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La maison, corps et âme

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Annie Rolland
18 janvier 2011



 


"Toute grande image simple est révélatrice d'un état d'âme.

La maison, plus encore que le paysage, est un état d'âme ;"



Gaston Bachelard. La Poétique de l'espace




Toute évocation de la maison, de l'habitat procède d'un discours sur soi. Dis-moi où tu habites, je te dirai qui tu es… En lisant "La Maison" de Roberto Innocenti et J. Patrick Lewis (Gallimard Jeunesse 2010), je me suis souvenue de ma dernière année d'école maternelle. Notre institutrice avait eu l'heureuse idée de confectionner pour chacun de nous un cahier en forme de maison dont la porte s'ouvrait sur nos noms et prénoms. Nous avons eu trois cahiers, un par trimestre, et nous avons fait trois voyages à la rencontre de trois peuples différents de nous. Nous sommes allés au Japon avec un cahier/pagode ; en Afrique avec un cahier en forme de case et enfin nous avons rencontré les esquimaux avec un cahier en forme d'igloo. Les murs de la classe étaient recouverts de papier blanc à notre hauteur afin que nous puissions peindre le paysage ad hoc, nous regardions des diapositives et nous écoutions de la musique et des contes en rapport avec le pays visité. J'ai gardé le souvenir précis de ces cahiers qui constituaient pour moi un vrai trésor. La porte de chaque maison s'ouvrait sur l'intimité d'un autre, inconnu qui allait devenir familier. La porte s'ouvrait, nous étions invités...

Les maisons parlent mieux de nous que nous ne parlons d'elles.

Lorsque nous donnons un nom à notre maison, nous lui donnons la parole pour qu'elle donne aux passants un message codé qui dévoile l'intimité de notre désir et de notre rêve (CHATE Anne, 2003).
"La maison rurale populaire n’est pas seulement une forme technique, pas seulement une distribution d’espaces plus ou moins fonctionnels, elle est aussi - et peut-être avant tout - un récit que nous portons en nous, qui nous fut appris de longue date à travers les mythes de notre culture, pour graver en notre conscience plus sûrement encore les caractères fondamentaux de cette maison." (BONNIN Philippe, 2004)
Laissons maintenant parler "La Maison"...

La maison est une personne

Dans le très beau livre d'images de Roberto Innocenti et de J. Patrick Lewis, une maison construite en 1656 raconte son histoire durant le XXe siècle. L'histoire commence en 1900 alors qu'abandonnée aux ronces et au lierre, elle est restaurée et une famille s'y installe.

Quinze doubles pages dessinées alternent avec autant de pages écrites. Roberto Innocenti dessine à chaque page la maison sous le même angle. Plan fixe, maison immobile, agitation animale, végétale et humaine. Sous un ciel italien, les saisons se succèdent ; les moissons, la vendange, le jour et la nuit, la neige, le soleil ou l'orage mais aussi les mariages, les naissances, les deuils. Le dessin invite à la contemplation du paysage global, de l'atmosphère si différente dans chaque dessin mais aussi à une observation attentive des détails végétaux, animaux et humains. De nombreux personnages côtoient des animaux divers au fil des ans et sculptent le paysage ou bien laissent la nature reprendre ses droits.

Née sous le signe d'une épidémie de peste, la maison voit aussi se succéder les guerres, 1914-1918, 1939- 1945, ainsi que la peste noire du fascisme et du nazisme.

L'éditeur recommande une lecture familiale de ce livre. Il fait bien car les petits auront besoin des grands pour accéder à la compréhension du texte poétique. La maison dit son histoire, quatre vers pour chaque page. En 1918, elle dit ceci :


De l'épouse à la veuve… jamais douleur ne passe

Mon âtre brûle, et l'école attend les enfants,
Pleins de vertu, de livres, dans la chaleur des classes,

Leur innocence est belle et si brève pourtant.




Tout se passe comme si les Lares et les Pénates du temps des Etrusques s'exprimaient sous forme de haïkus, dans un vocabulaire d'un autre âge... celui de la naissance de la maison ? A-t-elle appris à parler au dix-huitième siècle ? Douée de parole, occupée à penser l'histoire des hommes, la maison de Roberto Innocenti semble avoir de l'esprit, de la sagesse. Ne dit-on pas souvent d'une vieille maison qu'elle a une âme ? On ne le dit jamais d'une maison neuve, comme si l'âme ne venait aux maisons qu'avec l'âge, comme si l'âme ne lui venait qu'à la condition qu'elle ait été le témoin de la naissance et de la mort de ses habitants. La maison a l'âme qu'on lui donne par projection de notre propre espace intérieur. Le philosophe Gaston Bachelard en révèle la poétique en la définissant comme "une suite d'images dispersées" mais aussi comme "un corps d'images". Elle est "notre coin du monde : un cosmos dans toute l'acceptation du terme" écrit-il.

Si "La Maison" est triste, c'est par nostalgie : parce que, selon l'expression du philosophe/poète, elle est la "synthèse de l'immémorial et du souvenir", et à ce titre elle raconte la douleur, le bonheur, la catastrophe et la moisson. Ses émotions, ses sentiments sont figés dans sa pierre. Elle donne ainsi à penser au lecteur qui éprouve des sentiments qui le renvoient à lui-même. Le regard s'attarde volontiers en rêverie sur les dessins de Roberto Innocenti cependant que résonne de loin en loin, l'écho du poème de la page précédente.
La double page 1943-1944 représente la pauvreté, la misère, le malheur. Ces sombres pages de l'histoire montrent les pauvres gens sans logis, dormant dehors, autour de la maison triste. "Des pauvres désormais, je suis l'abri ultime", dit la maison.

Etonnant choix éditorial que d'avoir choisi cette illustration tragique pour les première et quatrième de couverture... Cette double page qui constitue le mitan du livre est aussi le milieu du siècle, et peut-être le tournant décisif du monde occidental.

L'inconscient de la maison

La maison constitue un repère essentiel du point de vue de l'histoire de l'humanité. Sa présence dans de nombreux albums pour enfants et dans les comptines procède de sa valeur symbolique. La maison en carton et l'escalier en papier. "La Maison" de Roberto Innocenti est originale en tant qu'elle est le personnage principal de l'histoire et en tant que telle elle représente plus que jamais la superposition de l'image du corps et de l'image de la maison mise en évidence par la psychanalyse. (SOULE Michel, 1988)

La maison des trois petits cochons (paille, bois ou briques ?) évoque une métaphore de la construction du moi. La maison des trois ours et l'intrusion de Boucle d'Or qui sème le désordre et le doute dans l'esprit des habitants dévoile un pan de l'angoisse archaïque d'effraction du moi que connaissent les jeunes enfants. La majeure partie des terreurs nocturnes et des peurs vespérales est alimentée par un fantasme d'intrusion malveillante dans la maison. C'est ainsi que se forgent les enveloppes psychiques qui permettent à l'enfant d'aller et venir entre le dedans et le dehors. "La maison est un prolongement de l’enveloppe psychique dont je peux d’autant plus jouer que je dispose d’enveloppes psychiques solides : je pourrai alors être partout chez moi, me construire un habitat là où les chemins de ma vie m’emmènent, je pourrai y faire entrer des autres et partager ma maison en fondant à mon tour une famille." (LE RUN Jean-Louis, 2006)

Il y a quelques années j'ai soigné Ahmed, âgé de 16 ans et hospitalisé pour de graves troubles de la personnalité. Lorsqu'il a pu émerger d'une longue période délirante, son moi était en lambeaux, son identité avait volé en éclat. Nous avons commencé un travail psychothérapique à partir d'un souvenir parcellaire concernant la maison de son grand-père au Maroc où il était né et où il avait grandi jusqu'à l'âge de trois ans. Ensuite il était venu vivre en France avec ses parents. Le souvenir d'Ahmed est une sensation plus qu'une image. La maison est construite autour d'un patio, dans le patio, il y a une jarre en terre cuite et dans la jarre il y a de l'eau fraîche. A travers l'image/sensation de l'eau contenue dans la jarre sur la terrasse d'une maison dans le lointain pays originel, nous avions une piste pour la reconstruction de soi. Le psychanalyste Alberto EIGUER (2004) a répertorié cinq fonctions inconscientes de la maison que l'on peut rapprocher des fonctions du Moi-Peau décrites par Didier Anzieu : Contenance, Identification, Continuité historique, Créatrice, Esthétique.

Par la fonction contenante la maison indique les limites et donne un appui. Sa fonction identificatoire confère un sentiment d'appartenance, racine de l'identité. La continuité historique fonde la mémoire individuelle et collective. Nous nous sommes appuyés sur ces trois points fondamentaux relatifs au souvenir de la maison de naissance d'Ahmed et travaillé à reconstruire le moi brisé en reliant l'eau amniotique, la jarre/utérus et la lignée paternelle.
Il semble que Ahmed ait pu restaurer la continuité de son sentiment d'exister en se concentrant sur cette image/sensation originelle logée dans la maison grand-paternelle.
"Chacun des souvenirs de nos actes retentit au contact avec les espaces de la maison." Ecrit Alberto Eiguer (2006). L'histoire d'Ahmed montre que le retentissement dépasse le simple registre des actes et concerne la sphère sensorielle et émotionnelle primaire.

L'espace intérieur : architecture de l'imaginaire

L'habitat de nos pays occidentaux ressemble à "La Maison" de Roberto Innocenti : murs, fenêtres, portes, clés, cheminées... Autant d'objets qui sont devenus des symboles. Même si nous habitons dans un appartement au 10e étage d'un immeuble, nous continuons de penser "maison", son image fait partie de la structure inconsciente de notre pensée. Mais qu'en est-il des architectures différentes sous des latitudes tropicales, où d'autres civilisations ont forgé un habitat singulier ?

A propos de la maison japonaise, Philippe Bonnin (2004) écrit ceci :
"Parce que cette frêle maison japonaise ne semble donc pas pouvoir se clore physiquement, qu’il se trouve toujours un défaut à cette cuirasse de papier et de bois, ou bien que l’intrus use de magie, voire qu’il est lui-même un être féerique, elle apparaît alors plus comme une construction mentale, une convention sociale, comme un pacte qui institue l’ordonnancement d’espaces, leurs usages, leur accès."

Les symboles de la maison japonaise sont différents mais ils constituent également les éléments d'une structure symbolique.

L'hiver dernier dans le sud de l'Algérie, j'ai rendu visite à des amis nomades touaregs. Durant la soirée, les enfants ont dessiné dans mon carnet de voyage.

Aminata est âgée de 8 ans ; elle est née sous la tente, dans le désert. Enfant nomade, scolarisée depuis deux ans, elle habite dans la ville/oasis en période scolaire et retourne au désert pendant les vacances. Dans l'oasis, elle habite une maison à l'architecture orientale, africaine. Une maison au toit plat. Son dessin est une représentation imaginaire qui conjugue la maison sans fenêtre de l'Afrique saharienne, la maison au toit pointu de l'Europe colonialiste et le drapeau de la "maison" Algérie qui donne la nationalité/identité aux nomades touaregs du territoire saharien limité par les frontières algériennes.





L'identité algérienne des nomades touaregs suppose qu'en contrepartie ils renoncent au nomadisme et se sédentarisent dans des villages construits par le gouvernement algérien. Cette intégration lente procède d'un nivellement culturel et engendre des situations mixtes. L'activité pastorale est l'apanage de familles semi-nomades et relève de la responsabilité des femmes. Les hommes nomadisent d'une autre manière. Pour des raisons économiques, ils vont travailler loin de leurs familles, en tant que guides touristiques ou bien en tant que manœuvres dans les puits de gaz et de pétrole du Sahara algérien ou libyen. La maison d'Aminata est un condensé de l'habitat sédentaire et de la tente originelle, elle est le fruit de l'acculturation. Quand ils dessinent dans le sable, les enfants touaregs ne dessinent pas de maison mais ils reproduisent les traces d'animaux que le désert leur apprend ou bien les symboles qui constituent les codes de la culture ancestrale ou encore les tifinagh, alphabet touareg enseigné par leurs mères. Quand ils dessinent dans un cahier ils reproduisent les symboles de l'éducation scolaire. Mais la maison/tente maternelle a inscrit dans leur imaginaire le code nomade du foyer, enveloppe psychique précieuse qui leur permet de "bâtir" leur propre maison symbolique. Théodore Monod s'émerveillait de la capacité des nomades touaregs à agencer un foyer pour la nuit en un tournemain dans l'immensité du désert :
"Ah ces campements du soir, ce quotidien miracle de la vie, créant soudain un lieu habitable et habité, à partir d'un point, entre mille, de l'immensité et du néant. Tout à l'heure, une touffe de sbot, comme toutes les autres, comme des millions d'autres, et, tout de suite, avec le feu, la bouilloire et le "lit", un petit coin de possible humanité, et, pour quelques heures, une sorte de logis… Que nous rendrons au néant dunaire, à l'aube, avec un peu de cendres chaudes et une poignée de feuilles de thé vertes et humides encore." (MONOD Théodore, 2002)

La maison ouverte

Quand la maison est belle et confortable, elle procure du bien-être à ses hôtes, quand elle s'abîme par accident, ses habitants ressentent la blessure comme s'ils en étaient atteints dans leur propre corps ; dans le livre de Lewis et Innocenti, c'est la maison qui s'émeut des bonheurs et malheurs de ses habitants. Ce renversement imaginaire de la hiérarchie des valeurs montre comment nous sommes habités par nos habitats. Le talent de l'artiste et du poète réunis finalise un sentiment universel. Ce livre paraît illustrer un autre temps, mais en fait il s'adresse à notre mémoire sensorielle, trans-générationnelle. "La Maison" nous parle de nos ancêtres. Sera-t-elle entendue par les enfants qui, dans l'abri de leurs chambres protectrices, accèdent d'un clic à la vaste planète Internet ?

Le cyberespace est un lieu comme un autre. Il possède sa toponymie singulière, ses codes d'accès, ses chemins creux et ses autoroutes, ses maisons (sites), ses salons et ses cuisines, ses chambres et ses placards, ses caves et ses greniers. Il est probable que nous nous y déplacions avec d'autant plus d'aisance ou de maladresse que nous sommes installés dans un espace tangible rassurant, enveloppant, structurant, chaleureux, à l'image de la maison idéale. Ceci est d'autant plus crucial quand ce sont des enfants qui naviguent à vue dans l'océan virtuel dont ils ne perçoivent pas immédiatement les écueils.

Quand j'ouvre une fenêtre (on dit bien fenêtre !) sur le "World Wide Web", je suis animée du même sentiment que lorsque j'ouvrai la porte de la maison de papier, pagode, case ou igloo. Un indéfinissable sentiment de curiosité et d'anxiété mêlées.

Il était un petit homme, sa maison est en carton, les escaliers sont en papier, pirouette, cacahuète, Internet...


La Cahuette,
le 16 janvier 2011

 

Bibliographie
ANZIEU Didier (1987) Le Moi-Peau. Dunod.
BACHELARD Gaston (1957) La poétique de l’espace, Paris, PUF.
BONNIN Philippe (2004) Ouverture et fermeture de la maison japonaise dans les contes traditionnels. Espaces géographiques, 2 : 353-362.
CHATE Anne (2003) Les noms de maisons : fragments d'un discours sur soi. Ethnologie française, XXXIII, 3, p. 483-491.
EIGUER Alberto (2004) L’inconscient de la maison, Paris, Dunod.
EIGUER Alberto (2006) L'inconscient de la maison et la famille. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux - n° 37, 2.
INNOCENTI Roberto, LEWIS J. Patrick (2010) La Maison. (Traduit par Jean-François Ménard). Gallimard Jeunesse.
LE RUN Jean-Louis (2006) L’enfant et l’espace de la maison. Enfances et Psy, 4, n° 33 : 27-36.
MONOD Théodore (2002) Tais-toi et marche... Actes Sud.
RESMOND-WENZ Évelyne (2001) Les maisons cachées. Spirale/4, n°20 : 89-102.
SOULE Michel. (1988) La maison et le corps. In L’Enfant et sa maison, Paris, ESF.

Illustration Copyrights Roberto Innocenti. LA MAISON, publié par Gallimard Jeunesse.