La meilleure BD suisse «Une enfance de paille» de Lika Nüssli désormais disponible en français
L’artiste raconte à sa façon l’histoire de son père, placé par ses parents chez d’autres paysans alors qu’il n’avait pas encore douze ans. Un album singulier qui ne laisse pas indifférent.
L’artiste raconte à sa façon l’histoire de son père, placé par ses parents chez d’autres paysans alors qu’il n’avait pas encore douze ans. Un album singulier qui ne laisse pas indifférent.
C’est un livre en langue allemande pas comme les autres qui a remporté le Prix de la meilleure bande dessinée suisse au festival de Delémont’BD en 2022. Starkes Ding de l’illustratrice saint-galloise Lika Nüssli a fait également partie des sept œuvres sélectionnées pour le Prix suisse de littérature par l’Office fédéral de la culture en 2023 et son design singulier lui a valu d’être considéré parmi les 20 plus beaux livres suisses de l’année. Traduite par Camille Logoz pour les éditions genevoises Atrabile, Une enfance de paille permet depuis le mois de mai au public francophone de profiter de l’impressionnante BD.
Née en 1973 à Flawil, Lika Nüssli a suivi une formation en design textile à Herisau avant d’étudier l'illustration à la Haute École d’art et de design de Lucerne. Depuis 20 ans, elle est basée à Saint-Gall et travaille comme artiste indépendante, réalisant des dessins, des peintures mais aussi des installations et des performances (son site: likanuessli.ch).
Lika Nüssli n’est pas une nouvelle venue dans le monde de la bande dessinée ; en 2016 elle bénéficiait d’une bourse BD des villes de Suisse alémanique et quatre ans plus tard d’une aide de Pro Helvetia. Des coups de pouce qui ont porté leurs fruits, au regard de la qualité et de l’originalité de Starkes Ding.
Une enfance pauvre mais pas malheureuse
Dans Une enfance de paille, Lika Nüssli raconte l’histoire d’Ernst. Ernst signifie sérieux en allemand, mais le garçonnet décrit dans la BD, qui vit entouré d’une fratrie nombreuse (six frères et sœurs) et davantage encore d’animaux (vingt poules, dix vaches, huit veaux et j’en passe) est d’un naturel plutôt joyeux. Sa famille est pauvre, Ernst ne possède pas de sous-vêtements, il a droit à un œuf au plat rien que pour lui qu’un seul jour par an – celui de son anniversaire – et il doit constamment aider ses parents paysans. Mais il n’a rien connu d’autre et trouve toutes sortes de sources de joie dans son quotidien empreint de nature: il adore faire voler les poules en les jetant par la fenêtre (quand son père n’est pas dans les parages), se battre avec ses frères ou rivaliser avec eux pour voir qui arrivera à porter la plus grosse meule de foin sur son dos. Ernst connaît les animaux de la ferme par leur prénom et trouve Trudi, la fille de l’école ménagère rurale qui aide la famille, jolie et gentille.
Ernst explique aux lectrices et lecteurs: «Pour nous, c’est normal de travailler tous les jours, même quand on est enfant». Tout comme c’est normal de recevoir une «brossée», à savoir une volée de coups, quand on oppose au père une quelconque résistance.
Placé dans une ferme voisine
Après la guerre, autour de Pâques 1949, la vie d’Ernst change d’un coup. Un paysan dont les enfants ont déjà quitté le nid et dont la femme a des soucis de santé frappe un jour à la porte et exprime son désir d’engager un des cinq garçons de la famille «pour faire les commissions». Les parents d’Ernst se concertent; un revenu supplémentaire d'un franc par jour serait le bienvenu et ils auraient une bouche de moins à nourrir. Les deux aînés, des jumeaux, leur sont trop utiles, leurs petits derniers sont trop jeunes et les filles ne comptent pas… Le sort tombe donc logiquement sur Ernst, qui se retrouve placé dans une ferme étrangère.
Ernst était habitué à travailler dur, mais chez le couple où il atterrit il n’y a plus de moments ludiques ou de solidarité au sein d’une fratrie. Le jeune garçon – qui n’a pas encore douze ans – se retrouve bien seul face à la violence et au manque d'amour de l’agriculteur qui l’accueille. Celui-ci n’a jamais un mot gentil et exige d’être appelé maître. Le jeune Ernst a souvent peur et même faim – le couple de paysans ne le laisse pas se resservir à table, or les travaux au grand air auxquels il s’astreint tôt avant et tard après l’école aiguisent son appétit.
Lors de ses rares visites dans sa famille, les frères et sœurs d’Ernst remarquent qu’il est devenu plus mince, moins gai et plus musclé. Le garçon va rester placé chez les paysans pendant quatre années jusqu’à ce qu’il ose enfin se rebeller contre sa situation.
Dans la famille d’Ernst, on parlait peu
Ernst est le père de Lika Nüssli. «Toute ma vie, j'ai su qu'il avait été placé dans une famille pour travailler quand il était enfant, mais nous n’en avions jamais vraiment parlé», confie la dessinatrice. Dans la famille d’Ernst on ne verbalisait pas beaucoup les sujets importants surtout s’ils étaient sensibles. Jamais le placement de l’enfant n’a été thématisé lors d’une discussion, jamais Ernst n’a appris de ses parents pourquoi il avait été choisi. Le doute d’être peut-être l’enfant le moins sage, le plus glouton voire le moins aimé va à jamais subsister dans son esprit.
On ne va pas remercier le coronavirus, mais la perturbation qu’il a causée a permis de délier les langues dans la famille de l’autrice suisse. «Pendant la pandémie, j’ai passé une demi-année à Belgrade», explique Lika Nüssli. «Je ne connaissais personne et j’étais enfermée dans mon appartement à cause du covid. J’ai souvent appelé mon père et j’ai commencé à lui poser des questions», explique-t-elle. Environ 70 ans après son placement, Ernst, aujourd'hui âgé de 85 ans, commence à narrer ses souvenirs. «Je voulais raconter son enfance depuis longtemps, mais il a fallu attendre le temps opportun», commente Lika Nüssli. «J’ignorais si mon père allait survivre au covid, donc c’était le moment ou jamais de raconter son histoire».
Une histoire très personnelle, puisque l’on sent le fort lien émotionnel qui lie l’autrice au protagoniste. Une histoire universelle aussi, car si le placement d’enfants était couramment pratiqué en Suisse comme l’a montré, il y a quelques années, l’exposition itinérante «Enfances volées», le phénomène est international. Le prix Nobel de littérature Abdulrazak Gurnah a décrit dans Paradis l’histoire d’un garçon placé par son père endetté à Zanzibar, bien loin des alpages helvètes. «On pense toujours à la Suisse comme à un pays riche», commente Lika Nüssli, «mais à l’époque la Suisse était un pays très pauvre».
Force narrative de l’univers graphique
L’univers graphique de Lika Nüssli est très original, avec un trait presque enfantin, loin de la perfection mais plein de sensibilité. «Je sais que mes dessins ne plaisent pas à mon père», reprend l’artiste. «Il ne comprend pas le monde dans lequel je vis mais cela ne l’a pas empêché de toujours me soutenir».
On reste impressionné par la force narrative de la conteuse Lika Nüssli qui, par des détails comme le point météo du jour (une manie de son père) ou la lecture de l’avenir dans une tasse de café, arrive à faire du grand art.
En inscrivant une petite histoire personnelle dans la grande Histoire, Lika Nüssli rend aussi hommage à l’art paysan ou «Senntumsmalerei» qui s’est développé au XIXe siècle dans la Suisse orientale. On retrouve les thèmes récurrents de cette peinture comme les vaches et l’alpage dans une BD pourtant résolument moderne.
Comme l’avait déjà souligné l’exposition «Enfances volées», Une enfance de paille montre que le plus terrible pour les enfants placés, ce ne sont pas le travail et les coups, mais le manque d’affection et le sentiment d’abandon.
À la fin de sa BD, Lika Nüssli remercie son père qui lui a non seulement raconté ces histoires mais qui a dû les vivre. Au terme de cet article, c’est Lika Nüssli qu’on aimerait remercier, pour les avoir rendues publiques par le biais d’une BD originale, aussi personnelle qu’universelle.