L'illustrateur aux champs, ou la souffrance du vieux berger !
Ces jours-là je dessine, venant à plusieurs reprises m’installer près d’une ferme normande, une grande ferme, enfin ce qui demeure de ce qui fut une grande ferme.
Abords délabrés dans la boue épaisse de mars. Clôtures disparates et laides, débris de vergers dans un indescriptible désordre, bovins pataugeant dans l’eau glacée, moutons éparpillés sur plusieurs centaines de mètres, pommiers déracinés et noircis, autres arbres plus ou moins couchés, enchevêtrés. Désastre de guerre ! Dignité perdue !
Tout cela sous un ciel bas, dans le vent froid.
Les jeunes bœufs semblent réclamer quelque secours, beuglent de lugubre manière en saluant de cette façon ma venue ! Ces beuglements lamentables pourraient être ceux des pierres, des arbres dénudés bordant le chemin défoncé, pourraient être le signe sonore d’un abandon.
Soudain passent sur la route vide, à mes côtés, une mère moutonne suivie de ses deux petits, solitaires et touchants, jolis dans leurs lainages pâles et propres. Ils s’arrêtent devant la barrière fermée donnant accès à la cour intérieure de la ferme. Arrive une sorte de berger. Il crie : - Allez ! Allez ! Saloperies ! Sale bélier !
Clapotement de ses bottes, cadensé, chuintement bref et rapide dans l’eau boueuse. Je le salue. Il me sourit.
Sa tête est belle, ses cheveux sont gris et presque bouclés. À son approche les trois moutons se sauvent...
Le reste du troupeau arrive et passe en trombe devant la barrière, le vieux berger n’arrive pas à les retenir et les moutons se dispersent à nouveau dans le champ voisin... mon vieux berger à d’abord rouvert la barrière puis couru derrière les bêtes... - C’est l’bordel ces quèves ! Ah les saloperies ! nom de gueu d’bondieu ! Ah toi tu vas r’cevoir un coup dans la gueule ! Le berger tombe dans la boue... - saloperies ! Il jette son bâton puis avec l’aide du fermier qui est arrivé en 2cv ils parviennent à faire rentrer les moutons dans la cour de ferme...
Une vache solitaire arrive sur la route ! Dix minutes plus tard... la barrière sans doute mal refermée s’est rouverte et tous les moutons ressortent précipitamment de la cour de ferme... suivis du vieux berger.
- Ah les saloperies ! y’a d’quoi démissionner ! y’a d’quoi prend’ sa valise et fout’le camp... nom de Dieu d’bondieu !
À nouveau poussés par le fermier et son berger... - Non mais hé ! y s’foutent pas d’ma gueule les moutons ! ... le troupeau repasse enfin la barrière et rentre dans la ferme. Au loin, éclats de voix et fin du film !
Récit extrait de mon carnet N°15, page 86, mars 1983, près d'Ymare