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May Angeli et la Tunisie

Janine Kotwica
2 novembre 2015


May Angeli est doublement à l'affiche cet automne.

Retournant aux origines de sa riche carrière, la Médiathèque du Père Castor à Meuzac expose, jusqu’en février 2016, les dessins qu'elle créa pour cette maison de 1969 à 1984.

D’autre part, la Médiathèque départementale de la Mayenne expose, à partir du 27 novembre, les originaux de Plumezépoils à la ferme, un jeu de cartes animalier qu'elle vient de réaliser en dynamiques xylographies.

 






En marge de ces deux expositions, alors que le dernier Prix Nobel de la paix honore la Tunisie et que la sélection du Prix Goncourt est annoncée au Musée du Bardo, on est tenté d’éclairer, sous les feux de cette actualité stimulante, les liens très féconds que May Angeli a tissés, depuis plus de quatre décennies, avec ce beau pays. En effet, cette charismatique artiste témoigne d'un attrait indéniable pour les civilisations « orientales », au sens dix-neuviémiste du mot. Elle a amplement représenté, dans les éditions françaises de ses livres, les paysages du Maghreb, de pittoresques scènes de rue, de savoureuses histoires d’animaux méditerranéens, des fables éducatives sur l’oppression politique, l’immigration et le racisme. Ce que l’on sait moins, c’est qu’elle a également publié une œuvre conséquente en Tunisie.


Des amitiés durables


Tout a commencé en 1968 par une première approche fortuite de la culture maghrébine au cours d’un voyage en Algérie dont les sites et les gens la séduisent définitivement, puis, peu de temps après, par une escapade familiale au Maroc. Elle est alors une très jeune illustratrice qui n’a publié que quelques livres aux éditions de La Farandole et à peine commencé sa collaboration avec les éditions du Père Castor. Pourtant, elle remplit d’ores et déjà des carnets de croquis fiévreux qui seront une base précieuse pour ses livres à venir.

A partir de 1975, elle fait des séjours répétés en Tunisie où elle noue de solides amitiés – ce qui nous vaudra de merveilleux portraits de ses amis, croqués sur le vif, et gravés parfois à l’atelier, comme le livre d’artiste Une histoire de barbe, avec un texte de Habib Tengour, imprimé à Paris en 1998 avec les caractères de l’Imprimerie nationale.



Page interne d'Une histoire de barbe, illustrations de May Angeli



 
Elle y commence très vite une solide carrière professionnelle en collaborant d’abord avec Moncef Dhouib, homme de théâtre et de cinéma sfaxien. Pour lui, elle crée et réalise des décors et des costumes, ainsi ceux d’un spectacle de marionnettes, La geste hilalienne, et compose les visuels de nombreuses affiches comme celle du film La télé arrive dont une version géante occupa, à Paris, l’esplanade de l’Institut du monde arabe en 2006.



 
La geste hilalienne de Moncef Dhouib, décors et costumes de May Angeli

 


Elle se lie ensuite avec l’éditeur Noureddine Ben Khader qui publiera, chez Cérès, tous ses livres tunisiens, pour qui elle peindra de très nombreuses couvertures de romans et chez qui elle réalisera d’abondants travaux institutionnels ou commerciaux : affiches pour l’ambassade de France et son centre culturel, publicités, livres à visée pédagogique, écologique ou sociale en particulier, commandités par le Ministère de l’environnement ou de la famille (Cri d’oiseau, Hassen et la mer, La grande bleue, Il pleut, 1993 à 1997).

Est-ce le climat ou l’exotisme des sujets ? Elle manifeste, en tout cas, une jubilation évidente à créer les gouaches de ses multiples couvertures pour Cérès, des productions tunisiennes souvent, libanaises ou égyptiennes parfois, aux sujets politico-historiques ou aux récits plus romanesques, transpositions de contes du patrimoine arabe, des Mille et une nuits en particulier, mais aussi, et c’est parfois surprenant, de monuments de la littérature européenne, comme... le très shakespearien Marchand de Venise.

Pour la collection « Miroir d’encre » de Cérès encore, elle illustre, en 1996, Ulysse et les délices de Jerba, de l’universitaire Alia Baccar, féministe convaincue, et, en 1997, Sloughi et la panthère et L’île de Zinelabidine Benaïssa, professeur et militant écologiste.

Elle créera même le design des emballages d'une marque tunisienne de produits alimentaires !


 


Les couvertures des livres publiés par May Angeli chez Cérès, dans la colletion "Miroir d'encre"


 
Carnets du Maghreb

 
Hommage plus ou moins conscient aux carnets du Maroc de Delacroix ? Les siens ne la quittent guère, et elle les bourre de nombreux aquarelles et croquis au crayon et à l’encre, griffonnés sur le motif. Criants de vie, conçus dans l’émotion de l’instant, ces travaux spontanés – paysages, scènes de rue, pêcheurs, paysans et artisans au travail – sont ensuite retravaillés à l’atelier. Dans ces dessins, qui seront souvent réintégrés à des livres avec le souci quasi ethnologique de rendre avec précision les modes de vie et les techniques ancestrales, se manifeste son amour pour les petites gens de ce pays, ses artisans talentueux, bijoutiers et tisserandes, céramistes et mosaïstes (Marcus Magonius, mosaïste à Carthage, Saliha Karoui, tisseuse à Kairouan, Ali Al-Andaloussi, céramiste à Tunis, Cérès-Déméter, 1988, 1990 & 1990 ; Attia Chouraqi, bijoutier à Mahdia, non paru), ses commerçants infatigables, ses vieux bergers solennels et ses jeunes pâtres rêveurs et poètes (Moktar le berger, texte de Michèle Lassoued, Père Castor-Flammarion, 1984), ses courageuses femmes qui luttent pour leur indépendance.



 





 
Ainsi, les mères aux costumes bariolés de Hergla ont-elles été saisies alors qu’elles youyoutaient de joie et de fierté à l’annonce des résultats de leur progéniture à l’entrée en 6e. Les xylographies qui ont été tirées de ces croquis ont gardé, malgré les contraintes techniques de la gravure, la fraîcheur et la vivacité de cette scène saisie sur le vif. En mémorialiste attentive, elle immortalise les instants privilégiés comme ce bivouac dans le désert ou le thé à la menthe dans l’ombre accueillante d’une forêt, saisis dans un carnet puis retraités vigoureusement en xylographie. Toutes ces gravures sont, à ce jour, restées inédites mais ont été exposées à deux reprises, en France et en Tunisie.
Souks et saveurs en Tunisie (Seuil jeunesse et Cérès, 2007) prend la forme d’un carnet de voyages focalisé sur les marchés, les petits commerces de bouche ambulants, toutes les épices et denrées alimentaires aux séduisants parfums, les fruits et légumes aux couleurs aguichantes... L’auteur, excellente cuisinière, à côté d’anecdotes savoureuses, nous fait le cadeau de nombreuses recettes. Un délice !



 





 
Mythes et paysages


Elle croque avec tendresse la colline de Sidi Bou Saïd et son célèbre « café des nattes », les paysages de la région de Kélibia, les maisons traditionnelles de Jerba la douce chère à Ulysse, les arbres pour lesquels elle manifeste une prédilection marquée : oliviers et eucalyptus, figuiers, palmiers, orangers et pommiers, et les transfère ensuite énergiquement sur le bois de fil, une technique traditionnelle, voire archaïque, alors peu usitée dans le livre d’enfant, devenue désormais élitiste par son côté artisanal, alors qu’elle avait permis autrefois les diffusions populaires par colportage. May Angeli s’y était perfectionnée à Urbino au début des années 1980. Le superbe Voisins de palmier (Thierry Magnier, 2004), décliné aussi en livre d’artiste avec une élégante mise sous coffret de Yuki Sakuraï et Pascal François, est une ode poétique et gourmande, esthétiquement très aboutie, au généreux dattier qui dispense les délicieuses « Deglet nour » faisant la fortune des oasis de Tozeur et Nefta, et à la faune qui l’habite.
 

Un carnet de dessins nous fait rencontrer Cherifa, la seule femme pêcheur bien connue sur le port de Sidi Bou Saïd, dans les lumières changeantes de la baie de Tunis fermée par les deux cornes si caractéristiques de Boukornine. Cette montagne sacrée, caressée d’un regard ébloui, et ces robustes scènes de pêche, donneront naissance à un livre exceptionnel qui transcende la banalité de l’inspiration première en s’interrogeant sur les motifs qui ont poussé Didon-Elissa, la princesse errante, à choisir ce site d’exception pour y fonder Carthage. Le texte conçu sous forme de dialogue, par son vocabulaire étendu et la subtilité de ses tournures, est d’une grande qualité littéraire. Les planches de l’album et du livre d’artiste Dis-moi (Le Sorbier, 1999) qui éclairent lyriquement cette question mythologique, sont elles aussi gravées sur bois.



 


Gravures de May Angeli pour le livre Dis-moi, Le Sorbier


 
Dans ses vues de Boukornine sous différents éclairages, à toutes les heures et saisons, audacieuses variations à la Monet sur un lieu aimé, l’influence est évidente des ukiyoé et en particulier de ceux d’Hokusai, dont elle avait parodié quelques estampes dans ses illustrations de Kipling, et plus encore des célèbres vues du Mont Fuji. A son amour des paysages, à l’inspiration des Villes invisibles d’Italo Calvino, s’ajoute sa connaissance approfondie de l’histoire et des légendes d’un vieux pays et son respect pour une culture trimillénaire qui a heureusement mélangé les apports successifs, même historiquement douloureux, aux héritages phéniciens, latins et berbères avec lesquels May Angeli vit, sans pédantisme aucun, en toute simplicité, en parfaite harmonie (Le Sorbier, 1999 et livre d’artiste avec coffret de Yuki Sakuraï & Pascal François).
 

12.11.15