L'illustratrice Katrin Stangl peut-elle tout dire à Ricochet?
Peut-on tout dire aux chats? est la version française de Schwimmt Brot in Milch? sacré plus beau livre toutes catégories de l'année 2018 en Allemagne. Rencontre à Cologne avec son autrice qui semble encore ignorer que la vie n’est pas un jeu… et c’est tant mieux!
Peut-on tout dire aux chats? est la version française de Schwimmt Brot in Milch? sacré plus beau livre toutes catégories de l'année 2018 en Allemagne. Rencontre à Cologne avec son autrice qui semble encore ignorer que la vie n’est pas un jeu… et c’est tant mieux!
Peut-on commencer sa carrière dans l'édition avec un livre qui parle d'autodafés? On peut, quand on possède le talent de Katrin Stangl. En 2002, la jeune étudiante à l'académie des arts visuels de Leipzig participe à un concours organisé par la Büchergilde (la guilde du livre). Il s’agit d’illustrer un classique de la littérature dystopique: Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Pour rappel, la température de 451 Fahrenheit est celle à laquelle le papier commence à brûler et l’histoire celle d’un pompier dont le travail consiste non pas à éteindre des incendies mais à en allumer pour réduire des livres, considérés comme dangereux, en cendres. Avec ses illustrations, Katrin Stangl remporte le premier prix du concours, c'est-à-dire le plaisir de voir son projet imprimé. Dix-huit ans plus tard, ce livre est encore «culte», affirment les responsables de la Büchergilde.
Elle apprend l’art du livre à Leipzig et celui de la gravure sur bois au Brésil
Katrin Stangl aime trop les livres pour vouloir les brûler, mais elle reste tout feu tout flamme lorsqu’elle évoque la formation reçue à la Hochschule für Grafik und Buchkunst, une des plus anciennes académies d'art d'Allemagne. «Le cursus que j’ai suivi s'intitulait "art du livre", avouez que cela sonne mieux que "graphic design"», explique-t-elle en souriant. À Leipzig, elle est l’élève de Volker Pfüller (célèbre pour ses affiches dans l’ex-Allemagne de l’Est) et de Thomas M. Müller et elle se familiarise avec différentes techniques traditionnelles d’impression, ce qui va fortement influencer son style. Pour illustrer Fahrenheit 451 par exemple, elle utilise la technique de la carte à gratter qui s’apparente à la gravure.
Née en 1977, Katrin Stangl a grandi au bord du lac de Constance. Elle n’a donc pas hésité à faire 500 kilomètres pour aller étudier à Leipzig. Son diplôme en poche, ce sont plus de 10 000 kilomètres qu’elle franchit pour aller parfaire sa formation chez le graveur sur bois José F. Borges à Pernambouc, dans la région Nord-Est du Brésil. Pour cela, elle a dû convaincre le «DAAD», un organisme dont le but est de promouvoir l’éducation supérieure allemande à l’international, de lui accorder une bourse.
Un simple coup d’œil sur son blog permet de passer d’autres frontières: il y est question d’un workshop germano-indien exclusivement féminin à Bangalore en Inde, d’une résidence à Malmö en Suède, d’une exposition à Padoue en Italie ou encore un d’atelier à Sharjah aux Émirats arabes unis... «J'aime voyager», commente modestement l’artiste globe-trotteuse.
Rares sont les Allemand(e)s qui ont tant publié en français
Rares sont les illustratrices et illustrateurs germanophones qui ont tant publié en français; certains titres de Katrin Stangl n'existent d’ailleurs pas en allemand. «En 2004, à la Foire de Bologne, j'ai fait la connaissance d’Isabel Gautray des éditions Passage piétons et nous nous sommes bien entendues», raconte l’illustratrice. «Elle ne m'a pas seulement proposé d'illustrer le conte Jorinde et Joringel mais elle m'a fait profiter de son réseau». Katrin Stangl est ainsi présentée à Anne Leloup et va illustrer plusieurs petits livres pour la maison d'édition belge Esperluète. «Mon préféré reste Le canari de l’empereur d'Anne Herbauts», commente l’artiste. «À l’origine, on avait pensé à un échange, chacune aurait dû illustrer un texte de l’autre mais finalement je ne lui ai pas écrit de texte… Peu importe, je crois qu'elle a été satisfaite du résultat de notre œuvre», sourit Katrin Stangl.
Isabel Gautray crée aussi le contact entre l’illustratrice allemande et l’éditeur français Sarbacane. Après avoir vu un reportage sur le zoo de la capitale afghane pratiquement sans animal[1], Katrin Stangl a réalisé un petit livre intitulé Kabul Zoo. «Le mélange d’absurdité, de mélancolie et d’espoir de cet endroit de désolation qui restait cependant un lieu d’excursion très populaire m’avait beaucoup touchée», explique-t-elle. Le livret autoédité va inspirer l’histoire Bienvenue au zoo de Kaboul à Didier Lévy (Éditions Sarbacane, 2009) qu’on lui demande tout naturellement d’illustrer. «Un deuxième livre sur un même thème, cela n’a pas été facile», reconnaît l’illustratrice. Ce qui n’empêche pas l’album d’être sélectionné pour les pépites du Salon de Montreuil.
Une illustratrice qui lit entre les lignes et fait jouir les couleurs
Salon de Montreuil où Katrin Stangl se rend régulièrement, et pas seulement quand elle est intégrée au programme «lire entre les lignes» en 2016 ou qu’elle a le droit d’exposer en 2019. Son interview filmée (et sous-titrée) est très justement surnommée «La jouissance des couleurs». Une autre vidéo, réalisée par l’équipe du SLPJ pendant le confinement, déploie toute la richesse colorée de Peut-on tout dire aux chats?.
Dernier exemple d’un livre en VO française illustré par Katrin Stangl avant d’être traduit dans sa langue: Tous au vert ! de Didier Lévy, une histoire pleine d’animaux que l’illustratrice adore dessiner.
Franklin a dit un jour que l’on perdait une des premières virginités dans la vie lorsque l’on découvrait que celle-ci n’était pas un jeu. Un coup d’œil sur les albums de Katrin Stangl donne à penser qu’elle serait, malgré ses trois enfants, encore pucelle. Qui n’a pas essayé petit de faire le tour du salon sans toucher le sol ou de vider une flaque d’eau en sautant dedans? C’est dans la mise en images de cette exploration enfantine du monde que Katrin Stangl dévoile l’ampleur de son talent. Peut-on tout dire aux chats? amuse énormément, mais on remarque que l’artiste a pris très au sérieux les situations à illustrer, tout comme les enfants peuvent prendre ces diverses expériences très au sérieux. On comprend en tout cas pourquoi l’album, qui s’appelle à l’origine «Le pain flotte-t-il dans le lait?», ait été sacré plus beau livre de l’année: il est éblouissant et terriblement vrai. «Comment Katrin Stangl connaît-elle mon enfant?», se demandent les parents en le refermant.
«Mes trois enfants sont ma plus grande inspiration»
«Mes trois enfants de 7, 8 et 12 ans sont ma plus grande inspiration», reconnaît Katrin Stangl. «Mon aînée marchait sur les trottoirs en évitant les lignes entre les dalles et ma seconde coinçait ses crayons dans ses jambes exactement comme je l’ai dessiné. Je me vois d’ailleurs plutôt comme une collectionneuse que comme une autrice», poursuit l’illustratrice, qui a réalisé pour la Büchergilde un irrésistible livret (Die Hauskatze ist selten eine weiße) à partir de véritables rédactions d’enfants, vieilles ou non, collectées auprès de connaissances ou dénichées aux puces.
L’album Fort comme un ours doit également son existence à la progéniture de l’illustratrice: «J’avais réalisé deux images pour décorer la chambre de ma fille, "fort comme un ours" et "rusé comme un renard"», explique-t-elle. Nombreux sont celles et ceux qui, en les voyant, lui citent d’autres expressions du même style, comme «fier comme un paon» ou «malin comme un singe». Une bourse du Musée de l’album illustré de Troisdorf lui permet de concevoir un album entier basé sur ces expressions, qui sera traduit par Albin Michel Jeunesse. Le résultat? Un livre aux illustrations puissantes qui porte donc parfaitement son titre. À noter que c’est Katrin Stangl qui a réécrit tout le texte en français avec sa typographie pour l’éditeur parisien. «Pour d’autres versions j’ai même dû adapter les illustrations», explique-t-elle: «agile comme une belette en allemand est ainsi devenu rapide comme un lièvre en anglais».
Katrin Stangl estime important de préciser qu’elle illustre aussi des livres pour adultes, comme une version allemande de Bonjour tristesse de Françoise Sagan ou un recueil de textes de Kurt Tucholsky. Dans la galerie plus - Raum für Bilder où nous avons rendez-vous à Cologne, elle montre des imprimés graphiques et des dessins qui ne sont pas destinés au jeune public. Ce qui n’empêche pas l’exposition de s’appeler «Playground». Un titre qui démontre que Katrin Stangl n’a pas encore perdu l’envie de jouer.
[1] Rodeo im Zoo, du journaliste Ulrich Ladurner du journal Die Zeit.