grâce à une iconographie très soignée : Mes premières découvertes
(1989) : les petits livres carrés à spirale, dotés de feuillets
transparents illustrés recto verso, puis Découverte junior, en 1990. En 1999,
Pierre Marchand part chez Hachette où il continue de défendre le secteur
documentaire, avec notamment la collection Phare, très largement illustrée et
accessible grâce à son prix bas.


Dans les années 80 et 90, de nombreux éditeurs jeunesse développent des collections de
documentaires, dont certaines sont innovantes à cause de leurs sujets ou de leur
format (Carnets de sagesse, par exemple, chez Albin Michel ; Regard
d'aujourd'hui, chez Mango ; Oxygène et Hydrogène, chez De La Martinière
jeunesse ; J'accuse !, chez Syros ; les Essentiels junior ou les
Goûters philo, chez Milan ; Castor doc, chez Castor poche Flammarion
…)

Les années 2000 voient un net déclin du livre documentaire, concurrencé très nettement par
Internet. Très peu d'innovations voient le jour, de nombreuses collections
stagnent ou disparaissent. L'offre et la diversité se raréfient, même si
certains sujets de société émergent : l'écologie ; la
citoyenneté ; l'éducation à la sexualité et au vivre ensemble
...

Les principaux éditeurs de documentaires
jeunesse :





Actes Sud Junior : A petits pas (sensibiliser au monde : écologie ; histoire ; société ; milieux naturels) – Mythologie – Atelier cinéma (en coédition avec la Cinémathèque) – Ceux qui ont dit non (« collection militante » cf catalogue, dirigée par Murielle Szac)
Albin Michel
jeunesse 
: Carnets de Sagesse – Carnets du monde – Humour en mots – Paroles – Regarde
Autrement jeunesse : Junior histoire – Junior ville – Junior
société – Junior arts – Albums documentaires




Bayard : Grands personnages

Belin : Les questions de Justine – Reconnaître –
Albums citoyens – Equitation

Casterman : Coup d'œil – Explorama – Les petits citoyens – Les atlas – Les encyclopédies – Le fantastique – Docu 3D – Docu BD – Histoires et aventures – Tout voir, tout savoir – Premiers mots – Je choisis, je trouve
Circonflexe : Aux couleurs du monde

De La
Martinière jeunesse
 : Oxygène – Hydrogène - Le monde raconté aux enfants – Enfants d'ailleurs – La vie des enfants – J'étais enfant – Vivre comme – Le dico de




L'Ecole des
loisirs 
: albums documentaires Archimède

Flammarion : Castor doc – Les découvreurs du monde

Hachette jeunesse : Chez toi en – Dis pourquoi – Encyclopédie de la
vie sexuelle - L'histoire au musée – Ils ont fait l'histoire – L'odyssée de la
vie - La vie privée des hommes – La vie secrète des bêtes – Tout savoir sur

Gallimard jeunesse : Le journal d'un enfant (fiction documentaire Histoire - Monde) – Sur les traces de... (Histoire – Civilisation – Mythologie) – L'encyclopédi@ (encyclopédies généralistes ou thématiques, avec des références de sites Internet) – Découverte benjamin – Découverte cadet – Les racines du savoir – Onyx (documentaires interactifs) – Les Yeux de la découverte – L'encyclopédie Gallimard jeunesse – Encyclopédie universelle – Vu





Gulfstream : Sauvegarde – Dame nature – L'Histoire en images
Larousse : L'encyclopédie des jeunes – L'encyclopédie Larousse des 6-9 ans – Larousse explore – Larousse junior – Ma première encyclopédie – Mes petites encyclopédies – Mon
premier
Mango : Encyclopédie Premier regard – Kézako ? – Mangorama – Qui es-tu ? – Qui sommes-nous ? – Regard d'aujourd'hui – Regard junior – Une année
Milan : Au temps des... - Champions du monde – Connais-tu – Copains – De vie en
vie - Dis-moi filo – Documentaires nature - Encyclopes – Goûters philo –
Essentiels junior - Le journal de l'histoire – Le tour du monde – Les clés de
l'actualité – Les guides complices – Mes p'tits docs – Mes premières émotions –
Mes premiers docs – Mon petit atelier créatif – Phil'Art – Quelle histoire -
Sport
Nathan : Croque la vie ! (pour les 3 ans) – En grande forme (santé et hygiène pour les 3 ans) – Minikidi – Kididoc (livres d'éveil animés) – Croq'Sciences (livres d'expériences pour les 4 ans) – Tout photos animaux (3 ans) – Animalou (3 ans) – Philozenfants (7 ans) – Baluchon (peuples du monde,9 ans) – L'art, entrée libre (7 ans) – Le Livre de … (9 ans) -
Questions d'amour (11 ans) – Secrets de filles – Questions-Réponses (2 tranches d'âge) – Mon petit monde (6 ans) – Tout un monde (8 ans) – Miroirs de la connaissance (9 ans) – Grands horizons – Les clés de la connaissance (10 ans) – C'est pas sorcier – Dokéo – Méga (généralistes et thématiques)

Palette : L'art pas à pas
– L'art en formes – Mon premier musée – Voyage dans un tableau – L'art et la
manière – La vie en images – Toutes les réponses – Nos
religions
Le Pommier : Les minipommes du savoir – Les albums du
pommier




Rue du monde : Les Grands livres (violence – filles et garçons –
sauver la planète – enfants du monde – droits de l'enfant – citoyen – racisme –
tolérance)
Seuil jeunesse : Les sciences naturelles de Tatsu Nagata –
Les Carrés de nature – Coup de génie – Face à face – A la
loupe
Syros : Les albums documentaires (famille – corps
– rire – animaux) - J'accuse ! – Documents – Femmes





Les thèmes traités et les manques :

Si les dinosaures, les châteaux forts, les civilisations de l'Antiquité, les animaux et les documentaires nature restent les vedettes incontestées du documentaire pour la jeunesse, souvent déclinés en tranches d'âges, certains éditeurs ont su innover et explorer des terrains plus originaux : la philosophie (avec Milan : les Goûters philo, et Nathan : Philozenfants, la sexualité (chez De La Martinière jeunesse, avec Oxygène lancée en 1995, puis Hydrogène deux ans plus tard, Nathan avec Questions d'amour, Hachette jeunesse avec l'incontournable Guide du zizi sexuel, de Zep), l'écologie (chez Gallimard jeunesse, Actes Sud junior, Gulfstream, Milan...), le respect et la tolérance, les droits de l'homme (chez Rue du monde, Albin Michel jeunesse, Belin, avec les collections J'accuse !, chez Syros, Ceux qui ont dit non, chez Actes Sud junior), les droits des femmes (Femmes, chez Syros) ou
la vulgarisation scientifique (chez Le Pommier par exemple, avec la collection
les Minipommes du savoir).




Cependant, de nombreuses collections sont redondantes chez les éditeurs, qui semblent tous vouloir exploiter les « bonnes » idées les uns des autres, et on constate dans le même temps des manques criants dans certains domaines du savoir, pourtant incontournables :
la géographie (une seule collection : Enfants d'ailleurs, chez De La Martinière jeunesse) ; l'éducation à l'Internet et aux médias ; de moins en moins d'ouvrages sur
les sciences pures ; très peu consacrés à la politique...




D'autre part, les éditeurs manquent parfois d'audace. Ils se limitent eux-mêmes à des maquettes banales. La double page en est l'exemple le plus frappant. De nombreuses collections documentaires fonctionnent sur cette base, quel que soit le thème traité, comme s'il était toujours possible de trouver une place pour tout ce qu'il y a à dire sur un thème dans une double
page strictement calibrée. Les ouvrages qui se plient à cette dictature de la maquette le font au détriment du sens, ce qui constitue un paradoxe, voire une erreur, pour un outil culturel. On aboutit à des brèves éparpillées çà et là sur la double page, censée présenter au jeune lecteur une vision d'ensemble. Le résultat est plutôt une vision éclatée de la réalité et entraîne une lecture zapping. C'est au lecteur lui-même d'opérer les liens entre les informations diverses, plus ou moins brièvement relatées. Les doubles pages sont visuellement agréables à regarder, parfois même spectaculaires et le succès de ce genre de documentaires est commercial. Mais a-t-il été analysé du point de vue de ce qu'apprennent et comprennent les jeunes lecteurs ? Est-il facile pour eux de prélever de réelles informations ? Ou se cantonnent-ils à un
feuilletage ? Il se pourrait qu'après l'engouement pour la double page dans
les années 1980, nous commencions à en voir les limites.




Un entre-deux : le docu-fiction

Partant du principe que la fiction se lit mieux que le documentaire, qu'il est peut-être
plus facile d'apprendre en s'identifiant à un personnage, les éditeurs jeunesse
développent des livres hybrides, des docu-fiction, comme c'est aussi la tendance
dans la production télévisuelle, avec les documentaires fiction (sur les dinosaures, les hommes préhistoriques ou bien la civilisation romaine par exemple). En voici trois exemples piochés dans des collections récentes : Ceux qui ont dit non, chez Actes Sud junior ; Le journal d'un enfant, chez Gallimard jeunesse ; Histoire d'Histoire, chez Rue du
monde.

Ceux qui ont dit non est « une collection de romans historiques destinée à éveiller l'esprit de résistance en offrant des récits de vie de figures fortes qui ont eu un jour le courage de se révolter pour faire triompher la liberté ou la justice. » (cf catalogue éditeur). Chaque roman est complété par un dossier documentaire et un dossier photos. Elle est dirigée par Murielle Szac et compte aujourd'hui six titres consacrés à la misère, à l'esclavage, à la dictature, à la discrimination raciale, à la peine de mort et au nazisme. L'éditeur justifie ainsi le choix de la fiction : « Le choix du roman, plutôt que du documentaire, a pour but de permettre aux lecteurs de se projeter dans les personnages et d'accompagner l'esprit de
révolte et d'indignation propre à leur âge. Les auteurs sont tous des passionnés
de leur personnage et nous font revivre leur engagement de l'intérieur. »

Le journal d'un enfant, chez Gallimard jeunesse, est une collection dirigée par Thierry Aprile (professeur d'histoire et formateur à l'IUFM de Créteil). Elle « mêle fiction et documentaire pour découvrir une période historique ou un pays. Sous la forme d'un journal intime, un enfant raconte au fil des jours [...] Le lecteur s'identifie au narrateur, partage son aventure, ses émotions et découvre la vie quotidienne des enfants d'hier ou d'ailleurs de
manière vivante et intime. Au fil des pages, une mine d'informations documentaires expliquent et illustrent les thèmes abordés dans le récit (l'école, la cuisine, la religion, les jeux...). Avec de nombreux volets à soulever et un grand dépliant panoramique au milieu du livre. » (cf
catalogue éditeur). Seize titres au catalogue : L'Egypte ancienne – Les
châteaux forts – Les pirates – La révolution industrielle – La Première Guerre
mondiale – La Seconde Guerre mondiale – Les Indiens d'Amérique – Pompéi – La
Renaissance - La Chine – Le Sénégal – Le Brésil – L'Inde – La Guadeloupe – La
Russie – L'Algérie.

La collection Histoire d'Histoire, chez Rue du monde réunit un écrivain et un illustrateur reconnus et propose un « conte d'aujourd'hui et, en parallèle, des documents d'époque pour interroger l'histoire de l'humanité » (cf catalogue éditeur). Neuf titres figurent au catalogue, consacrés à la Première Guerre mondiale, à l'esclavage, à Hiroshima, aux
premiers congés payés et aux vacances à la mer, au premier homme sur la Lune, à la guerre d'Algérie, à la Shoah, à la Résistance et la Libération.

Que penser de ces ouvrages ? Ils sont attrayants, visuels et agréables à lire si l'on est déjà un bon lecteur, habitué à prélever des informations dans une fiction, si l'on sait passer du texte linéaire aux encarts documentaires et faire le lien entre les deux. Les filles, plus lectrices de fiction, iront davantage vers ce genre d'ouvrages. Mais justement, la fiction
peut être un frein pour d'autres lecteurs, moins habiles, qui auront du mal à trouver les informations qu'ils recherchent.

II. Atouts, attraits et leurres de la Toile
1. Les atouts :
Un accès très rapide et très simple aux informations et aux savoirs


La première raison qui explique la place prépondérante du Net et des moteurs de recherche et le net recul des ouvrages documentaires, des livres de sciences humaines et des encyclopédies « traditionnelles » (qu'elles soient encore sur un
support papier, sur CD ou DVD) est cette sorte d'accélération du temps à laquelle nous sommes confrontés et la possibilité pour n'importe quel habitant de la planète de pouvoir accéder en quelques secondes à n'importe quelle information, quelle que soit la distance géographique. En un clic de souris, l'internaute peut trouver par exemple qui est le nouveau président de la
Tanzanie, le nom du dernier recordman du monde du 400 m nage libre ou bien le programme des expositions du musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. Or, une encyclopédie traditionnelle ne peut pas être tenue à jour en temps réel sur tous les sujets. Cela nécessiterait une énorme équipe, et sa rentabilité serait anéantie. Un ouvrage documentaire non plus. En revanche, les moteurs de
recherche permettent, avec une facilité et une rapidité déconcertantes, d'obtenir en un temps record l'information recherchée, et ce gratuitement.

La révolution Wikipedia est en marche. Comment faire avec ce site, l'un des dix sites les plus visités au monde, qui ébranle le monde de l'éducation, celui de l'édition et qui « porte en lui la défaite de certaines valeurs », écrit Pierre Assouline dans la préface de La Révolution Wikipédia, les encyclopédies vont-elles mourir ?, paru en 2007 aux éditions des Mille et une nuits.

Wikipédia est apparue sur la Toile le 15 janvier 2001. En France plus de 9 millions de personnes la consultent chaque mois. Elle contient plus de 7 millions d'articles et elle est consultable gratuitement, dans 251 langues. Jimmy Wales, le co-fondateur de Wikipédia, écrivait en 2004 dans la revue Wikimedia Quarto, à propos de sa mission : « Distribuer gratuitement la totalité du savoir mondial à chaque être humain sur notre planète, dans la langue de son choix, sous une licence libre qui permet de la
modifier, de l'adapter, de la réutiliser et de la redistribuer à volonté. »

Certes, l'ambition est noble et l'utopie belle. Si Wikipedia est aujourd'hui
incontournable, elle est aussi très controversée et les batailles font rage
entre les Wikipédiens convaincus, voire militants, et les détracteurs. Chacun
peut y écrire sur ce qu'il veut, qu'il soit spécialiste ou non du sujet qu'il
traite. Là est l'un des problèmes mais Wikipédia se défend en disant que les
administrateurs du site veillent, tout comme les internautes qui la fréquentent,
qu'ils y corrigent les erreurs. De plus Wikipedia arrive le plus souvent dans
les premières réponses de Google, grâce aux nombreux liens qui mènent à elle.
Enfin elle occupe une place croissante à l'école et à l'université. Les
collégiens, lycéens et étudiants la consultent régulièrement pour leurs
recherches. Et si certains confrontent leurs résultats à d'autres sources, donc
l'utilisent intelligemment, la grande majorité se contente de copier-coller et
de prendre pour argent comptant les informations qu'ils y trouvent. Beaucoup
n'utilisent plus de dictionnaires ou d'encyclopédies papier. Combien
d'enseignants constatent les plagiats en corrigeant les devoirs ! Tous les
systèmes éducatifs occidentaux sont affectés par Wikipédia et la société entière
est touchée parce que cette encyclopédie en ligne remet en question le monopole
détenu jusque là par les encyclopédies et les dictionnaires sur l'indexation du
savoir universel, et parce que les autres encyclopédies, toujours fondées sur
l'esprit encyclopédique des Lumières en pâtissent très sérieusement.


Si Wikipédia est fiable pour les sciences exactes et les techniques, elle l'est moins pour les
sujets sensibles : histoire, sciences humaines, politique... et elle peut
être un outil de désinformation, largement utilisé par toutes sortes de groupes
de pressions (sectes, révisionnistes, négationnistes, partis, hommes et femmes
politiques, institutions…).

En un peu plus de sept ans, Wikipédia a conquis une position dominante inquiétante, éliminé ou
distancé largement les encyclopédies traditionnelles. Détenir un monopole, celui
du savoir ou de l'accès au savoir, est dangereux.

Là encore, il est nécessaire de rester vigilants. Il n'est pas question d'ignorer Wikipédia –
cela serait vain – mais de proposer des alternatives, d'expliquer comment sont
élaborées et vérifiées les notices, de développer l'esprit critique des jeunes
utilisateurs, de les encourager à aller voir aussi ailleurs.

Une abondance d'informations

On trouve tout sur Internet, dit-on souvent. Selon une étude de deux professeurs italiens,
Antonio Gulli et Alessio Signorino, en 2000, il y avait 1 milliard de pages web
et au moins 11,5 milliards en 2005. Ces deux chercheurs reconnaissent aussi
qu'il est désormais impossible d'aboutir à un chiffre précis, puisqu'il se crée
chaque jour des centaines et des milliers de pages visibles, dont Google couvre
au moins 87%.

Si l'on tape par exemple « Picasso » dans la barre de recherche de Google, on obtient
3 600 000 liens en 0,29 secondes ! Une abondance qui fait peur ! Comment s'y retrouver, comment trier, comment distinguer ce qui relève de la référence au peintre catalan ou bien de l'information commerciale concernant le véhicule de chez Citroën ? Ce sont les questions que l'on doit se poser lorsque l'on observe un jeune élève ou un adolescent en train de
surfer sur le Net. L'accumulation d'informations a littéralement dissout le point de vue encyclopédique où, depuis Diderot et D'Alembert, le savoir est hiérarchisé et classé. Sur le Net, les informations ne sont que des couches qui s'empilent les unes sur les autres, sans aucun schéma constructeur. Le Net ne construit aucune réflexion. On ne peut donc s'y repérer que si l'on a déjà une idée précise de ce que l'on cherche. Les premiers touchés par cette abondance
ainsi empilée sont les jeunes : en tapant « Victor Hugo » sur Exalead par exemple, ils obtiendront 2 243 656 références, dont l'adresse d'un hôtel parisien dans les dix premiers liens ! Si au contraire, ils ouvrent une encyclopédie ou un documentaire jeunesse dans une bibliothèque ou un CDI, ils disposeront d'informations claires, triées et rédigées de manière accessible, dans lesquelles ils pourront construire leurs connaissances.

C'est là un paradoxe tout à fait nouveau en matière de transmission des connaissances :
le Net accumule tellement d'informations que, pour en tirer efficacement parti,
pour transformer ces informations en connaissances, il faut savoir choisir telle
page web et éliminer telle autre, il faut pouvoir aussi identifier les sources,
l'origine des sites, il faut trier et être capable de valider. Il faut donc
savoir avant, en gros, ce que l'on cherche. Dans ce cas, le Net permet
d'affiner, de préciser, d'accéder à la bonne information. Mais l'utilisateur qui
ne sait rien ou très peu d'un sujet perd du temps à chercher et parfois s'égare
ou désespère.

De plus, l'accès à l'information y est généralement gratuit. Un simple clic permet de consulter,
si l'on en prend le temps, des centaines de pages en accès libre. Alors, du point de vue de l'utilisateur adolescent ou étudiant souvent peu fortuné, pourquoi investir des centaines d'euros dans une encyclopédie papier, dans des dictionnaires ou dans des ouvrages documentaires alors qu'il trouvera tout sur le Net ? Les livres coûtent cher ! Ne vaut-il pas mieux pour lui garder son argent pour d'autres loisirs ou bien pour obtenir en payant des sommes modiques via le téléphone portable le commentaire composé sur le chapitre 3 de Candide clés en main
sur les dizaines de sites spécialisés qui pullulent sur le Net et qui sont la bête noire des enseignants ? Nos lycéens et nos étudiants sont devenus des accros du copier-coller.


2. Les leurres

Lorsque l'on entame une recherche sur le Net et que l'on entre un ou des mots-clés, on pourrait légitimement penser que le résultat de la recherche nous donne dans la ou les premières pages affichées la liste des sites les plus intéressants. Il n'en est rien car le classement des sites et leur position en tête de liste n'ont rien à voir avec leur pertinence. Pour mieux utiliser les ressources du Net, il est important de comprendre comment fonctionnent les moteurs de recherche d'une manière générale et principalement les moteurs les plus utilisés dans le monde : Google, bien sûr, le moteur dominant lancé en 1997 par Larry Page et Sergey Brin, ou bien Yahoo ou MSN.

Les centaines de millions de sites, de pages et de blogs qui composent l'Internet forment une gigantesque toile d'araignée. Les moteurs de recherche arpentent cette toile avec un robot appelé « spider » ou « crawler », collectant ainsi des informations sur les sites qu'ils croisent en chemin (ce processus de collecte s'appelle « crawl »). Les informations recueillies par le robot sont stockées dans une base de données appelée « Index ». Les moteurs de recherche analysent ensuite ces informations en vérifiant la pertinence et la légalité des sites selon leurs propres critères d'évaluation qui sont d'ailleurs souvent tenus secrets.

Lorsqu'un internaute fait une recherche par mots-clés dans un moteur de recherche, celui-ci cherche dans son Index les sites qu'il juge pertinents ; il affiche ensuite les sites dans une liste intitulée « Résultats de recherche ».

Plus un moteur est efficace, plus il est capable de référencer un grand nombre de pages rapidement et de proposer des pages pertinentes. On sait que les internautes vont rarement au-delà de la deuxième page dans les résultats de la recherche, aussi les premières positions dans la liste sont-elles très convoitées ! Chacun moteur de recherches a sa façon de choisir les sites qui apparaissent dans les premières positions, et il n'est pas simple d'accéder
à la toute première position. Quelle méthode utilisent les moteurs de recherche pour sélectionner les sites qui s'afficheront dans les meilleures positions ? Chacun des moteurs garde le secret mais on sait, le plus souvent par des hypothèses basées sur des observations empiriques, que les liens entrants, le contenu, la page « Plan du site » sont des éléments essentiels qui aideront à un bon positionnement dans la liste des résultats de la recherche.

Google est le moteur de recherche qui possède les méthodes les plus avancées et les plus
sophistiquées pour le référencement des sites internet. C'est aussi le numéro un parmi les trois grands moteurs de recherche (Google, Yahoo! et MSN). La grande majorité des internautes consultent les sites en passant d'abord par Google. Les webmasters ont donc intérêt à ce que leurs sites y soient bien positionnés de manière à être très visibles, donc très consultés. Le
moteur de recherche Google se base sur une méthode appelée « calcul du pagerank ». Le pagerank est une note allant de 0 à 10, qui donne la popularité d'un site. Plus un site reçoit de liens hypertextes à partir d'autres sites, plus sa note augmente. Pour calculer la valeur du pagerank, des robots parcourent les pages contenues dans l'index de Google, comptent et comparent le nombre de liens pointant vers chaque site. On peut légitimement supposer que l'on ne place un lien d'un site internet vers un autre que si l'on pense qu'il est de qualité. Donc plus un site obtient de liens entrants, mieux il sera placé dans Google.

On comprend aussi les limites de la méthode : comment distinguer un bon lien d'un mauvais lien, objectivité ou complaisance ? Google réagit et prend en compte d'autres paramètres : contenu du site pour déterminer les mots-clés et les thématiques, la
présentation, la structure de l'arborescence des sites ou la reconnaissance des mots contenus dans les adresses et les noms des sites.

Enfin, la plupart des moteurs de recherche proposent un service
d'enregistrement de site payant. Ce service permet d'assurer que certains
mots-clés figureront dans les résultats de recherche et que les sites
apparaîtront dans les premières pages. Et là, il n'est plus question de
pertinence ou de validité de l'information ! On comprend mieux que, par
exemple, lorsque l'on entre « Baudelaire » en mot-clé, apparaissent
dans la première page de la recherche des sites marchands, comme Amazon ou
eBay !

Face à l'abondance de pages qui composent la Toile, face au nombre très important de
pages affichées dans les résultats d'une recherche, il est souvent difficile
pour les jeunes internautes notamment de démêler la propagande de l'information
pure, d'identifier un site, de l'analyser, d'en apprécier son origine ou la
validité de son contenu, d'être capables rapidement de trouver la bonne
information et de construire un savoir cohérent.

Enfin, la gratuité du Net est bien souvent parasitée par les liens vers des sites
marchands et les messages et bannières publicitaires qui polluent de très nombreux sites.

De plus, un supposé contenu culturel ou informatif gratuit repose, dans notre société fondée
sur l'échange et le profit, sur l'idée que culture et information n'ont aucune valeur (ex. des musées gratuits, de la musique téléchargeable en MP3, des journaux d'information gratuits eux aussi...). Il s'agit d'un mouvement d'ensemble, et pas de parties isolées dans un tout qui reste fondé sur une valeur d'usage, d'échange, et donc est produit par des « spécialistes », des personnes employées à
cela.

La rapidité et la facilité sont une invitation à la non-lecture, à la non-écriture (à travers la pratique si répandue du copier-coller), et donc à la non-information et encore plus à la non-réflexion.

III. Banalisation de la bêtise ?

La gratuité permet à la Toile de s'imposer dans tous les foyers, les CDI, les universités et les bureaux, et de prétendre remplacer tout ce qui reste payant. On peut désormais, sans débourser un centime, visiter des musées « virtuels » ou trouver sur nos écrans, directement servis à domicile, toutes sortes de documents. La technologie du virtuel est-elle en train de prendre le pouvoir, et quelle philosophie sociale suppose-t-elle ?

La technologie « prend le pouvoir »

Qui sait si la technologie, le progrès, sauront vaincre les défis qui s'accumulent, et qui ne
sont plus notre futur mais bien notre présent : épuisement des sources d'énergie non renouvelables, réchauffement climatique, pollutions diverses… ? La technologie nous sauvera-t-elle, ou nous placera-t-elle face à des défis encore plus insolubles ? Le débat fait rage, et parmi les opinions très diverses qui s'expriment, certaines remettent en cause le pouvoir des experts, tandis que la majorité estime – ou espère – que les spécialistes seront capables de nous sauver.
La culture semblait jusqu'à maintenant à l'écart de ce débat, comme un sanctuaire protégé. Elle n'était pas concernée de façon directe par la technologie, et d'ailleurs, cela se concrétise jusque dans les cursus scolaires : scientifiques d'un côté, « littéraires » (on pourrait tout aussi bien dire « rêveurs » ou « cultureux ») de l'autre. La technologie est longtemps restée peu développée et n'a acquis une place essentielle dans nos vies que depuis un siècle tout au plus. Et surtout depuis l'après-guerre, qui a entraîné une profonde remise en ordre du monde, et un questionnement sur le sens de nos sociétés.

La culture, en effet, n'avait pas pu empêcher Auschwitz ni Hiroshima. Pire, même, les deux pays les plus directement impliqués dans ces massacres sauvages et injustifiables étaient deux des pays phares du monde sur le plan culturel : l'Allemagne et les États-Unis.

Dans les années 1950-1960, de nombreux théoriciens cherchèrent à penser ce défi posé à l'esprit
humain. Certains affirmèrent alors que la technologie n'était pas neutre culturellement. Gunther Anders critiqua ainsi la télévision, qui fournissait à domicile un spectacle abrutissant, et théorisa l' « obsolescence de l'homme ». Quant à Guy Debord, qui s'inspirait de très près des thèses d'Anders, il écrivit, dans un des touts premiers aphorismes de La société du spectacle, en 1967 : « Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. » Il ne s'agissait pas juste de rejeter une technologie, mais de montrer d'abord que toute technologie, lorsqu'elle atteint un niveau de diffusion aussi important que la télévision, est sous-tendu par des rapports sociaux nouveaux – ou qu'elle modifie les rapports sociaux anciens.

Bernard Charbonneau, pour sa part, expliquait : « La technique n'est pas neutre, mais elle doit l'être, telle est la confusion des croyants du Progrès. En un sens, ils ont raison, la machine n'est qu'un instrument ; le responsable c'est l'homme dont la démission fait du progrès technique la structure de l'histoire. Le mal, ce n'est pas la machine mais le mythe du progrès ; malheureusement toutes les justifications du machinisme le supposent. » Ainsi, la technologie n'est pas neutre puisqu'elle est liée à un système de pensée, qui postule que le progrès passe par les inventions technologiques.

À l'inverse, le lieu commun majoritaire proclame : « Les techniques sont neutres en
elles-mêmes, c'est l'usage qu'on en fait qui est mauvais. ». La télévision ou l'Internet ne sont jamais remis en question, seul leur usage est (parfois) discuté. Cet usage étant
« démocratique », puisqu'il s'agit de technologies (comme l'automobile) largement
partagées par les humains des pays dominants, et puisqu'il n'est pas question de douter de ce que nous appelons la « démocratie » sous peine d'être rangés dans la catégorie des réactionnaires fascistoïdes, nous devrions en déduire que la télévision est une bonne technologie et que l'Internet va, par exemple, faciliter la démocratie. Tel est le credo actuel.


La télévision distille pourtant chaque soir son lot de violence et de jeux abrutissants, fondés sur des comportements antisociaux. Dans « Le maillon faible » ou « Koh-Lanta », lorsque peu de candidats restent en lice, il leur faut éliminer le meilleur d'entre eux pour avoir une chance de l'emporter au terme du jeu. Ce comportement est le comble de la posture antisociale. Aucune société, qu'elle soit fasciste, stalinienne, démocratique ou anarchiste, moderne ou traditionnelle, ne peut survivre si les plus utiles au corps social sont éliminés. Or, c'est ce spectacle affligeant que regardent chaque soir des millions de Français.

Les critiques radicales des médias sont apparues alors que les ordinateurs personnels n'existaient pas encore (l'ordinateur personnel de McIntosh, qui en est l'inventeur, apparut sur le marché en 1976), que l'Internet n'était même pas en gestation et que le world wide web était au mieux une vision de science-fiction, de même que MSN ou les vidéoconférences... Toutes
ces nouveautés sont venues illustrer ce fait massif de la civilisation numérique contemporaine : les rapports entre les individus sont désormais médiatisés par des images, et ces images – c'est fondamental – sont reçues à domicile via des écrans. Pour accepter ce changement fondamental dans nos modes de vie, une nouvelle « éthique »
autorise et valorise nos nouveaux comportements. Selon cette
éthique, l'Internet est démocratique ; il mettrait la culture gratuitement
à la portée de tous ; il serait le moyen pour chacun de
s'exprimer.

Pourtant, la technologie n'est pas qu'une question de moyens : elle concerne aussi les fins. L'évolution du monde actuel n'est pas seulement technologique, et l'Internet n'est pas un simple « média », ce qui signifierait, si l'on s'en tient à la racine latine, un moyen de communication parmi d'autres. Il s'agit bien d'une évolution radicale, une « révolution » même si les analystes refusent souvent d'employer ce mot qui leur semble trop définitif, comme s'il s'agissait de cacher qu'avec la Toile, on franchit une étape sans
guère de possibilité de retour en arrière. Et lorsqu'ils emploient le mot « révolution », il est assorti de mille précautions. Marc Le Glatin affirme ainsi, dans Internet, un séisme dans la culture : « La conjonction de l'ordinateur
(numérisation des informations) et d'Internet (mise en réseau à l'échelle planétaire des informations) induit une véritable révolution informationnelle. Une révolution, au sens dynamique du terme, avec à la clef un changement brusque de l'ordre économique, moral, culturel. Il ne s'agit pas d'une simple rupture technologique. À la différence des révolutions industrielles de la fin du XVIIIe siècle et de la fin du XIXe déclenchées respectivement par l'invention de la thermodynamique et celle de l'électromagnétisme, la révolution amorcée à la fin
du XXe siècle est d'ordre anthropologique. » On ne saurait mieux dire, surtout pour un analyste qui défend par ailleurs le « métissage élargi des goûts et des
productions » (interview dans Sur la même longueur d'ondes), autre euphémisme pour désigner les deux aspects du processus actuel : un arasement des cultures minoritaires par
les mastodontes culturels (Time Warner, Walt Disney, Universal...) ; une exaltation des réseaux affinitaires dans lesquels, à la « marge de la Toile », les communautés font perdurer l'illusion de leur indépendance mais ne remettent à aucun moment en question le système culturel dans son ensemble. Comme si, dans un cas, l'on pouvait se contenter des produits culturels aliénants, et dans un autre d'une culture entre-soi et pour soi, sans sens
social.

Cette révolution technologique et culturelle n'est pas la première de notre histoire. Si l'on se
réfère à l'irruption de l'imprimerie à la Renaissance, la thèse « officielle » proclame que l'imprimerie fut le moyen technologique de l'émancipation des Européens, jusque-là opprimés par l'Église. Cette thèse technologiste, largement répandue, oublie un autre point, encore plus
essentiel : les imprimeurs de la Renaissance ont eu la chance de pouvoir publier des textes libérateurs, émancipateurs, en provenance de Constantinople. En 1453, les Turcs s'étaient emparés de la capitale de l'empire d'Orient, et les intellectuels byzantins sauvèrent la plupart des textes de la Grèce antique. C'est ainsi par exemple qu'Amyot put publier sa traduction des
Vies parallèles, de Plutarque, traduction qui fait toujours autorité, que l'on découvrit ou redécouvrit Aristote, Platon, le théâtre classique grec et de nombreuses autres œuvres,
proposées à la réflexion, qui sont des outils d'envergure pour une tâche d'émancipation. Si l'imprimerie n'avait eu à se mettre sous la presse que des Bibles et des vies de saints, elle n'aurait pas rencontré l'essor qu'elle a connu, et elle aurait à coup sûr joué un moindre rôle sur le plan de l'émancipation humaine. Cependant, cet aspect culturel positif doit être
relativisé : durant les guerres de Religion, l'imprimerie a d'abord servi à diffuser des pamphlets vengeurs, favorables à l'Église catholique ou aux protestants et incitant ouvertement à la haine religieuse. Comme quoi ce n'était pas la technique en soi qui était émancipatrice, mais bien ce que l'on y mettait

De nos jours, l'idée d'émancipation et les ouvrages qui se consacrent à la propager sont en voie de diminution, voire de disparition rapide. L'irruption d'un moyen massif de propagation des savoirs comme l'Internet intervient à un moment de recul de la pensée humaine, en tout cas de la pensée à visée émancipatrice – rien à voir donc avec la révolution intellectuelle de la Renaissance. De plus, ce moyen de communication cantonne chacun chez soi, dans l'adoration de l'écran, et nuit gravement à la discussion concrète, réelle, avec les mots, les intonations, les gestes, les emportements, la douceur, le sentiment... Nous sommes passés à des discussions technologiques, glacées, et ce ne sont pas les smileys dont nous parsemons nos courriers électroniques qui y changent quoi que ce soit !

Y a-t-il une « politique de la Toile » ?

Selon la vision positive de la révolution de l'Internet, « les contraintes environnementales et les bouleversements dans la circulation des signes vont imposer dans les dix ans qui viennent des décisions politiques radicales qui ont de fortes chances de faire éclater nos superstructures politiques (partis, institutions, modes de gouvernement). Si Nature et Culture se conjuguent ainsi pour précipiter une mutation civilisationnelle, il faut s'empresser de saisir les opportunités que ce moment passionnant va nous offrir. La peur serait en l'occurrence bien
mauvaise conseillère. De toutes les façons, il est trop tard pour avoir peur. » (Marc Le Glatin, ibid.) L'argument le plus surprenant chez les défenseurs des mutations technologiques est toujours, en dernière analyse, une banalité du genre « on n'arrête pas le progrès », « de toute façon, il est un peu tard pour reculer, et bien trop tard pour avoir peur »... Comme si l'alternative était foncer pour éviter la peur, ou avoir
peur de foncer.



Il y a bien d'autres voies, qui sont selon nous, déterminées par la politique qui se profile
derrière les prétendues qualités de la Toile. Il ne s'agit pas ici de dire dans le détail ce que les années qui viennent nous réservent. Nous mesurons parfaitement le degré d'inconnu qui peut exister, mais nous voyons cependant très nettement les grandes lignes d'une politique de l'Internet, qui sont d'ores et déjà en place.

La première orientation politique tient à la rapidité des connexions sur la Toile. Cette rapidité, qui correspond au « zéro délai, zéro défaut » du mode de production dont l'entreprise Toyota reste le modèle au niveau mondial depuis plus d'une quinzaine d'années, résume à elle seule la vision productiviste du monde. L'Internet non seulement n'échappe pas à la règle, mais en est même un vecteur puissant. Prétendre que l'Internet pourrait faire éclater nos
superstructures politiques est donc une affirmation pour le moins hâtive : chaque nouveau mode de production a produit ses propres ennemis, comme l'a montré Marx à la suite de Hegel. Cette évidence politico-philosophique n'est discutée par personne. Internet produit donc lui aussi ce qui pourrait orienter différemment le monde, de même que la révolution industrielle a produit les ouvriers qui auraient pu abattre le capitalisme. Que cela reste possible est une
évidence (et cette évidence nous pousse à nous exprimer sur ce sujet). Mais il n'y a là rien de nouveau, contrairement à ce que voudraient se faire croire ou nous faire croire les défenseurs de l'Internet à tout prix. L'Internet s'inscrit dans une vision productiviste du monde, rien de plus. Pour le moment, ce ne sont pas les prétendues avancées démocratiques ou écologiques favorisées par l'Internet qui ont bouleversé quoi que ce soit, pas plus qu'en leur temps, les
ouvriers et leurs syndicats n'ont réussi à abolir le capitalisme. Ce premier axe politique peut donc se résumer ainsi : exacerbation des tendances productivistes du monde moderne.

Deuxième orientation politique et éthique majeure : la facilité d'emploi de la Toile
correspond à une véritable mutation dans les relations entre l'humain et les machines qui l'entourent. Comme l'ont montré André Leroi-Gourhan et Jacques Ellul, chacun dans son domaine, l'évolution depuis l'aube de l'humanité pousse vers une extension du cerveau et des mains : alors que la technique était au départ « l'art manuel », « l'habileté manuelle » (selon l'étymologie du grec teknê), elle est devenue non seulement machinique plutôt que manuelle, mais même une façon de nous passer de l'art et même de l'habileté. Pas besoin d'être habile à quoi que ce soit pour envoyer un mail, chercher un site Internet ou même créer son propre website. Le cerveau et les mains trouvent, dans les ordinateurs, des extensions a priori plus performantes que nos moyens biologiques.

La facilité d'emploi de l'Internet pourrait être une excellente chose si nous pouvions ainsi
nous débarrasser des choses inutiles pour nous consacrer à la « vraie vie ». Mais il en va tout autrement : les écrans occupent de plus en plus de place dans notre existence. Lorsque, après le travail, nous rentrons à la maison, nous passons en moyenne 3h30 chaque jour devant l'écran de la télévision, puis encore une autre heure devant l'écran de l'ordinateur,
cette fois, afin de satisfaire un illusoire désir de reconnaissance en recevant et envoyant des courriers électroniques, ou encore pour préparer les loisirs du week-end suivant ou des prochaines vacances, lorsque ce n'est pas pour participer à la masse des flux d'internautes en
direction des sites pornographiques (lesquels représentent 1 % des sites mais génèrent... 40 % des flux totaux !). Pire : nous sommes tributaires de la technologie numérique dans la plupart des emplois des pays « développés » contemporains, et nos revenus tendent ainsi de plus en plus à dépendre d'une économie virtuelle dont les arcanes sont mystérieuses pour
beaucoup d'entre nous.

La facilité de la Toile nous emprisonne plutôt qu'elle ne nous libère, même si l'on peut sans doute en concevoir un autre usage. Resterait cependant à savoir si un usage autre est envisageable dans cette société productiviste, ce qui est une question politique complexe que l'on ne peut traiter ici.

Une démocratie tout en scintillements d'écran

Enfin, last but not least : l'Internet serait démocratique et ce de plusieurs façons. D'abord, l'offre en termes de sites est en effet surabondante – les chercheurs ont même renoncé à
comptabiliser le nombre de pages web disponibles, qui est en tout cas supérieur à 11 milliards. Mais cette démocratie dans et par l'abondance n'est qu'un leurre car elle propage l'illusion que nous pourrions tout saisir d'un thème en un instant, tout savoir de la musique baroque ou de la
physique de Max Planck en quelques clics, réduire l'histoire du Tibet ou la botanique selon Linné au volume d'un DVD ou d'une clé USB. Notre société de consommation tout entière est fondée sur cette « philosophie » du « tout à portée de tous », philosophie ô combien louable et en effet démocratique, mais en même temps illusion terrible. Car en un instant l'on ne
peut espérer saisir que l'enveloppe des choses, ramassée dans une sorte de digest.

L'Internet serait aussi démocratique car il permettrait à tous les internautes – identifiés
à l'ensemble du genre humain – de prendre tous ensemble en temps réel des décisions essentielles pour leur avenir. Cette démocratie purement formelle, idéale dans sa présentation technologique, est une imposture complète. Elle repose sur l'illusion que l'Internet pourrait être accessible à tous, ce qui est totalement faux de nos jours et le restera encore longtemps dans la mesure où la
situation économique mondiale est très préoccupante. Cela suppose d'autre part qu'aucune manipulation électoraliste ou démagogique ne pourrait se développer sur le Net et fausser ainsi tout vote « démocratique », lui ôter toute valeur.

Cette vision du Net comme outil démocratique parfait présuppose que la démocratie parfaite a été
au préalable réalisée dans les faits et dans les têtes – donc que soit notamment bannies toutes les manipulations démagogiques que nous connaissons – ce qui autoriserait en effet une pratique du Net démocratique.
Mais c'est une tautologie : la démocratie idéale n'existe toujours pas, et ce n'est pas le Net qui y changera quoi que ce soit puisque le véritable enjeu démocratique se situe en réalité en amont. Le Net ne pourra être démocratique que si tous ses utilisateurs le sont déjà, et notamment ne tentent pas de tirer des avantages particuliers de cet outil.

À l'inverse, cette confiance aveugle dans une forme technologique censée pallier un déficit
démocratique réel aboutit à une véritable « démocrature », selon le néologisme forgé par Eduardo Galeano. L'essayiste uruguayen désigne de cette façon les régimes des dictateurs latino-américains des années 1990 élus par leur propre peuple dans des processus démocratiques réguliers. Dictateurs mais élus ! Ce pourrait être la caractéristique du Net à l'heure actuelle : un système de communication présentant tous les aspects formels de la démocratie, à commencer par le libre accès, l'absence de contrôle et l'absence de censure, qui cache un véritable outil de masse au service des puissants avant tout, et par lequel, pour le moment en tout cas, la force des puissants continue d'écraser la planète, en propageant partout le même mode de vie, les mêmes valeurs, et en proposant de faire passer désormais la politique par l'outil Internet, excluant ainsi de fait les deux tiers des êtres humains qui n'y ont aucun accès. Une dictature démocratique, donc : une démocratie formelle, pour une dictature
réelle.

C'est immédiat, et c'est super !

Notons encore que l'Internet modifie notre rapport au temps. La Toile nous fait croire que
nous allons tout lire, tout comprendre, tout apprendre en quelques minutes ; la préférence des internautes va donc aux articles ramassés, courts, aux synthèses. Certains y voient une chance pour le livre, qui deviendrait alors un complément du Net et serait utilisé par ceux qui voudront creuser les thématiques. Pourtant, à l'inverse, la Toile nous fait glisser vers une culture de l'à-peu-près, bien visible dans la façon dont sont prises les décisions politiques, tandis que tous les domaines pointus ne seront plus l'apanage que des seuls spécialistes ; la coupure entre scientifiques et commun des mortels se creusera encore davantage. Ce mouvement
n'est pas nouveau : il suffit de penser au débat sur le nucléaire et sur les OGM pour bien mesurer à quel point il existe désormais, dans les sociétés technologiques avancées, un écart béant entre les scientifiques et la masse des citoyens. Le cas de l'Internet n'est pas aussi
révélateur, même si une grande majorité de nos concitoyens n'est pas capable d'expliquer la manière dont fonctionne concrètement la Toile. Le gouffre est moins profond que dans les cas du nucléaire et des biotechnologies, mais il est suffisamment important pour nous questionner sur le caractère antidémocratique des technologies complexes.

L'immédiateté est un mode d'oppression : l'illusion que le monde se réduit à un point et à un instant induit une passivité face à l'évolution ou à l'état du monde. Certes, le monde est plus « petit », et il semblerait a priori que cette petitesse devrait s'accompagner d'une simplicité plus grande. Mais le problème est que cette petitesse n'est que virtuelle : ce sont des procédés technologiques complexes, dont l'Internet est le fleuron, qui « rétrécissent » le monde. Mais à l'échelle de l'être humain concret, le monde reste cet espace immense livré à son imagination, ses désirs, ses craintes aussi. L'Internet n'a fait que condenser le monde en un espace infiniment dense car toutes les décisions essentielles pour l'humanité semblent s'y prendre : c'est l'espace immatériel de la Toile. La vie naturelle
devient un processus annexe, quasi parasitaire, du monde virtuel.


Papier ou Toile ?

Les bons livres documentaires, ceux qui prennent en compte cette dimension politique, relèvent
d'une logique différente, voire opposée : le livre permet une réelle mise en perspective des thèmes, des problèmes exposés et des solutions proposées. Ce pourrait être un obstacle, dans une société fondée sur la vitesse voire la précipitation, que de prendre son temps pour comprendre en lisant un livre. Pourtant, le livre documentaire va lui aussi aller à l'essentiel comme le Net, mais en empruntant des détours pour faire comprendre une vision du monde, un mode de réflexion. En même temps que le livre demande du temps, il l'autorise. Il autorise en effet le lecteur à prendre son temps, non pas parce que l'on mettrait plus de temps à lire un livre que le même texte sur l'écran (c'est même l'inverse qui est vrai : physiologiquement, l'œil fatigue plus
vite sur l'écran que sur le papier), c'est plutôt que le livre concentre toute une façon d'être par rapport à un savoir qui est ici comme condensé dans l'objet livre, avec sa densité propre, son écriture, ses possibles effets de style, typographiques, de mise en page... Le livre ne fait pas que suggérer une autre façon de découvrir le monde : il est une autre façon de découvrir le monde, en prenant le temps de la réflexion. Le livre joue dans une autre catégorie que la Toile, qui incarne une vision du monde ramenée à un slogan productiviste :
« Tout, et tout de suite ! » – trahison inattendue du slogan de
1968.



L'écran fatigue l'œil, toutes les études le montrent, bien plus vite que le papier ; le livre est donc mieux outillé a priori. D'autre part, l'écran n'est pas un objet passif, des fenêtres s'allument, des sollicitations diverses distraient l'attention, c'est même l'une des prétendues qualités fondamentales de la Toile que de permettre plusieurs choses à la fois. En matière de documentation, mieux vaut se concentrer sur ce que l'on cherche, c'est le meilleur moyen de trouver.
Cela dit, la plupart des documentaires actuels pour la jeunesse se sont lancés dans l'imitation de l'écran : c'est la double page et les maquettes éclatées, dont on a dit plus haut tout le mal que nous en pensions. Cette imitation de l'écran, qui devaient selon ses théoriciens ramener les jeunes vers le livre, n'aura servi que de marchepied pour leur
permettre de glisser plus sûrement du livre vers l'écran, sans s'attirer la réprobation de leurs professeurs ou de leurs parents, médusés devant cette évolution du livre en quelques années.

Le savoir selon l'Internet

Le survol des choses, validé par les prétendues valeurs que sont l'abondance et la rapidité, est la marque du triomphe de la superficialité au moment même où la complexité du monde et des
problèmes à résoudre n'est plus contestée par personne. Il y a donc une contradiction qui se résout par le « pouvoir des spécialistes » d'une part (lequel correspond à un éclatement des savoirs, porteur en soi des pires autoritarismes potentiels) et d'autre part par une propagation de la bêtise, non pas afin que la bêtise en soi triomphe, mais parce qu'elle est la condition à l'impuissance des masses. La bêtise est la condition de notre incapacité à
comprendre le monde, et donc le meilleur gage de notre inclination à nous en remettre aux seuls spécialistes pour diriger le monde et l'orienter selon des critères qui nous échappent. Sous nos yeux est en train d'apparaître une division de nos sociétés en castes, qui ne seront peut-être pas aussi imperméables que les castes hindoues mais qui n'en seront pas si éloignées : les castes des intellectuels et des chercheurs auront en tout cas de plus en plus tendance à se reproduire entre elles, au fur et à mesure qu'elles auront interdit l'accès à leur savoir par des moyens « démocratiques » : la propagation de la bêtise télévisuelle notamment, le plus sûr moyen d'abrutir le peuple que l'on ait jamais inventé.

Le savoir selon l'Internet correspond plus à un empilement d'informations
qu'à une structure pensée, telle qu'on la connaît encore à travers les livres.
Bien entendu, à ce stade, l'on pourrait dire que l'Internet n'est pas en soi
responsable de ce savoir devenu simple empilement. Cependant, il est l'outil qui
rend cet empilement crédible, qui peut le faire passer pour un savoir réel et
profond.

L'empilement d'informations n'est pas équivalent à ce qu'on appelle d'ordinaire la
connaissance, dont le but est l'émancipation des individus, et pas l'accumulation de savoirs parcellaires. Il s'opère au détriment d'une construction de la connaissance critique.

L'écran, outil de domination cybernétique

L'actuelle imposition et le triomphe du Net relèvent d'un approfondissement de la cybernétique, tout à fait contraire à l'émancipation humaine. La cybernétique est une méthode de gouvernement scientifique. D'ailleurs, cybernétique et gouvernement proviennent du même mot grec, qui signifiait à l'origine « diriger un navire », avant d'en venir à signifier « diriger des hommes ». Si l'on y réfléchit, cela signifierait que les humains sont
devenus aussi faciles à diriger qu'un bateau ! Allons-nous pour autant vers un « cybernanthrope », une sorte d'être humain ne pouvant plus s'imaginer autrement que connecté au réseau, ayant peur des êtres de chair qui l'entourent et préférant les voir à travers le prisme rassurant d'un écran ? Rassurant, sécurisé, hygiénique, pourrait-on ajouter. Nous devons nous rendre compte que c'est une possibilité concrète et à assez court terme.

L'écran permet à l'internaute de se dissimuler, à une époque où la dissimulation est une stratégie politique et personnelle généralisée qui permet notamment de nous mentir à nous-mêmes sur l'état réel de la planète, pour ne prendre que ce seul exemple.

Le Net finit par pousser l'individu à passer de plus en plus de temps devant un écran, chez lui, seul, le groupe auquel il se sent appartenir n'étant plus qu'un groupe virtuel, sans gestes, sans odeurs, sans intonations, sans tout ce qui fait des rapports entre les humains des rapports entre des êtres vivants, et non pas des êtres machiniques.

L'état de violence latente de nos sociétés se satisfait tout à fait de ce couvre-feu auto-imposé, dû à l'Internet et à la télé : tout le monde chez soi de 20 heures à l'aube. À ces heures-là, tout le pouvoir est aux écrans !

C'est la conjonction de ces éléments vers une société cybernétisée à outrance qui nous
préoccupe. L'humanité est avant tout naturelle, c'est-à-dire qu'elle est liée à son environnement, aux autres êtres vivants, humains, plantes et animaux. À l'inverse, les machines, qui devaient au départ nous servir, être les prolongements de nos cerveaux et de nos mains, sont devenues bien autre chose que de simples outils. En les complexifiant, en les reliant en réseau, les humains ont perdu le contrôle des outils qu'ils créaient pourtant, et ce sont eux, les humains, qui sont en train de devenir les terminaisons des machines, les terminaisons du réseau, d'une Mégamachine globale. Cette sorte de machine suprême n'est bien sûr pas douée de vie ; elle ne « pense » pas sa politique. Mais la logique de sa construction dessine et impose le stade suivant de son évolution, et cette logique exclut de plus en plus la capacité de décision autonomes des humains qui y sont connectés.

IV. Quelle posture adopter ?


Face à l'hégémonie montante du Net dans l'accès aux connaissances et aux
pratiques constatées de ceux qui cherchent l'information, que doivent faire les
éditeurs de livres documentaires et les prescripteurs ? Baisser les bras
définitivement et abandonner le terrain ? Aller vers les tendances
naturelles des jeunes qui trouvent plus simple et beaucoup moins fatiguant
d'aller sur le Net pour trouver des informations plutôt que d'ouvrir un livre et
de le lire pour y prélever les éléments utiles ? Ou bien lutter sur plusieurs
fronts avec des objectifs communs ? Ceci est un véritable enjeu qui, dans
les quelques mois ou années à venir, risque de bouleverser définitivement notre
manière de décoder le monde et d'avoir accès au savoir.

Du point de vue de ceux qui produisent des documentaires 

Certains éditeurs ont choisi de passer au Net, comme l'encyclopédie multimédia Hachette,
dont les versions CD puis DVD n'ont pas permis d'assurer la pérennité. Ce sont les moteurs de recherche qui rendent illusoire cette « solution », puisqu'une fois sur le Net pour se connecter à un site encyclopédique ou documentaire, la tentation est grande de rechercher les mêmes informations via un moteur de recherche. L'encyclopédie ou le site documentaire ne peuvent faire face à la concurrence de milliers de sites. À court terme, les sites des éditeurs commerciaux, concurrencés par la gratuité généralisée, sont menacés, faute de rentrées d'argent.

D'autres ont voulu développer le livre électronique, en espérant concurrencer l'écran sur son propre terrain. La tendance aujourd'hui est double : vers le gigantisme des écrans privés (écrans plats, etc.), « pour le plaisir » des images high tech, et vers le nanisme des
écrans portables (i-phone, etc.), cette fois pour avoir toujours sur soi tout ce qui serait indispensable à un humain moderne : téléphone, télévision, connexion wifi, agenda, etc. On ne voit pas pour le moment se dessiner une voie moyenne correspondant à la taille d'écran moyenne du livre électronique.

Certains éditeurs incitent les jeunes lecteurs à prolonger les documentaires jeunesse en leur donnant des adresses de sites, afin qu'ils aillent naviguer sur le Net. Ils espèrent ainsi que le livre les ayant aidés à débroussailler la jungle virtuelle, les lecteurs lui en seront reconnaissants et reviendront donc vers le livre. C'est une piste étroite que suivent de plus en plus d'éditeurs. Mais personne ne sait si ces jeunes lecteurs prolongent ou pas leur lecture par des recherches plus pointues.

Enfin, une autre politique consiste à revenir au documentaire « pur et dur ». C'est le cas de rares maisons d'édition, comme Syros qui tente de prendre en charge ce que néglige le Net, à commencer par la politique. Mais le résultat, exprimé en termes de ventes, n'est pas encore à la hauteur des ambitions. Une collection comme « Documents Syros », qui présente des discours de personnages politiques essentiels, n'a pas encore trouvé le public espéré par son éditeur.


Du point de vue des prescripteurs

On ne peut ignorer le Net qui est devenu incontournable et qui peut aussi être un formidable outil mis à la disposition de tous, s'il est bien utilisé. On ne peut pas non plus abandonner le livre documentaire qui offre d'autres atouts : pertinence et fiabilité de l'information ; identification des auteurs ; accessibilité facile pour des publics ciblés ; autre rapport au temps ; consultation aisée qui ne passe pas par une machine et une connexion. Privilégier l'un ou l'autre de ces outils d'accès au savoir serait irréaliste et dangereux. Il faut donc naviguer avec l'un et l'autre, et, dans cette navigation, les prescripteurs et les médiateurs, qu'il s'agisse des libraires spécialisés, des bibliothécaires et des enseignants, ont plus que jamais un rôle important à jouer auprès des jeunes.
Ils doivent leur apprendre à décoder le Net, leur expliquer comment cela fonctionne, leur en montrer les leurres et les limites ; les aiguiller aussi vers le livre, vers les bons documentaires en leur montrant qu'ils y trouveront plus rapidement et plus aisément certaines informations ; introduire une vraie éducation aux médias à l'école, afin d'être capables de
comprendre la différence entre information et propagande. Cela demande de la part des prescripteurs une réelle vigilance et beaucoup d'énergie. Mais il faut être réaliste, sans médiateurs, le documentaire ne parvient que très rarement aux lecteurs.

Conclusion

Vers la gratuité de la « culture » ?

On voit qu'un problème très matériel sous-tend le futur immédiat du documentaire pour la jeunesse, celui des ventes. Nous n'en avons guère parlé jusque-là, car, pour nous, la question fondamentale n'est pas celle des moyens financiers, mais bien d'imaginer ce que la culture sera demain. Et nous avons voulu insister sur le danger de la perspective d'une « bêtise
généralisée » comme outil d'oppression.
Nous voudrions cependant le souligner en concluant cette étude. La culture gratuite vantée par l'Internet est une illusion. Cela n'a jamais existé. Ainsi, dans les sociétés médiévales, les troubadours, déjà, étaient payés, et les écrivains l'ont été eux aussi très tôt. La culture ne sera pas davantage démocratique parce qu'elle sera gratuite.

Bien sûr, un exemple, un seul, semble prouver l'inverse : Wikipédia. En effet, Wikipédia
propose des notices souvent de très grande qualité sur certains thèmes. Pourtant, cela ne montre qu'une seule chose : on peut être spécialiste d'un sujet et vouloir en proposer une synthèse de qualité, gratuitement, à tous. Parfait. Wikipédia est gratuite, en termes monétaires. Mais si la gratuité était généralisée, nous paierions cette encyclopédie d'une autre façon.

Si nous posons en effet comme hypothèse que la culture doit être gratuite, alors il ne faudra plus compter dans un avenir très proche que sur des sites comme Wikipédia pour assurer la transmission de la culture. On peut imaginer que ces sites innoveront, pourquoi pas, et seront tout aussi créatifs que les éditeurs actuels, voire davantage. La culture sera alors gratuite dans un monde où tout continuera de se vendre. La dévalorisation symbolique sera évidente. Tout l'enjeu est là : on ne peut dévaloriser cet outil très particulier dans l'histoire humaine qu'est la culture, car elle est l'outil émancipateur par excellence. On ne peut citer aucun mouvement d'émancipation humaine, politique, révolutionnaire ou réformiste, qui ne se soit fondé sur des valeurs et des connaissances culturelles, notamment historiques.

La gratuité de la culture n'a de sens que si l'échange généralisé et sans réciprocité – gratuit – devient la règle dans tous les domaines de notre vie, et pas seulement dans la culture. Ce n'est qu'à cette condition que la valeur des activités humaines ne se mesurera plus en monnaie, mais en plaisir partagé, en intérêt mutuel, en capacité de découverte. En rendant gratuite la culture dans un monde où tout continuera de se payer, même le produit le plus lamentable fabriqué à des millions d'exemplaires, on ne ferait finalement qu'avaliser cette idée politiqueréactionnaire : la culture est inutile.


Bibliographie

Gunter Anders, L'obsolescence de l'homme, éditions de l'Encyclopédie des nuisances,

Bernard Charbonneau, Le système et le chaos, 1973, réédition Economica, 1990.

Collectif, La Révolution Wikipédia : les encyclopédies vont-elles
mourir ?
, Mille et une nuit, 2007.

Ippolita, La face cachée de Google, Payot, 2007.

Guy Debord, La société du spectacle, Champ libre, 1967.

Jacques Ellul, Le système technicien,Cherche-Midi.

Marc Le Glatin, Internet, un séisme dans la culture ?, éditions de l'Attribut, 2008.

Philippe Godard, Au travail les enfants ! éditions Homnisphères, 2007.

André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel.

Peter Watkins, Media crisis, Homnisphères,
2007.

Webographie 

http://www.bl.uk/learning/index.html est le site de la British Library, qui propose des textes importants en ligne, gratuits d'accès, avec des animations sur certains sujets.

Le Massachussetts Institute of Technology rend public le matériel utilisé par les professeurs pour leurs cours, sur http://ocw.mit.edu/OcwWeb/web/home/home/index.htm mais sans proposer les cours eux-mêmes.

Voir http://www.afjv.com/press0805/080506_enfants_ecran_analyse_mediametrie.htm

style="FONT-SIZE: 11pt"
size=2>http://www.centrenationaldulivre.fr/?Le-Livre-de-jeunesse-en-dix



http:////www.centrenationaldulivre.fr/IMG/pdf/PlanisphereJeunesseJanv08-2.pdf

http://www.lire-en-fete.culture.fr/?Livre-numerique

http://www.centrenationaldulivre.fr/?Rapport-de-Bruno-Patino-relatif-au

http://crdp.ac-bordeaux.fr/cddp24/document/cdi/Ballanger.pdf

//bbf.enssib.fr/sdx/BBF/pdf/bbf-2004-6/08-antoine.pdf

http://journal.fibbc.be/article.php3?id_article=31



Catherine Gentile est enseignante documentaliste, formatrice en littérature de jeunesse et en bande dessinée. Elle collabore à plusieurs sites spécialisés dans ces domaines et elle est aussi la directrice du festival du Livre de jeunesse et de bande dessinée de Cherbourg. Elle est l'auteure de plusieurs ouvrages, notamment sur l'utilisation de la bande dessinée en classe et de Le droit de choisir : l'histoire de l'avortement en France et dans le monde, publié chez Syros.



Philippe Godard a quarante-neuf ans. Il a beaucoup voyagé, notamment en Amérique latine et en Inde, et a étudié des langues dites « orientales » (chinois, bengali, hindi, haoussa, amharique, quechua).
Il a exercé plusieurs métiers dans l’édition, claviste, correcteur, rewriter, et enfin auteur de notices pour l’encyclopédie Hachette multimédia durant sept ans. Puis il est devenu directeur de collection chez Autrement, en lançant « Junior Histoire », dont les premiers titres sont parus en 2001. Il dirige également « Enfants d’ailleurs » chez De La Martinière jeunesse. Il a repris la collection « J’accuse » chez Syros Jeunesse, a créé, sur ce modèle, la collection « Femmes ! », puis a lancé, avec l’éditrice Sandrine Mini, les collections « Documents Syros » et « Au crible ! ».

Il a publié plusieurs essais et articles politiques et fait plusieurs conférences sur l’écologie, sur la tolérance ou sur la culture numérique.
Il est l’auteur d’une quarantaine de livres documentaires pour la jeunesse.
Philippe Godard sur Ricochet